dimanche 16 mars 2014

Luttes politiques et lutte symbolique dans l’espace public en Ukraine.

Par Eric Aunoble, Université de Genève.


Dans les événements qui agitent l’Ukraine depuis la fin de l’année dernière, les symboles et les références historiques sont des armes que les camps en présence utilisent autant que les gourdins et les armes à feu. Il a semblé intéressant d’en faire un début de catalogue à partir de photos et de vidéos de presse. Ces médias, publics, ont l’avantage de fournir une information accessible et relativement vérifiable (1). Surtout,ils donnent en images une idée de l’espace public tel qu’il a été configuré par le mouvement de contestation contre Ianoukovitch et par les mobilisations qui lui ont répondu depuis la fuite de ce dernier. Certes, les images ne disent rien ou pas grand chose du nombre de gens qui sont exaltés par tel ou tel symbole et encore moins du type de motivation à agir qu’ils y trouveraient. Néanmoins, même si ces représentations n’étaient le fruit de l’action que de petites minorités actives, force est de constater qu’elles ont occupé l’espace public et imposé des discours dans lesquels baignent la majorité, pas forcément passive, mais silencieuse parce que rendue muette.
Le passage en revue du panthéon et des appartenances promus dans les mobilisations sera le préalable à l’étude des formes d’activité politique. Pour finir, on s’interrogera sur la place de la gauche ukrainienne dans ces dispositifs.

1.     « Gloire aux héros »

Le slogan le plus repris sur la place de l’Indépendance (Maïdan Nézalejnosti) à Kiev est sans conteste le « Gloire à l’Ukraine » lancé de la scène, auquel la foule répondait « Gloire aux héros », dans un rituel immuable. L’origine de la formule remonte à l’OUN (Organisation des nationalistes ukrainiens), tendance Bandera. À son deuxième congrès en 1941, elle prescrivait d’accompagner ce cri en levant le bras droit « légèrement vers la droite, légèrement au dessus de la tête »(1) à l’imitation du salut nazi. Le slogan devient celui de l’UPA, l’Armée insurrectionnelle ukrainienne, créée quelques mois plus tard.



1.1.   Héros et anti-héros

Il n’est donc pas étonnant que Stepan Bandera ait été visible sur le Maïdan, mais il n’est pas étonnant non plus que ce soit la presse pro-russe qui ait photographié l’apparition de son portrait vers le 15 janvier. En effet, le personnage fait polémique.




Il fut emprisonné par les Polonais de 1931 à 1939 puis par les Allemands de 1941 à 1944 et enfin assassiné par le KGB en 1959 à cause de sa lutte pour créer un État ukrainien. 
C’est un héros et un martyr pour les nationalistes ukrainiens (2)

Inspiré par le « nationalisme intégral » de Dmytro Dontsov, Bandera fut l’organisateur d’attentats sanglants dans les années 1930. Il fut aussi l’instigateur de l’UPA, Armée insurrectionnelle ukrainienne. Largement formée d’ex-policiers supplétifs des nazis, qui furent les petites mains de la shoah, cette UPA se rendra responsable de massacres en masse de Polonais en Volynie en 1943.

Stepan Bandera peut aussi à bon droit être présenté comme un terroriste et un fasciste (3) . Bandera constitue donc un repoussoir efficace pour ceux qu’effraie le nationalisme radical : les anti-maïdan désignent uniformément leurs adversaires comme des bandéristes.

Mais le panthéon du Maïdan ne se réduit pas à cette figure guerrière controversée. On y trouve aussi des poètes.
Chevtchenko, le poète national célébré autant à l’époque soviétique que depuis l’Indépendance, trônait comme une icône sur la scène au centre du Maïdan.








On pouvait aussi reconnaître sur la place le portrait de Vassyl Stous, poète et dissident inflexible, mort dans un camp soviétique en 1985. 




En contrepoint de ces héros, les figures du communisme représentent l’ennemi. La destruction des monuments soviétiques a néanmoins un double sens.






Pour de nombreux jeunes, elle signifie juste une rupture avec le passé, essentiellement celui du régime de Ianoukovitch, allégrement assimilé au régime soviétique des parents et des grands parents.
Pour les nationalistes, c’est la poursuite de la longue guerre engagée dès les années 1920-1930 contre le bolchevisme, en tant qu’idéologie incompatible avec l’affirmation de la nation ukrainienne.
Dans ce cadre, la figure de Lénine est particulièrement clivante. Son rôle de totem soviétique (les jeunes mariés se faisaient photographier devant ses statues) en fait un marqueur générationnel, aimé surtout des anciens. Idéologue communiste et créateur du régime soviétique, c’est l’homme à abattre pour les nationalistes ukrainiens .


