Au terme d’un véritable combat médiatique, les éditions Gallimard semblent avoir perdu la partie. Le communiqué d’Antoine Gallimard, annonçant à l’AFP que l’édition des pamphlets de Céline était ajournée, peut apparaître comme un aveu d’échec. On peut toutefois supposer que Gallimard considère avoir perdu une bataille, mais pas la guerre. Qu’il suspend, mais ne renonce pas, la nuance est de taille. Et qu’il s’agit là d’une stratégie dilatoire, destinée à laisser les passions se calmer. Comme si, malgré les salves des tribunes et des mises au point, rien, au fond, n’avait été entendu.

Est-ce à dire que lorsque l’opinion se sera un peu «apaisée», comme on dit d’un enfant qui s’endort après avoir fait son caprice, une édition orchestrée par un comité de «sages», historiens si possible, pourra avoir lieu ? La véritable question touche à la lecture de Bagatelles pour un massacre, des Beaux Draps ou de l’Ecole des cadavres. A l’effet qu’ils ont pu produire, qu’ils produisent encore sur le lecteur. La partition entre le lecteur éclairé, en mal d’une édition critique qui pose enfin les choses avec «sérénité», et le lecteur antisémite, qui a déjà accès aux pamphlets sur Internet et n’en a nullement besoin pour alimenter sa haine, nous apparaît simpliste. Il faut poser la question de façon radicale, dans la mesure où aucun lecteur, y compris le plus «éclairé», ne sort indemne d’une telle lecture. A moins de ne pas savoir, ou de ne pas lire.

Chaque phrase, chaque mot, est un appel au meurtre. Ainsi, dans Bagatelles pour un massacre, de ce portrait qui allie délire antisémite et racisme anti-Noirs, dont les Juifs sont pour Céline les descendants : «Tout de même, il suffit de regarder, d’un petit peu près, telle belle gueule de youtre bien typique, homme ou femme, de caractère, pour être fixé à jamais… Ces yeux qui épient, toujours faux à en blêmir… Ce sourire coincé… Ces babines qui relèvent : la hyène… Et puis, tout d’un coup, ce regard qui se laisse aller, lourd, plombé, abruti… Le sang du nègre qui passe…»
On pourrait citer cent autres passages pareillement fourbis à la haine la plus enragée. On sait bien que le jeu est pipé. Pour les commissaires politiques à l’esthétisation du texte, la puanteur des textes est le signe de sa performance. L’or et la boue, au rouet depuis Baudelaire… Singulière façon de sanctifier la littérature tout en criant haro sur la tyrannie du «politiquement correct», cette machine à banaliser l’abjection.

Mais a-t-on bien entendu cette violence meurtrière et, à chaque phrase, comme un «l’ai-je bien descendu ?» qu’il faut prendre ici à la lettre ? C’est que l’auteur est ingénieux, qui a lui-même orchestré sa propre légende d’auteur maudit, qui sait ce qu’énonciation veut dire, qui construit, par exemple, Bagatelles pour un massacre autour d’un pseudo-dialogue perversement orchestré entre Céline et un interlocuteur nommé «Gutman», ah le «bon homme», le brave Juif qui a le bon goût de laisser déblatérer son interlocuteur à longueur de page ! L’abjection est soigneusement pesée, soupesée.

C’est cette alliance de démesure dans l’invective et de ruse énonciative qui doit alerter, en ce qu’elle constitue une capture perverse, signant la défaite de tout appareil critique, si scrupuleux soit-il. Va-t-on mettre une note de bas de page au mot «youtre» ? Il ne s’agit pas de censurer. Mais bien de considérer que le lecteur se retrouve ligoté, fasciné, dans la mesure où la haine procure une jouissance abjecte qu’il est malaisé de regarder en face. Juste une phrase, dans l’Ecole des cadavres : «Luxez le juif au poteau ! y’a plus une seconde à perdre !» Et on nous parle encadrement, accompagnement «serein» ? Comme si ces mots ne résonnaient pas avec la résurgence actuelle de l’antisémitisme.

A l’heure où l’antisémitisme, tout comme le racisme, se voit ravalé au rang d’une opinion comme une autre, où certains assimilent à nouveau «juif» et «argent» et croient dur comme fer à une manipulation du monde par les Juifs, invoquer une lecture sereine, enfin «apaisée», des pamphlets, est rien moins qu’une manipulation grossière.

«Accompagner» la haine ? Encore faudrait-il pour cela que le lecteur soit en mesure d’analyser le dispositif d’identification perverse dans lequel le pamphlet vise à le piéger, et qu’au-delà, il soit en mesure de ressaisir sa propre haine comme réponse à un monde de plus en plus brutalisant où les pulsions se voient en quelque sorte renaturalisées. Encore faudrait-il qu’il soit en mesure de la ressaisir, donc, mais aussi de la surmonter. Rien n’est moins sûr.

Quant à savoir si l’école joue son rôle dans cet «accompagnement» (le mot est pourtant un mantra de la pédagogie), force est de répondre que non. Sur quel discernement prétend-on tabler lorsqu’un récent sujet de bac comportait, au rang des «personnages de roman repoussants», un portrait de Juif par Albert Cohen dont il eût fallu être bien cultivé pour évaluer la teneur d’autodérision ? Lorsqu’un corpus de bac de français consacré à la déshumanisation juxtaposait un extrait du Voyage au bout de la nuit consacré au travail à la chaîne dans les usines Ford, et… un extrait de Si c’est un homme, de Primo Levi, décrivant la sélection pour les chambres à gaz à Auschwitz ? Oui, on a bien lu : Céline et Primo Levi, même combat au regard de l’Education nationale !

De quelles armes critiques disposent les élèves face à pareilles confusions ? Telle est à nos yeux la question la plus urgente. Elle implique de rester vigilants : ajourner, suspendre, ne saurait être renoncer à publier.


Gisèle Berkman