samedi 28 novembre 2015

Usage et portée des symboles nationaux pour le 13 novembre : histoire d'une ambivalence par O. Le Trocquer

Après les attentats du 13 novembre, dont les morts ont été salués dans le monde entier par l'usage des trois couleurs nationales, affichées ou projetées sur les monuments officiels ou touristiques, beaucoup aujourd'hui s'étonnent du fait que le drapeau tricolore ne soit pas un symbole fréquemment utilisé et repris par tout un chacun en France. De même que la Marseillaise, dont le texte est souvent décrié. La désuétude dans laquelle le drapeau et l'hymne national sont en partie tombés n'est pas sans explication, ni sans histoire. Si l'usage du drapeau, si la pratique de la Marseillaise nous semblent fréquemment associés au Front national depuis un certain nombre d'années, en dehors des cérémonies officielles et des enceintes sportives, c'est bien qu'ils ont changé de sens, ou de connotation, et qu'il n'y a pas de savoir historique qui permette de stabiliser la signification d'un symbole et de fixer le sens de l'émotion positive ou négative qui y est associée. En revanche, il existe une histoire de la désaffection relative du drapeau et de la Marseillaise

Si le drapeau renvoie si facilement dans nos esprits au FN, ce n'est pas seulement parce que ce parti a entrepris de le récupérer depuis le milieu des années 1970. Celui-ci a fait ce choix parce que la signification du drapeau tricolore a été fortement marquée par les guerres anti-décolonisation que la France a livrées dès 1945 contre le Vietminh de Ho-Chi-Minh et contre le mouvement indépendantiste algérien (répression des manifestations de Sétif de mai 1945). Ces guerres se sont terminées par des défaites : celle de Dien Bien Phu en 1954, qui marque la fin de la guerre d'Indochine ; les Accords d'Évian de 1962 entre le pouvoir gaulliste et le FLN qui marquent la fin de la guerre d'Algérie recommencée en 1954 et la perte de la plus vieille colonie française d'Afrique – le choix même du sigle FN est très probablement un choix anti-FLN. Ces guerres ont été menées au nom de la patrie/nation, pour garder dans le territoire français ces conquêtes coloniales du XIXe siècle, et au nom de la lutte contre la "subversion" communiste, dans le contexte de la Guerre froide. Le drapeau français leur a été associé, de même qu'il a été associé à ces défaites. 

Cela a fortement contribué à effacer le souvenir de la signification libératrice du drapeau, dont la dernière émergence massive remonte à la Libération de 1944. C'est aussi cela qui a progressivement restreint son usage dans les cortèges et qui a permis son instrumentalisation par le Front national, parti créé par des nostalgiques de l'Empire colonial français, et dont le fondateur Jean-Marie Le Pen, a lui-même participé à la guerre d'Algérie. Si l'on ajoute le fait que c'est la droite qui a gouverné sans interruption entre 1958 et 1981, période à laquelle on peut adjoindre le basculement à droite pro-Algérie française de la SFIO de Guy Mollet dès 1956 – pour aller vite – cela constitue une marque très durable de l'usage politique et public du drapeau tricolore. 

Cela explique en partie le fait que la contestation du pouvoir gaulliste se soit faite avec le drapeau rouge en 1968, drapeau de la République démocratique et sociale au XIXe siècle, drapeau révolutionnaire qui fut celui de la Commune de Paris et de plusieurs Communes de province, devenu le drapeau des socialismes puis des communismes et de l'extrême-gauche. Alors qu'en 1936, au moment du Front populaire, drapeau tricolore et drapeau rouge étaient associés, ce n'est plus le cas en 68 : la manifestation gaulliste du 30 mai, de la Concorde à la place de l'Étoile, oppose le drapeau tricolore au drapeau rouge des manifestations étudiantes et ouvrières(1). 

Cela permet aussi de comprendre le succès en partie oublié après 68 des drapeaux régionalistes/indépendantistes bretons, corses, basques, etc., qui se voulaient à gauche dans les années 70, même si leur création originelle vient de mouvements de droite et d'extrême-droite. 