Pour d’autres, qui veulent défendre son effigie, c’est toujours le fondateur d’un État stable et unifié, disparu en 1991.



1.2.   Drapeaux et appartenances



L’influence croissante de l’extrême-droite nationaliste peut se mesurer dans l’usage des drapeaux. La protestation contre la rupture des négociations avec l’Union européenne a commencé avec le drapeau national bleu et jaune couplé au drapeau de l’UE. Les emblèmes des partis de l’opposition et surtout les drapeaux locaux ont ensuite marqué l’espace des barricades.

  


Néanmoins, c’est le drapeau rouge et noir qui s’est imposé comme le symbole d’une opposition irréductible à Ianoukovitch. Hérité une fois de plus de l’OUN des années 1930-1940, il se retrouve dans les attributs des groupes les plus extrémistes, le Congrès des nationalistes ukrainiens (KUN) et surtout Secteur de droite (Pravy Sektor) dirigé par Iaroch. Cette dernière organisation semble avoir eu un rôle moteur dans les groupes d’autodéfense du maïdan, lesquels ont pris à plusieurs reprises l’initiative politique d’aller à l’affrontement alors que l’opposition parlementaire voulait temporiser. Bien que faisant partie de l’opposition parlementaire (38 députés et 10 % des voix en 2012), le parti Svoboda (« Liberté ») se revendique de la même idéologie et des mêmes filiations (4)







Cela explique le poids de cette extrême-droite nationaliste dans le nouveau gouvernement (près d’un tiers des portefeuilles) (5) :
Oleksandr Sytch, vice premier-ministre, ex dirigeant des scouts nationalistes Plast, ex-membre du Congrès des nationalistes Ukrainien (KUN), vice-président de Svoboda.
Andriï Mokhnyk, ministre de l’écologie ; victime de Tchernobyl ; membre de la direction de Svoboda.
Oleksandr Myrnyï, ministre de l’agriculture, membre de la direction de Svoboda.
Oleh Makhnitsky, procureur général, membre de Svoboda.
Andriï Parubiï, secrétaire du Conseil de sécurité national ; organisateur des groupes d’autodéfense du Maïdan ; cofondateur en 1991 du Parti Social-National d’Ukraine (SNPU) qui deviendra Svoboda en 2004.
Dmytro Iaroch, adjoint de Parubiï au Conseil de sécurité national ; ancien membre du Roukh, mouvement national démocrate créé pendant la perestroïka ; dirigeant de Tryzub im. S. Bandery (le Trident – Bandera), qui organise des camps d’entraînements paramilitaires pour ses militants ; créateur et animateur de Pravy Sektor (Secteur de droite).
Serhiï Kvit, ministre de l’Éducation ; recteur de l’université privée Kiev-Mohyla (où il a interdit la conférence d’un historien allemand sur Bandera) ; ex-membre de Tryzub. (6)
Tetiana Tchornovol, dirigeante du bureau anti-corruption ; journaliste anti-corruption battue le 25 décembre 2013 par des nervis du régime Ianoukovitch, elle était proche de l’UNA-UNSO (Assemblée nationale ukrainienne – Autodéfense ukrainienne, dirigée par le fils d’un compagnon de Bandera) dans les années 90 mais s’en est éloignée car elle lui reprochait d’avoir cherché un compromis avec le pouvoir.

Dans le camp des anti-maïdan, les symboles – évidemment très différents – ressortent néanmoins du même imaginaire nationaliste, passéiste et militariste



Pour le nationalisme, le drapeau de la république autonome de Crimée bleu-blanc-rouge ou le drapeau russe blanc-bleu-rouge ; pour le passéisme militariste, les drapeaux de la marine soviétique (marqué de l’étoile rouge et de la faucille et du marteau) et celui de la marine impériale (la croix de St André) repris par la marine russe après la fin de l’URSS. Certains privilégient même le drapeau de la Russie tsariste noir-jaune-rouge, frappé du visage du dernier des Romanov. Dans tous les cas, c’est le passé guerrier de la Crimée qui est rappelé (contre les Franco-Turcs, 1854-1855 ; contre les Allemands, 1941-1944).


