mardi 25 février 2020

Billet d'humeur : Le dossier (très secret) de l’affaire Dreyfus


Quelle heureuse surprise, cette indignation générale concernant les dernières restrictions dans l’accès aux archives publiques ! On se souvient qu’il y a 20 ans, lorsque Brigitte Lainé et Philippe Grand se voyaient sanctionnés pour atteinte au devoir de réserve et divulgation de documents non-communicables au nom du « secret défense » ou du « respect de la vie privée », ou des deux à la fois, j’ai oublié, ce sont déjà des collègues étrangers qui avaient réagi les premiers et sonné l’alarme. Cette fois, ils ont été aussitôt entendus[1], y compris par les plus fervents défenseurs de la législation sur les archives. C’est amusant d’ailleurs parce que chaque nouvelle loi (après celle de 1979, il y eût celle de 2008) est accueillie favorablement par notre corporation, dont certain.es n’ont pas de mots assez durs pour déplorer la précédente. Que ne se sont-elles/ils plaints auparavant ! Pourtant, hélas, l’esprit de la loi demeure, plus ou moins bien respecté selon les périodes et, surtout, les enjeux. Mais réjouissons-nous, ce n’est qu’un début et on doit se féliciter que la discussion se mène désormais non seulement chez les historiens, mais aussi chez les archivistes.
Ces derniers ne m’en voudront pas si le J’accuse de Polanski (honte à moi, mais c’est un autre débat…) m’a remis en mémoire la petite histoire suivante. Je m’étonnais que, dans le film, le fameux dossier contenant la « preuve » de la culpabilité du capitaine ne corresponde qu’à quelques papiers. Bien sûr, il était possible qu’il ne se soit pas agi de sa taille réelle, nous étions malgré tout dans la fiction et, qui plus est, le bordereau ne devait pas peser des tonnes. Il reste que moi, en tout cas, je l’avais tenu entre les mains ce dossier et vu bien plus épais lorsque j’avais enquêté en 1994 sur l’accès aux archives. En 1994, la période des 100 ans ayant été dépassée, j’avais voulu tester s’il me serait communiqué sans avoir à recourir à une demande de dérogation. La partie conservée au Service historique de l’armée (l’ancien SHAT) le fut. J’y trouvais une pièce plutôt cocasse attestant que le dossier avait été « perdu » puis retrouvé… en 1960. Il avait été mis de côté et oublié avec un autre dossier sensible, celui de l’affaire Stavisky. Ce qui signifie que pendant plus de 50 ans, personne n’avait pu consulter le célèbre document !
Les archivistes, c’est un peu comme les agents du renseignement. Une fois à la retraite, il arrive qu’ils parlent. C’est ainsi que j’ai appris qu’aux Archives nationales, qui possédaient une autre partie du dossier, le fonds concernant l’Affaire était alors entre les mains d’une dame au prénom royal et au nom à particule, issue d’une famille de militaires, qui laissait entendre ouvertement que ce capitaine n’était peut-être pas aussi innocent qu’on le disait. Certains de ses collègues riaient sous cape, mais cela ne choquait pas outre mesure et on la laissait dire. C’était il y a 25 ans et les mentalités ont sans aucun doute évolué depuis, mais je vous joins l’extrait d’Archives interdites, où je relatais cet épisode qui m’avait bien amusée[2].

Sonia Combe



[1] À l’origine du présent débat, la publication de la lettre ouverte de l’historien américain TerrencePeterson, adressée au gouvernement français.
[2] Sonia Combe, Archives interdites. L’histoire confisquée, Paris, La Découverte, 2010 (1e éd. 1994). Sur le « dossier secret », lire aussi : Pierre Gervais, Pauline Peretz et Pierre Stutin, Le dossier secret de l’affaire Dreyfus, Paris, Alma, 2012.

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