jeudi 8 mars 2007

Benoît XVI, Manuel II Paléologue et Mahomet par Michel Kaplan (professeur à l’Université Paris I. Directeur du centre de recherches d’Histoire et civilisation byzantines et du Proche-Orient médiéval)


Le Pape Benoît XVI a récemment cru pouvoir citer l’opinion de l’empereur Manuel II Paléologue sur Mahomet dans une conférence qui a eu un certain retentissement. À ma connaissance, ni l’auteur du propos ni les nombreux commentateurs n’ont essayé de replacer la citation dans son contexte, ni d’interroger aucun byzantiniste, pas plus d’ailleurs que des spécialistes du monde musulman médiéval. Manuel II (1391-1425) mérite un brin de présentation : élevé dans les meilleures écoles de Constantinople, c’est un érudit qui connaît les controverses passées avec l’Islam. Lorsqu’il monte sur le trône, la situation de son empire est quasiment désespérée ; celui-ci est devenu tributaire du sultan ottoman et Manuel fut contraint de participer dès 1391 à un contingent de l’armée du sultan Bayezid ; dans les environs d’Ancyre (Ankara), il eut l’occasion de longs entretiens avec le vieillard lettré qui l’hébergeait, ce qu’il rédigea en 26 Dialogues avec un Perse, sans doute durant le long siège de Constantinople par Bayezid. Ce siège, commencé en 1394, ne fut vraiment levé qu’après la lourde défaite des Ottomans face aux Mongols en 1402 ; auparavant, Manuel, en 1399, avait pu s’échapper pour chercher de l’aide en Occident, nous y reviendrons.
Il convient donc de replacer l’appréciation de Manuel sur le Prophète à la fois dans le contexte très difficile d’une lutte où la survie de l’Empire est en jeu et dans une tradition de controverse contre l’Islam qui remonte au VIIe siècle et dont le premier orfèvre fut un ancien fonctionnaire chrétien du califat Umeyyade de Damas devenu moine en Palestine, Jean Damascène. Faut-il rappeler que, dès ce moment-là, l’empire arabo-musulman menaçait fortement un empire byzantin auquel il avait ôté ses plus beaux fleurons, la Syrie, la Palestine et l’Égypte ? Pour autant, la controverse qui se développe depuis lors, sans renoncer à dénoncer la fausseté de la religion musulmane, sait mettre l’accent sur des qualités de l’adversaire : une pratique réelle de l’aumône et donc une attention concrète aux pauvres et une faculté de mobilisation y compris en termes militaires que Byzance leur envie. Bref, c’est bien l’ennemi numéro un, mais il n’est pas dépourvu de qualités. L’épopée la plus célèbre de la littérature byzantine, Digénis Akritas, se forge d’ailleurs à la frontière arabo-byzantine. Digénis ("double origine") est le fils d’un émir arabe et de la fille d’un général byzantin et la première partie de l’épopée est le chant d’amour de ces deux êtres de confession en principe opposée. Bref, l’épopée traduit le rêve de l’impossible réconciliation.
Toutefois, le plus choquant dans l’utilisation par Benoît XVI de Manuel Paléologue est sans doute moins ce manque de contextualisation et cet oubli des nuances que l’impasse faite sur l’attitude de la chrétienté occidentale. En 1399, Manuel s’échappe de Constantinople pour chercher du secours en Occident. La papauté, entièrement prise dans les délices du Grand Schisme, est incapable de lui en fournir et la subordonne de toute façon à une soumission de l’église byzantine à la papauté que certains empereurs ont pu accepter par désespoir politique, mais que le clergé et la population refusent. Manuel sillonne les cours occidentales où sa prestance et sa culture impressionnent - il fit sauter sur ses genoux le futur Charles VII -, mais c’est la Guerre de Cent Ans et il ne reçoit que de bonnes paroles.
L’incompréhension entre Byzance et l’Occident est donc presque aussi grande qu’avec les Musulmans et cela remonte à une série d’évènements sur lesquels Benoît XVI est muet : les croisades. Or c’est la papauté qui a prêché la croisade, c’est-à-dire la guerre sainte, où il s’agit bien de tuer. Ce faisant, elle se fait chef de guerre, usurpant la place de l’Empereur aux yeux des Byzantins, habitués depuis près de cinq siècles à combattre les musulmans sous la conduite de celui-ci. Cette volonté du chef de l’église de se mettre à la place de celui qu’ils considèrent depuis Constantin comme le lieutenant de Dieu sur terre est incompréhensible pour les Byzantins, tout autant que la présence de prêtres sur le champ de bataille.
Le comportement des soldats croisés n’a pu que conforter cette méfiance, depuis les sévices pratiqués sur la route envers les populations chrétiennes jusqu’au refus de rendre à l’empereur les villes prises aux musulmans, comme Antioche. Le sommet fut atteint avec la quatrième croisade : en 1204, guidés par les Vénitiens à qui ils n’avaient pu payer leur passage en Palestine, les croisés prirent et mirent à sac Constantinople, massacrant une partie de la population, pillant les sanctuaires les plus saints pour s’emparer des plus insignes reliques. Certes, Innocent III, qui a monté la croisade, s’y était opposé, mais il a nommé presque immédiatement un patriarche latin. Bref, un Byzantin aurait pu retourner à Benoît XVI l’usage qu’il a fait des écrits de Manuel II.
Que des disciples de Mahomet aient usé de violence au nom du prophète à l’époque médiévale, personne n’en disconviendra ; mais, sur ce plan, les chrétiens ne le leur cédaient guère et la papauté n’y était pas pour rien.

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