Néanmoins, le signe de ralliement des « pro-russes » est surtout le ruban de St Georges, rayé orange et noir




Décoration dans l’armée impériale, il a été repris par Staline pour la médaille des vainqueurs de 1945. Sous Poutine, il est devenu le symbole des cérémonies de la Victoire les 9 mai. Au-delà, il est le signe du nouveau patriotisme russe, habilement confondu avec l’antifasciste.



La proximité des univers mentaux des deux camps peut parfois se traduire par des collisions symboliques. Ainsi, les cosaques sont à la fois un symbole de l’identité ukrainienne et une composante de la mémoire militaire russe. On a donc pu voir à la télévision des cosaques défendant l’Ukraine sur le Maïdan (7) et des cosaques défendant la Russie en Crimée.




Dans ces luttes d’influences, les premiers occupants de la Crimée, les Tatars, tentent aussi de se faire entendre. Russifiés au XIXe s., déportés par Staline en 1944 sous l’accusation collective de collaboration(8), ils sont le dernier peuple puni à être autorisé à rentrer sur ses terres... en 1989. Ils y trouvent des Russes installés depuis plus de 40 ans. C’est pourquoi leur organisation communautaire, le Medjlis, cherche la protection des nouvelles autorités ukrainiennes. Le 26 février, les manifestants tatars de Simféropol brandissaient le drapeau ukrainien au côté du leur, drapeau bleu avec un tamga jaune (sceau turco-mongol ancien).



Ce drapeau avait été levé pour la première fois par l’assemblée tatare en février 1917, juste après la chute du tsarisme.


2.     Formes de lutte.

2.1.   Les vieux habits d’une jeune démocratie.

Le mouvement du Maïdan a frappé par ses pratiques politiques. Après la chute de Ianoukovitch, la présentation du nouveau cabinet ministériel devant l’assemblée populaire a été vu comme un exercice de démocratie directe . Le nouveau Premier ministre a d’ailleurs été hué d’emblée. Auparavant, les manifestants avaient déjà exprimé à plusieurs reprises leur défiance envers les partis politiques de l’opposition parlementaire.




Néanmoins, la forme de ces assemblées populaires n’en assume pas le caractère novateur, voire subversif. Il s’intitule vitché du nom des assemblées urbaines médiévales. Inauguré le 8 décembre 2013 devant des centaines de milliers de personnes, il s’ouvre toujours par une prière.
L’appellation de vitché renvoie à la Rous, l’État kiévien des IX-XIIIes s. Ville florissante, berceau du christianisme à l’est de l’Europe, la Kiev médiévale est disputée entre l’Ukraine et la Russie qui, chacune, la présentent rétrospectivement comme l’origine de leur État et de leur nation.



Mais outre que le vitché était une assemblée d’ordres assez peu démocratique, c’était une institution bien moins développée à Kiev qu’elle ne l’était en Russie du nord, comme à Novgorod ou à Pskov (9).



Du côté des anti-maïdan, la conception de la démocratie a beaucoup évolué ces derniers temps. Tant que Ianoukovitch s’accrochait au pouvoir, ses partisans se réclamaient de la légitimité de la démocratie représentative (président régulièrement élu, appuyé sur une majorité parlementaire à la Rada, le parlement). Après la chute de leur champion, ils ont tenté d’arrêter la déferlante en organisant à Kharkov un « congrès des députés et représentants du pouvoir des région sud-est »  « contre la montée du fascisme ». La tentative ayant fait long-feu après la fuite de ses initiateurs, on les voit aujourd’hui convertis eux aussi à la démocratie directe : proclamation d’un éphémère « gouverneur du peuple » à Donetsk ; organisation d’un referendum en Crimée sur la rattachement à la Russie



2.2.   « À genoux ! » : le rapport à l’adversaire.

La folle semaine qui a suivi les tirs contre les contestataires du Maïdan (68 morts du 18 au 21 février) et la fuite de Ianoukovitch a vu se multiplier les rituels d’humiliations contre les représentants de l’ancien régime.
Le 19 février, à Lutsk, le gouverneur de Volynie est menotté et mis à terre sur scène. 


À Lviv, le 24 février, les Berkut (membres de la police anti-émeute) doivent se mettre à genoux sur scène et demander pardon (10).



