lundi 16 novembre 2009

20e anniversaire de la chute du mur de Berlin : Tout est bien qui finit bien par Eric Aunoble


A défaut d’autoriser un bilan mémoriel et historique de la fin du bloc soviétique (entreprise trop ambitieuse !), les 20 ans de la chute du mur de Berlin donnent l’occasion de réfléchir au processus commémoratif lui-même et à la vision de l’histoire qu’il véhicule, notamment auprès des générations nées post festum.
Voir les images de 1989, c’est remarquer le grain particulier de la vidéo, être étonné par les couleurs et les coupes de vêtements. Si l’incessant recyclage des modes passées par la mode présente permet d’imaginer qu’on ait pu écouter Scorpion et se laisser pousser les cheveux dans le dos, comment comprendre aujourd’hui la réalité d’avant ? Les journalistes la décrivent sur le ton de l’explorateur de retour d’une contrée primitive. Mon Quotidien explique aux 10-14 ans : « Le communisme est un système politique très dur. Tout appartient à l’État, les gens ne possèdent rien ou presque. Ils ne sont pas libres et dépendent entièrement des gens qui les dirigent » (1). Il est loisible de moquer cette présentation caricaturale. Mais, au-delà d’un parti-pris critiquable, quiconque doit enseigner l’histoire du communisme en collège ou lycée connaît la difficulté de l’entreprise.
Alors que tout le monde s’accorde sur la mort du communisme, plus personne ne sait ce que c’était. Presque tous les historiens utilisent un terme, LE communisme, dont le singulier est trop général (2). « Socialisme réel », « communisme bureaucratique », « stalinisme » : les nuances se sont perdues avec les euphémismes, en même temps que disparaissait la capacité à faire discerner au public les origines et les modalités d’un phénomène historique. Le communisme générique et anhistorique servi pour la commémoration médiatique est en conséquence un attelage paradoxal de totalitarisme et d’ostalgie. Surveillance de la population et protection sociale, centralisation absurde et underground dissident, atomisation sociale et micro-solidarités, dictature et utopie : ces notions semblent nécessairement aller de pair (3).
De telles associations prennent valeur d’avertissement. Mais il faut sans doute y voir l’expression d’un regret enfantin tempéré de gros bon sens (dans l’esprit de Good bye Lenin) plutôt qu’une opération de propagande délibérée. En effet, partant de l’évidence de la « mort du communisme », le discours était généralement retenu, comme s’il était malséant de frapper un cadavre. La journée spéciale « Radio France fait le mur » était exemplaire à cet égard. Les spots de la France mutualiste, qui s’ouvraient par l’injonction « Place au devoir de mémoire ! », mettaient doublement à distance la politique en s’en tenant à des histoires du Mur et en les mettant dans la bouche de « jeunes [pour qui] c’est de l’histoire » (4). Sur le plateau du « 7h/9h », il y avait un équilibre parfait : l’ancien opposant Rainer Eppelmann et l’ancien premier ministre de RDA Hans Modrow ; Bernard-Henri Lévy et Charles Fiterman. Si les échanges étaient parfois vifs, le jeu restait correct.
Le choix des invités de Radio France était à l’imitation de la commémoration officielle, pluraliste dans la rencontre des icônes du soviétisme et de l’anti-soviétisme, Gorbatchev et Walesa. L’ancien syndicaliste polonais a conçu quelque amertume de l’hommage appuyé d’Angela Merkel à l’ex-premier secrétaire du PC soviétique. Peut-être n’avait-il pas compris le véritable objet de la commémoration : la réunion des grands de monde célébrait leur propre action et, partant, leur pouvoir sur l’histoire (5). Derrière l’unanimisme consensuel de la cérémonie, derrière son apologie de la liberté et du peuple, on trouve la séparation achevée entre la masse et ses dirigeants.
Écornant pour une fois la vulgate libéral (6), François Furet notait qu’il est « inexact que de baptiser du terme de « révolution » la série d’évènements qui a conduit en URSS et dans l’Empire à la fin des régimes communistes » (7). Dans ce cas, l’absence du peuple là où se décide son sort était bien à la racine de l’événement et donne son sens à la « fin de l’histoire » diagnostiquée par Fukuyama. Les castes dirigeantes s’étaient désagrégées, d’abord à Moscou, puis dans le bloc, ouvrant les brèches par où les gens du commun s’échappèrent de la dictature. Le risque d’une déstabilisation profonde du pouvoir ayant été durablement écarté grâce aux efforts conjoints des gouvernements occidentaux, des opposants les plus en vue et des bureaucrates les plus éclairés, on pouvait, vingt ans après, donner une fête et y convier le bon peuple.
Il n’y avait rien à cacher. Les ouvriers des chantiers de Gdansk et les « manifestants du lundi » de RDA ont depuis longtemps disparu de la scène, sans doute pour aller pointer au chômage. Seuls restent les hommes du pouvoir passé et présent, se légitimant les uns les autres. Un Berlinois l’avait écrit dès 1928 :