Un membre du Credoc (sauf erreur) évoquait à France Inter jeudi 26 novembre la signification du drapeau tricolore en se référant au tableau de Delacroix, La Liberté guidant le peuple. Il évoquait le fait que cette Liberté porteuse du drapeau tricolore se tenait sur des cadavres, en faisant le parallèle avec les morts du 13 novembre, mais en omettant complètement le fait que cette Liberté porte le drapeau en escaladant une barricade. Autrement dit la signification révolutionnaire même du tableau était oblitérée. Souvenir d'une conversation le soir du 7 janvier, place de la République : un étudiant expliquait que Delacroix était royaliste et qu'il voulait dénoncer par ce tableau cette révolution ; une des "preuves" avancées était que cette Liberté montrant sa pilosité sous les aisselles indiquait bien qu'il s'agissait pour l'époque d'une prostituée, ce qui démontrait la valeur dénonciatrice de ce tableau voulue par Delacroix... 

Le sens émancipateur du drapeau dans le tableau de Delacroix a été ainsi progressivement perdu, déjà lors des répressions des insurrections parisiennes du XIXe siècle. On connait également le choix imposé par Lamartine en 1848 du drapeau tricolore contre le drapeau rouge comme drapeau de la République, à la fin de l'insurrection victorieuse des 22-24 février 1848. Dans les tableaux de la fin du XIXe siècle, si le drapeau apparaît avec l'installation de la République, il n'est pas dénué d'ambivalence (2)

Le sens actuel du drapeau ne peut alors qu'être incertain et marqué par l'histoire de la décolonisation, sur fond d'oubli des insurrections du XIXe siècle et de "l'autre drapeau", le drapeau rouge. Une photo témoigne d'une tentative de réappropriation du drapeau tricolore lors de la manifestation du 11 janvier 2015 : celui qui le portait avait voulu lui redonner un sens non étroitement national. Ce qui dit aussi en filigrane l'équivoque possible et la difficulté d'interpréter. 

On pourrait dire la même chose de la Marseillaise, et du fameux "sang impur". Sa trajectoire sémantique et politique dépend des contextes révolutionnaires, contre-révolutionnaires et étatiques qui l'ont marquée. 

Quel que soit le sentiment personnel vis-à-vis de ce chant, il faut malgré tout rappeler que c'est au départ un appel aux armes contre la tyrannie, contre les armées royales et contre-révolutionnaires, dont l'étendard sanglant – sous-entendu du sang des patriotes massacrés – est dressé contre les citoyens révolutionnaires. Comme on le sait, ce chant a été repris par les fédérés marseillais qui ont participé à la prise des Tuileries le 10 août 1792. L'évocation du "sang impur" est une réponse à cette menace : il est à mettre en relation avec l'ensemble des cris révolutionnaires, dont "la liberté ou la mort" . Et la Marseillaise est chantée en février 1917 dans les rues de Pétrograd pendant l'insurrection qui renverse le tsar. En 1938, Jean Renoir intitule La Marseillaise son film en hommage à 1936 et à la Révolution française, financé par une souscription lancée par la CGT, et le chant y est fortement présent. 

Elle a depuis servi à beaucoup d'autres choses, et comme le drapeau, été marquée par la répression de la Commune, puis des mouvements d'émancipation décolonisateurs. Et elle accompagne aussi la manifestation gaulliste du 30 mai 68. 

Autrement dit, la signification révolutionnaire et émancipatrice de ces symboles s'est en partie retournée, à partir du moment où ils ont accompagné des actes conservateurs ou réactionnaires, y compris sanglants. Pour toutes ces raisons, ce qui est en jeu aujourd'hui, c'est l'histoire de ce retournement de sens qui a entraîné cette prise de distance discontinue et progressive des gauches et extrême-gauches vis-à-vis du drapeau et de la Marseillaise, symboles gardés ou ressaisis par la droite et l'extrême-droite, et pas la seule question du FN. 

Seules continuités : l'usage officiel par les représentants de l'État, et l'usage "sportif", qui est également lié à cet usage officiel – il en est comme une remotivation occasionnelle, qui a suscité les équivoques et les polémiques que l'on sait, paradoxalement depuis la victoire de l'équipe de France de football de 1998. 

