vendredi 9 mars 2007

« Ma parole ! » en réponse à Barbara Lefebvre par Laurence De Cock, professeure d’histoire-géographie au lycée Joliot Curie de Nanterre et formatrice à l’IUFM de Versailles

En réponse à l’article de Barbara Lefebvre dans Le Monde du 8 mars 2006 : « Des barbarismes à la barbarie ».


Dans un article du Monde du 8 mars 2006, Barbara Lefebvre 1 établit un lien direct entre les « barbarismes » énoncés en toute impunité à l’école par une catégorie des populations de nos banlieues et la barbarie des crimes dont ont été victimes Ilan Halimi et Sohane.
Que le langage soit porteur d’une dimension performative va de soi ; mais que l’on s’improvise linguiste pour user sans complexe et sans pudeur de citations bien choisies aux fins d’étayer simplement une thèse mensongère et infamante relève de l’imposture intellectuelle peu digne d’un enseignant. Du nouveau dans la réflexion : l’école, lieu de gestation de la barbarie ; l’école, terreau de la haine et plus particulièrement de l’homophobie et de l’antisémitisme... et poussons plus loin l’analyse de texte : qui seraient ces « petits tyrans », qui « prétendent respecter leurs mères et leurs soeurs » ? (La devinette est trop facile, je vous épargne la réponse). Ils sont meurtriers en puissance donc... et nous revoilà dans la stratégie d’amalgame si efficace pour perpétuer la thèse des « territoires perdus de la République » passés aux mains des adolescents maghrébins, islamistes en puissance, machistes et décérébrés. Il serait possible de répondre à ces affirmations haineuses par un va et vient de citations qui tendraient à faire contrepoids aux exemples paradigmatiques érigés par l’auteur : brandir de notre côté l’étendard des textes poétiques, des pièces de théâtre écrites et parfois jouées par des élèves ; des « p’tits motsd’amour » ramassés inopinément sous une table, des dessins... bref, de tous ces matériaux et souvenirs qui jonchent nos mémoires et notre quotidien de profs. Pourquoi pas également faire vibrer la corde du pathos : évoquer les larmes de nos élèves aux résultats des examens ; celles de leurs parents qui s’entendent dire que « leur enfant est intelligent »... mais brisons là... le procédé du donnant-donnant n’a aucune efficience face à ceux qui s’auto instituent hérauts d’une noble cause, au risque de piétiner sans aucun état d’âme toute une catégorie de population qui, précisément tentent de se dépêtrer de cette gluante stigmatisation.
Le couple « école/langage » peut-il être pensé comme origine de la barbarie potentielle des élèves ? Prétexter que l’école soit le « coeur fondamental de la sédimentation identitaire » est une jolie formule qu’on aurait apprécié voir développée. S’agit-il de prétendre ici que les territoires identitaires du cercle familial, du quartier ou des amitiés soient réduits à la portion congrue dans la quête identitaire des adolescents ? C’est attribuer à l’école un potentiel qui frise l’utopie et faire fi des nombreuses études sociologiques qui ont renouvelé ces dernières années la réflexion sur la construction identitaire des élèves, particulièrement lorsque ils sont héritiers de l’immigration 2. L’école est l’un des lieux de rencontre des différences. De par sa fonction éducative, elle se veut également le terrain d’apaisement des conflits passés au crible de l’intelligence critique. Prétendre que les acteurs éducatifs n’entendent plus rien à cette fonction régulatrice de l’école est profondément méprisant. Si sédimentation il y a, elle est à entendre non comme une superposition régulière de couches gentiment agencées par l’enseignant, mais comme une somme de résurgences, taches, réappropriations, transformations, gommages qui en font une identité « hybride » ou multiple au sein de laquelle la frontière entre « eux et nous » est mouvante, variable selon les situations, les territoires, les doutes, les humeurs... L’honnêteté intellectuelle appelle alors à préciser que dans ces « laboratoires de la haine » 3, la « tas-pé » devient rapidement très « ti-gen » et le « cé-fran » « mon frère ».