Le 22 février, à Tchop, à la frontière hongroise, le chef de la douane avait été mis au pilori. Il avait avoué avoir perçu pour plusieurs millions de pots de vin.

La véracité de ses propos n’est pas à mettre en doute. Le passage de cette frontière était effectivement dangereux et, celui à qui les douaniers ne demandaient pas d’argent, pouvait être dénoncé par ces derniers à des bandits qui venait détrousser le voyageur précisément des objets de valeur qu’il avait déclaré...
L’arrestation et l’interrogatoire du douanier corrompu est mené par des militants d’extrême droite, se réclamant de Pravy Sektor (11).


De la chasse aux corrompus et aux suppôts de l’ancien régime à l’intimidation des opposants, il n’y a qu’un pas, surtout dans un pays qui s’est doté d’un « comité de lustration » (épuration) auprès du nouveau gouvernement. Le 5 mars 2014, à Vassylkiv, près de Kiev, un commando se réclamant de Pravy Sektor a investi le conseil municipal (12)  pour « inciter » les membres du parti de Ianoukovitch à quitter leur parti et à « rendre tout ce qu’ils ont volé ». 



On reconnaît un symbole néo-nazi (le logo de l’ancêtre de Svoboda d’ailleurs) sur le sweat-shirt d’un militant  et on remarque que plusieurs d’entre eux son habillés en rouge et noir . Le jeune sur la gauche de l’image s’est rasé les côtés de la tête en laissant une longue mèche sur le dessus : c’est le khokhol ou tchoub des cosaques ukrainiens.






L’usage de la force contre les contradicteurs n’est pas l’apanage du camp nationaliste ukrainien. À Kharkov, la grande métropole du nord-est du pays, après la fuite du maire et du gouverneur, deux jours de vacance du pouvoir avaient vu les pro-maïdan menacer la statue de Lénine et occuper le bâtiment de l’administration régionale. Le retour du maire a été synonyme de mobilisation des anti-maïdan. Elle a culminé le 1er mars par l’attaque de l’administration régionale. Les occupants pro-maïdan – des étudiants et des intellectuels (dont l’écrivain Serhiy Jadan) – sont sortis au milieu d’une haie de nervis arborant le ruban de St Georges, et sont obligés de se mettre à genoux. Finalement, les pro-maïdan furent parqués sur une scène, agenouillés sous les invectives, les horions et... une icône de la Vierge (13).




Il faut noter que la presse locale pro-maïdan a affirmé que les nervis venaient de Russie alors que, d’après nos informations, on reconnaît sur les images des moniteurs de sports de combat et des anciens d’Afghanistan connus en ville. Inversement, la chaîne russe NTV a présenté les occupants comme des fascistes et des drogués, pour beaucoup venus de Kiev (14)

S’il faut chercher un antécédent historique à la situation actuelle, la profusion de symboles religieux et la volonté d’humilier l’adversaire (15) ferait plutôt penser aux périodes de réaction que l’empire russe a connu à la fin du XIXe et au début du XXe siècle et particulièrement aux « Cent-noirs » qui faisaient régner la terreur en manifestant avec drapeau national, icône et portrait du souverain en tête.



Il faut toutefois noter l’absence d’attaques publiques et institutionnelles contre les Juifs pendant les récents événements. Du côté pro-russe, le long monopole du nationalisme ukrainien sur l’antisémitisme a eu depuis 1991 un effet inhibiteur. Quant à Svoboda et Pravy sektor, ils ont récemment multiplié les dénégations d’antisémitisme et les déclarations de tolérance envers les minorités nationales (16). Sans doute faut-il y voir l’effet du « choix européen » qui nécessite bien quelques concessions. Cela donne également quelque vraisemblance à la politique d’union nationale défendue par ces courants. Il faut pourtant se souvenir qu’en décembre 2012 encore, un député de Svoboda avait qualifié publiquement l’actrice d’origine odessite Mila Kunis de « jydovka » (youpine) lui déniant par là même la qualité d’Ukrainienne (17)

3.     Et la « gauche » ?
Face à ces montées de fièvre chauvine, on pourrait attendre de la gauche un discours différent. Disons d’abord qu’à l’exception de groupuscules de type « Black Bloc » (18), elle n’a pas pu s’exprimer sur le Maïdan : des syndicalistes indépendants et des militants LGBT ont appris à leur dépens qu’ils n’avaient pas leur place au cœur de la contestation (19).