Est-il possible alors d'en avoir un usage "neutre", qui témoigne d'une émotion partagée sans connotation particulière ? Ou de redonner à ces symboles une signification émancipatrice, au-delà du sens officiel ? Le regain occasionnel du drapeau à l'occasion de la cérémonie en hommage aux victimes du 13 novembre n'a pas de sens écrit à l'avance. Certains observateurs supposent une réappropriation collective au-delà des significations politiques étroites. Cependant, il est difficile de faire abstraction de la dimension "défensive" du contexte présent, voire des tentations de repli nationaliste et identitaire qui se développent en Europe, sans parler de la montée sur-commentée des intentions de vote pour le Front national dans les sondages pour les élections régionales. Difficile de dire alors si quelque chose résiste des significations originelles de ces symboles. 

La cérémonie du 27 novembre, à propos de laquelle le chef de l'État nous suggère de pavoiser nos fenêtres a une autre particularité : son lieu, les Invalides, est chargé d'une histoire particulière. Sa fondation est royale, c'est là où se trouve le tombeau de Napoléon par la volonté de la monarchie de Juillet qui a organisé le retour de sa dépouille en 1840, et où reposent aussi de nombreux généraux de deux guerres mondiales. Cette cérémonie apparaît ainsi volontairement placée sous le double sens de la concorde politique et de l'héroïsation militaire des morts des attentats : "concorde" officielle, ou "union nationale", avec la présence des chefs de partis politiques représentés à l'Assemblée nationale ; héroïsation militaire, comme si ces morts étaient "morts pour la France". On pourrait supposer que le fait d'organiser une cérémonie pour les morts des attentats du 13 novembre aux Invalides pourrait infléchir le sens de ce lieu, mais la symbolique très forte dont il est chargé tend au contraire à "militariser" les morts auxquels on rend hommage. C'est d'autre part un lieu enclos. Le choix peut être lié aux impératifs de sécurité, mais cela contribue à isoler la cérémonie du public malgré les retransmissions télévisées. 

C'est sans doute également cela que la suggestion du chef de l'État tente de pallier : en demandant de pavoiser, il cherche à faire apparaître un lien visible entre la cérémonie et la population, alors que le public en est absent, hormis les invités officiels. C'est une cérémonie qui témoigne à sa façon du fonctionnement de la démocratie représentative jusque dans le deuil officiel. Cela d'autant plus dans le contexte de l'état d'urgence au nom duquel les manifestations publiques sont interdites, à l'exception des manifestations de deuil public. 

Pour tout un chacun, passer du fait de mettre une bougie à celui de "pavoiser" son balcon ou sa fenêtre le 27 novembre en écho à la cérémonie officielle indique un passage du deuil partagé et anonyme à autre chose. Mais à quoi ? Si l’on veut éviter l'ambivalence qui leste le drapeau tricolore seul, si on laisse de côté le geste de signifier son adhésion au chef de l'État, reste à chacun/chacune la ressource de bricoler du sens avec ou sans drapeau/x, au singulier comme au pluriel, avec inscription ou non...


(1) Ainsi que le montre par exemple cette archive de l’INA : http://www.ina.fr/video/I00013462.
(2) Un article récent dans Libération, signé par Clémentine Mercier, évoquait la complexité de sens de la présence du drapeau tricolore dans les œuvres d'art y compris récentes. Il ouvre des questions souvent laissées de côté : http://next.liberation.fr/arts/2015/11/22/un-drapeau-et-tant-d-art_1415307.
(3) Voir Sophie Wahnich, La longue patience du peuple. 1792, naissance de la République, Paris, Payot, 2008.

mardi 24 novembre 2015

4èmes rencontres d'histoire critique de Gennevilliers

Autour des cahiers d'Histoire critique, vous retrouverez à Gennevilliers des membres du CVUH dans différentes tables rondes :
Toutes les informations ici  !



dimanche 15 novembre 2015

En signe de deuil et de solidarité.

Le Cvuh ne saurait rester silencieux face à un tel événement. Nous  nous sentons profondément émus  par ce qui vient de se passer et nous nous associons à la souffrance et à la peine éprouvées par les  victimes de ces actes criminels terribles et par leurs proches.

Cette émotion immense et ce nouveau deuil collectif requiert de la part de tous des précautions accrues dans l'usage de l'histoire. Défendre  la liberté n'est pas réductible à la défense de l'Etat-nation. Les pratiques démocratiques  et les usages du savoir ne doivent pas céder devant la peur et les instrumentalisations.