Qu’en est-il alors de ce langage qui « réduirait l’Autre à une chose », voire pire, le « déshumaniserait » ? Là encore, réduire l’utilisation du langage des jeunes de nos cités, quartiers, périphéries, marges... au choix... à de simples expressions grossières ou bestiales témoigne d’un aveuglement ou d’un refus de comprendre l’enjeu de l’utilisation des mots chez ces populations. A l’instar des dirty dozen (joutes verbales chez les afro-américans des ghettos noirs) 4 , les jets de mots souvent grossiers - quasi toujours manipulés, inventés, détournés - ne sont pas dé-contextualisable du lieu d’où ils sont énoncés et de la mise en scène dont ils procèdent. Ce n’est pas faire acte d’angélisme paternaliste que de prétendre cela, et cela n’enlève rien à la nécessité que nous avons de rectifier/corriger/sanctionner si besoin est. C’est simplement adopter un regard plus sociologique qu’idéologique, et admettre que les mots sont alors « déréalisés » ou « désubstantialisés » lorsqu’ils se placent sur le terrain de la « vanne » ou de la « tchatche ». En ce sens, notre devoir d’enseignant est plutôt de savoir à la fois se saisir des opportunités rhétoriques qu’offrent ces propensions à la réaction verbale immédiate (dans le domaine de l’argumentation, c’est une ressource de taille), tout en contribuant à re-sémantiser les mots. Que l’on ne nous accuse pas de dédramatiser l’utilisation/instrumentalisation volatile du mot juif qui est réelle dans certaines de nos écoles. Bien au contraire, s’il y a un travail à faire, c’est bien celui de redonner sens et épaisseur à ce mot ; seul ce travail préalable le fera disparaître de la sphère de la joute, mais vouer aux gémonies ceux qui le galvaudent ne participe de fait qu’à sa déréalisation plus avant.
Il nous faut certes réfléchir à cette question de l’altérité et à la façon dont elle est présentée dans nos programmes scolaires. Les récents débats sur la question coloniale en ont révélé l’acuité et l’urgence. Les « mémoires concurrentielles » qui se saisissent de ces questions alimentent également les frontières ethniques 5 et ont le mérite de pointer la nécessité aujourd’hui de repenser notre histoire selon des axes qui mobilisent beaucoup plus les thèmes de la rencontre, du contact (parfois très violent), et de la réciprocité au détriment d’une historiographie nationale quelque peu anachronique qui n’envisage souvent les autres civilisations que sous les angles des « âges d’or », ce qui sous-tend l’idée d’un imminent déclin. Comme l’écrit Patrick Chamoiseau, « Nous voulûmes préserver d’originelles puretés mais nous nous vîmes traversés les uns par les autres. L’Autre me change et je le change. Son contact m’anime et je l’anime. Et ces déboîtements nous offrent des angles de survie, et nous descellent et nous amplifient. Chaque autre devient une composante de moi tout en restant distinct. Je deviens ce que je suis dans mon appui ouvert sur l’Autre.  » 6 . Le fait que certains enseignants perpétuent ouvertement une forme manichéenne de rapport à l’autre par la réactivation du schéma de l’ennemi intérieur ne fait que conforter le malaise actuel ressenti par la profession face une indispensable éducation interculturelle. Penser sereinement le conflit, valoriser la posture du doute et l’exigence de diversité, telles sont les gageures à venir de notre système éducatif si l’on veut contrer ces velléités essentialistes qui ne laissent aucune place à l’ambivalence.
Pour ce faire, les populations scolaires de ces zones dites « prioritaires » doivent être préalablement reconnues comme membres à part entière d’une société plurielle et créolisée. Et puisque il n’y a pas que des mots orduriers qui sortent de leurs bouches, en guise d’illustration, je laisserai la parole pour finir à Yanis : « On n’est ni immigrés, ni émigrés, on est migrés » (lycéen à Montreuil, cité par Le Monde, 21 janvier 2006). Le sociologue de l’immigration Abdelmalek Sayad parlait, lui, de « double absence », preuve, s’il en est besoin, que parfois les terrains du langage et de la vie ne font qu’un.

Notes :


1. Co-auteur avec Emmanuel Brenner des Territoires perdus de la République, Mille et une nuits, Paris, 2002, et avec Eve Bonnard d’ Elèves sous influence, Audibert, 2005.
2. La liste est longue. En guise de sensibilisation au sujet, voir Françoise Lorcerie, L’Ecole et le défi ethnique, Education et intégration, INRP, 2003.
3. Formule de Barbara Lefebvre, Le Monde, 8 mars 2006.
4. Sur cette question, voir entre autres Christian Béthune, Le Rap : une esthétique hors la loi, Autrement, 2003.
5. Le terme étant ici à entendre au sens sociologique comme un principe d’organisation sociale qui fonctionne sur le mode de l’auto-attribution ou de l’attribution par d’autres à une catégorie de personnes.
6. Patrick Chamoiseau, Ecrire en pays dominé, Gallimard, Folio, 1997, p.223.

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