3.1.   Du « patriotisme soviétique » au nationalisme russe.

En Ukraine, la seule force de gauche visible nationalement reste le Parti communiste ukrainien, issu de la branche locale du PC de l’URSS, parti unique jusqu’en 1991. Porté par un électorat plutôt âgé qui défend le modèle soviétique, il mélange l’expression de revendications sociales avec celle de la nostalgie de la grande puissance qu’était l’URSS. Ainsi, il a rassemblé jusqu’à 25 % des voix (1998). Les années 2000 l’ont vu passer sous la barre des 5 % avant une remontée à 13 % en 2012. Il se caractérise par un positionnement complaisant vis-à-vis du pouvoir quand il est lié à l’ancienne nomenklatoura. Ainsi, il a par deux fois conclu une alliance avec le Parti des régions de Ianoukovitch (en 2006 et 2010). C’est pourquoi ses professions de foi antifascistes peuvent ne pas sembler sincères. De plus, elles sont teintées d’un nationalisme local, valorisant l’est, industriel et russophone, contre l’ouest ukrainophone moins développé, considéré comme uniformément nationaliste. 


De la prise en compte du sentiment des russophones, les communistes ukrainiens glissent vers le nationalisme russe dans la forme paternaliste et panslaviste que lui avait imprimée Staline pendant la Seconde guerre mondiale. Ainsi, en réponse à l’une des premières mesures du nouveau pouvoir, remettant en cause le statut du russe accordé par Ianoukovitch en 2012, une responsable du PC à Kharkov, Alla Aleksandrovskaïa, déclarait le 1er mars 2014 :





« Ici, à Kharkov, vivent des gens de différentes nationalités. Chacun parle la langue qu’il considère comme sa langue natale. Pour certains d’entre nous, c’est le russe. Pour d’autres, c’est à la fois le russe et l’ukrainien. Mais quand nous voulons nous comprendre entre nous, nous parlons russe. Cette langue nous unit, comme nous unit la culture russe qui est une. En nous privant du droit de parler russe, on nous prive du droit d’être ce que nous voulons être ; on nous prive de nos racines culturelles, on nous prive de notre esprit slave. » (20)

3.2.   L’ombre d’autres confrontations.

Avec la référence omniprésente au fascisme, la « gauche » réactive la mémoire de la seconde guerre mondiale et lit la situation actuelle comme une attaque des héritiers des collabos. C’est particulièrement sensible à la gauche du PC, dans la mouvance néo-stalinienne.





On ne trouve pas de références aux mouvements sociaux dans le répertoire de la gauche ukrainienne. La révolution de 1917 semble ainsi particulièrement difficile à intégrer dans les représentations. La tentative du groupe Borotba (La Lutte) en ce sens découvre en effet un réseau de contradictions : le groupe prend position dans la crise en s’exprimant contre la guerre civile ; le jour de la fête de l’Armée rouge (23 février), ses militants déploient à Donetsk une banderole qui valorise les créateurs de cette armée pendant la guerre civile de 1917-1920 ; c’est en même temps un hommage à l’héritage militaire soviétique, mais qui mélange des figures staliniennes comme Vorochilov ou Chtchors avec celle de Trotsky ; enfin, la banderole est en ukrainien dans un bastion russophone et elle vante une identité de gauche mais clairement ukrainienne. On peut douter que qui que ce soit, ukrainophone ou russophone, vieux soviétique ou jeune gauchiste, se retrouve dans cet amalgame..




