Le 14 octobre dernier, j’ai participé à un colloque à l’Université de Tallinn en Estonie sur l’approche croisée de la mémoire en France et en Estonie (Histoire et politique. Usages et mésusages du passé, le programme est sur le site). Il m’a semblé utile de livrer ici quelques réflexions sur les échanges qui ont eu lieu.
- D’emblée il apparaît que le sujet pour beaucoup de nos collègues estoniens présents est avant tout un sujet pratique. Il s’agit pour eux, dans l’ensemble, de légitimer la construction de leur jeune état (indépendant de l’URSS depuis 1991). En ce sens la réflexivité pure ne les intéresse guère. La mémoire doit légitimer ou guider directement le présent. Ainsi, un collègue politiste, Raivo Vetik (Université de Tallinn), s’est indigné que Jacques Revel ne veuille pas tirer des « leçons » pour le présent estonien de sa communication (sur le point précis de savoir comment la vision de la mission civilisatrice de la France pouvait aider à cerner celle que s’est donnée la Russie).
- Dans cette volonté de développer une « conscience historique », la construction de la continuité avec la courte République d’Estonie de l’entre-deux-guerres (1920-1940) apparaît comme un enjeu de première importance. Ici cependant plusieurs communications (Magnus Ilmjärv, Université de Tallinn, Vello Pettai, Université de Tartu) ont fait cherché à interroger les mécanismes de mise en oeuvre discursive et juridique de cette continuité.
- Mais c’est la Russie qui a polarisé l’essentiel des débats : il s’agissait de comprendre comment elle a oppressé l’Estonie par le passé et comment la tenir à distance/ou pas aujourd’hui. Vetik s’est ainsi demandé dans sa communication si la Russie contemporaine devait des excuses à l’Estonie pour sa domination passée, tout en reconnaissant qu’il convenait de sortir de deux visions unilatérales de l’histoire commune.
- Plusieurs communications avaient dès lors une tournure directement militante anti-russe. Celle du responsable de la Commission internationale pour la recherche sur les Crimes contre l’humanité en Estonie, Toomas Hiio, a brossé un tableau de l’histoire estonienne contemporaine tout à la charge de la Russie, au point de considérer que lorsque les Allemands ont envahi l’Estonie (1941), ce fut à peine une occupation tant cette avancée libérait le pays des Russes. Ici se lisait une tendance déplaisante à relativiser les spécificités du nazisme au nom de la mise en avant de l’oppression soviétique. Dans la même veine, le linguiste et sémiologue Mihhail Lotman (Université de Tallinn) a disséqué des discours géographiques et géopolitiques russes sous un mode largement ironique de dénonciation de ses prétentions impérialistes.
Comme l’a noté Jean-Pierre Minaudier dans un commentaire en aparté, « l’idéologie » est un terme qui est réservé aux communistes.
Il est apparu que ces postures mémorielles semblaient à certains collègues estoniens difficiles à transmettre aux « étrangers » qui seraient ainsi incapables de saisir leur double rapport aux Allemands et à la Russie (sans doute car encore trop sensibles au mythe soviétique). Un journaliste estonien dans l’assistance est intervenu à deux reprises pour proposer un « moratoire » sur les questions historiques récentes controversées pour le pays, moratoire entendu comme la volonté de taire publiquement ces enjeux, le temps jugé nécessaire à meilleure compréhension des spécificités historiques estoniennes.
Ainsi la réflexivité sur les enjeux de mémoire apparaît-elle ici comme un luxe, dans un contexte de construction identitaire fragile, complexe ou incertain.
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