« Tout est bien qui finit bien,

Tout le monde est satisfait.




(...) Hinz a menacé Kunz,

Mais à la fin ils se retrouvent à table

Et mangent le pain des pauvres gens

Car les uns sont dans l’ombre

Et les autres dans la lumière » (8).
L’amertume de Bertold Brecht se comprend à la lumière d’un autre 9 novembre, dix ans plus tôt.
Le 9 novembre 1918, le Reich wilhelminien s’effondrait. Les mutineries dans l’armée couvraient le pays de conseils d’ouvriers et de soldats, de Königsberg à Strasbourg. À Berlin, Karl Liebknecht proclamait la « République socialiste » pour « construire l’ordre nouveau du prolétariat, un ordre de paix et de bonheur, avec la liberté pour tous nos frères du monde entier ». Rosa Luxemburg et lui étaient communistes, d’un communisme qui devenait une perspective réelle au rythme de la liberté allemande qui se construisait alors. Dès janvier 1919, ils étaient assassinés. « L’ordre règne à Berlin », titrait le dernier article de Rosa Luxemburg. Cet ordre avait été rétabli par les soudards des corps francs au service d’une coalition hétéroclite de socialistes gouvernementaux et de bourgeois conservateurs (9).

Force armée, gauche en trompe-l’oeil et pouvoir de l’argent : en différentes configurations et sous divers visages, on les retrouve aux tournants dramatiques de l’histoire allemande, étouffant puis effaçant les traces des rares explosions populaires vers la liberté.


Éric AUNOBLE




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Notes :


(1http://www.monjtquotidien.com/, journal du 9/11/2009, « L’Allemagne est de nouveau "la capitale du monde", 20 ans après la chute du mur de Berlin ».
(2) Comme l’ont remarqué Michel Dreyfus, Bruno Groppo, Claudio Iingerflomm et alii, Le siècle des communismes ([2000 ;] édition augmentée et mise à jour), Seuil « Points », Paris, 2004.
(3) Voir par exemple « Reportage à Eisenhüttenstadt, en ex-Allemagne de l’est », Nous autres, Michelle Soulier et Zoé Varier, France Inter, les vendredi 30/10 et 6/11/2009,http://sites.radiofrance.fr/francei...
(5) D’où l’entêtement de Nicolas Sarkozy, présent à Berlin le 9 novembre 2009, à affirmer qu’il était déjà sur place le 9 novembre 1989.
(6) Alain Lamassoure par exemple parle de « torrent révolutionnaire » dans « Europe : Une maison à trois demeures » (Le Monde, 30/12/1989).
(7) François Furet, Le passé d’une illusion ; essai sur l’idée communiste au XXe siècle, Robert Laffont / Calmann-Lévy, Paris, 1994 ; p. 12.
(8) Bertold Brecht, Opéra de quat’sous, dernier final.
(9) Voir : Gilbert Badia, Les spartakistes, 1918, l’Allemagne en révolution, Aden, Bruxelles, 2008 ; Jean-Paul Musigny, La Révolution mise à mort par ses célébrateurs, même. Le mouvement des conseils en Allemagne, 1918-1920, Nautilus, Paris, 2000.