On comprend pourquoi que le champ est libre pour les forces nationalistes qui semblent incarner seules les mobilisations populaires de rue de façon cohérente.
* * *
Si un spectre hante aujourd’hui l’Europe, c’est bien celui du nationalisme.
On a vu à quel point les références qui saturent l’espace public puisent leur source dans des mythologies nationales, qu’elles soient ukrainienne, russe ou soviétique. Avec l’exacerbation des tensions politiques, ces mythes sont réactivés sur un mode agressif et légitiment des comportements violents et coercitifs.
Il faut y voir le résultat d’un débat politique mené depuis 1991 en réaction contre les valeurs promues par le régime soviétique, y compris les plus universellement humanistes. Les politiques éducatives qui ont toutes mis en avant « l’idée nationale » sont également responsables. Quelles que furent les orientations des différents présidents ukrainiens et de leurs ministres, la construction nationale ukrainienne est restée au centre des programmes, réduisant les apports des peuples voisins et des « minorités » à la portion congrue (21).
Même si cela peut évoluer, il y a peu de chances que cela change radicalement dans la situation actuelle. Ainsi lisait-on récemment dans le journal Den (n°42 du 7 mars), sous une plume libérale et multiculturaliste :
« À mon avis, une propagande historique adéquate est nécessaire à la télévision ukrainienne. (…) La télévision russe offre, par exemple, une grande quantité de projets télégéniques qui, même sous une forme simpliste, (…) offrent des réponses « toutes faites » aux principales questions du public et forment ses représentations du passé. Une simple imitation ne serait pas possible et surtout pas souhaitable [en Ukraine. …] L’apaisement est impossible sans compromis, et, à cette fin, il faudra se défaire d’une série de clichés « ultra-patriotiques » simplistes. Le bénéfice en sera d’ailleurs de neutraliser la propagande ennemie qui cherche à entretenir et à aggraver les divisions dans la société [ukrainienne]. En un mot, si nous voulons conserver une Ukraine unie, les hommes politiques, les historiens et les hommes de télévision ont encore beaucoup de travail devant eux. » (22)


Oleksa Gaïvoronsky, écrivain, historien et producteur de l’émission « En visitant la Crimée »

La tâche serait encore plus grande pour des historiens qui ne concevraient pas leur travail comme l’écriture d’une nouvelle page d’un roman national à mettre en concurrence avec celui du voisin.



Quelques lectures complémentaires en français :

Dominique Arel, « La face cachée de la Révolution orange : l'Ukraine et le déni de son problème régional », Revue d’études comparatives Est-Ouest. Volume 37, 2006, N°4. pp. 11-48.
Emmanuelle Armandon, « La Crimée : un territoire en voie d'« ukrainisation » ? », Revue d’études comparatives Est-Ouest. Volume 37, 2006, N°4. pp. 49-80.
Emmanuelle Armandon, La Crimée entre Russie et Ukraine – Un conflit qui n’a pas eu lieu, Bruxelles, De Boeck – Bruylant, Collection « Voisinages européens », 2012 ; 379 p.
Pascal Bonnard, « Ukraine : Enjeux du débat sur le statut de la langue russe », Le Courrier des pays de l'Est, 2007/2 (n° 1060), pp. 87-98.
Alexandra Goujon, Révolutions politiques et identitaires en Ukraine et en Biélorussie, 1988-2008, Paris, Belin, 2009 ; 267 p.
Olha Ostriitchouk Zazulya, « Des victimes du stalinisme à la nation victime. De la commémoration en Ukraine (1989-2007) », Le Débat, 2009/3 n° 155, p. 141-151
Olha Ostriitchouk Zazulya, « Le conflit identitaire à travers les rhétoriques concurrentes en Ukraine post-soviétique », Autrepart, 2008/4 n° 48, p. 59-72.
Olha Ostriitchouk Zazulya, Deux mémoires pour une identité en Ukraine post-soviétique, Thèse (Ph. D.), Québec, Université Laval, 2010 [www.theses.ulaval.ca/2010/27430/27430.pdf].

Littérature :
Andreï Kourkov, Le Caméléon, Paris, Le Seuil « Points », 2004.
Serhiy Jadan, La Route du Donbass, Paris, Éditions Noir sur Blanc, 2013.

Bandes dessinées :
Arno (dessins), José-Louis Bocquet (dessins), Kriegsspiel, Sèvres, La Sirène, 1992 ; 88 p. [Sur la période 1943-1948 et l’UPA].
Igort, Les cahiers ukrainiens : mémoires du temps de l'URSS [un récit-témoignage traduit de l'italien], [Paris], Futuropolis, 2010 ; 171 p. [une vision conforme à l’historiographie nationaliste].




[1] Per A. Rudling, « The OUN, the UPA and the Holocaust: A Study in the Manufacturing of Historical Myths », The Carl Beck Papers in Russian & East European Studies, No. 2107, November 2011, p. 51, n. 133.
[2] Delphine Bechtel, « Les nouveaux héros nationaux en Ukraine occidentale depuis 1991 », in Le Retour des héros : La reconstruction des mythologies nationales à l’heure du post-communisme, dir. Korine Amacher et Leonid Heller, Genève, Université de Genève (Publications de l’Institut européen de Genève 6), 2010, p. 53-67.
[3] John‐Paul Himka, « The Organization of Ukrainian Nationalists, the Ukrainian Police, and the Holocaust », Seventh Annual Danyliw Research Seminar on Contemporary Ukraine, 2011. John‐Paul Himka, « The Ukrainian Insurgent Army and the Holocaust », Convention of the American Association for the Advancement of Slavic Studies, Boston, 2009. Timothy Snyder, «The Causes of Ukrainian-Polish Ethnic Cleansing, 1943», Past and Present, n°179 (2003), p. 197-234.
[4] Voir le blog de son leader, Oleh Tiahnybok, http://blogs.pravda.com.ua/authors/tiahnybok/4acb086869718/. Le programme du parti s’appuie sur la proclamation d’indépendance faite par les nationalistes le 30 juin 1941 (sous occupation nazie) et propose entre autres d’indiquer la nationalité (ethnique) sur le passeport des citoyens ukrainiens http://www.svoboda.org.ua/pro_partiyu/prohrama/ (accessible en copie par le moteur Yandex).
[5] Réalisé d’après les notices biographiques du Wikipedia ukrainien. L’autre poids lourd du gouvernement est le parti Batkivchtchina (La Patrie) de Ioulia Timochenko, décrit comme libéral économiquement et conservateur politiquement. Pour le reste, beaucoup de ministres sont issus des milieux d’affaires, publics ou privés.
[7] Les groupes d’autodéfense de la Place étaient d’ailleurs baptisés sotnia, du nom des unités cosaques.
[8] Andriy Portnov, « La mémoire de la seconde guerre mondiale en Ukraine : quelques réflexions sur le pluralisme postsoviétique », in Histoire et mémoire dans l'espace postsoviétique : le passé qui encombre, dir. K. Amacher & W. Berelowitch, Louvain-la-Neuve, Academia-L'Harmattan, 2013, pp. 139-140.
[9] Lev Okinshevych, « Viche », Encyclopedia of Ukraine, vol. 5, Toronto University Press, 1993.
[10] Lutsk, source Russia Today, confirmé par le journal ukrainien Den (http://m.day.kiev.ua/ru/news/190214-v-lucke-na-scene-evromaydana-prikovali-naruchnikami-predsedatelya-volynskoy-oga). Pour Lviv, source Reuters.
La volonté de mettre à genoux les Berkout est sans doute un écho à la première tentative de répression sur le Maïdan, le 30 novembre 2013. Une vidéo avait montré un policier mettant à terre un manifestant en lui criant « à genoux, racaille! » (Andrei Portnov« Ukrainskaia “evrorevoliutsiia”: khronologiia i interpretatsii »,  Forum noveishei vostochnoevropeiskoi istorii i kul'tury, vol. 10, no. 2, 2013, p. 41
http://www1.ku-eichstaett.de/ZIMOS/forum/docs/forumruss20/04Portnov.pdf).
[15] On entend de nouveau crier « À genoux » sur les terribles images de Donetsk du 13 mars 2014 : http://www.pravda.com.ua/news/2014/03/14/7018762/.
[18] Tat'iana Bezruk, « Po odnu storonu barrikad: nabliudeniia o radikal'nykh pravykh i levykh na kievskom Evromaidane »,  Forum noveishei vostochnoevropeiskoi istorii i kul'tury, vol. 10, no. 2, 2013, p. 90-96, http://www1.ku-eichstaett.de/ZIMOS/forum/docs/forumruss20/09Tatiana.pdf.
[19] Dans l’interview d’un militant d’extrême-gauche ukrainien, on peut lire comment les uns et les autres ont été agressés par l’extrême-droite (traduit en français) : http://dndf.org/?p=13324. Voir également en russe http://versii.com/news/294804/ еt http://socialismkz.info/?p=10188.
[21] Voir Nataliya Borys, Les manuels scolaires ukrainiens en question(s) (1991-2012), mémoire en Etudes européennes, Université de Genève, 2013, pp. 44-63.





[1] La provenance des photos est souvent indiquée par le siglage (magazine Kommentarii, www.comments.ua ; agence de presse de Crimée...). Les sites ont été consultés entre le 1er et le 13 mars.