jeudi 14 juillet 2016

La question du génocide des populations autochtones des États-Unis Nelcya DELANOË

ES. Curtis, Canyon de Chelly, Navajo Country, 1904

"Les Espagnols, à l'aide de monstruosités sans exemples, en se couvrant d'une honte ineffaçable, n'ont pas pu parvenir à exterminer la race indienne, ni même à l'empêcher de partager leurs droits ; les Américains des États-Unis ont atteint ce double résultat avec une merveilleuse facilité, tranquillement, légalement, philanthropiquement, sans répandre le sang, sans violer un seul des grands principes de la morale aux yeux du monde. On ne saurait détruire les hommes en respectant mieux les lois de l'humanité."
Tocqueville, De la Démocratie en Amérique



Aux États-Unis, l'emploi du terme "génocide" appliqué aux peuples autochtones se répand à partir de la seconde moitié du XXe siècle. Il renvoie à une problématique particulière et paradoxale. Particularité : le génocide dont il est ainsi question s'inscrit dans la longue durée, soit quatre siècles – Britanniques, Français, Hollandais et autres Européens étant alors considérés comme les précurseurs et initiateurs de la future politique indienne des États-Unis. Paradoxe : le génocide ainsi dénoncé s'inscrit dans l'histoire d'un pays démocratique, en fait le premier du genre et, depuis Tocqueville, "LA référence". Loin de faire de cet usage une aporie, cette particularité et ce paradoxe invitent plutôt à tenter de penser une "théorie du génocide" en système démocratique, incluant le fait que les terres prises aux Indiens furent longtemps travaillées par la main-d'œuvre gratuite, les esclaves, surtout dans le sud. Je me contenterai ici de faire l'historique récent de cet usage, de ses enjeux et de ses conséquences.

Paradoxe initial : les États-Unis constituent le premier pays colonisé et sous-développé à avoir arraché militairement et politiquement son indépendance à une grande puissance coloniale européenne, la plus grande en fait. Cette rupture, qui fonde son origine, établit un postulat, celui de l'anticolonialisme du nouvel État. En découlent certains principes, incarnés en un État décentralisé, fondé sur la séparation et l'équilibre des pouvoirs, le vote du budget par la représentation nationale, le tout constituant et régissant une fédération. Le respect des États-membres et des citoyens électeurs (blancs, masculins et de plus de 30 ans) implique que leur liberté est la condition sine qua non de ce projet.
La posture anti-colonialiste du nouvel État-nation révolutionnaire a un corollaire : filiation et légitimité doivent être fondées de façon irrécusable, sous peine que le postulat de la liberté ne diffuse des forces centrifuges au sein de l'Union. Pour continuer d'exister en ses États-membres, la fédération va donc s'étendre (en priorité au nom de la liberté, celle des colons), expansion tour à tour menée, contenue et encouragée de main fédéraliste. Il s'agit pour le nouvel État de contrôler le risque, frôlé à répétition, soit de contrevenir au principe de liberté soit de disparaître – La Guerre de Sécession règlera une fois pour toutes ce "double bind", au prix que l'on sait.
Autre paradoxe, logé au cœur du précédent : ces nouveaux États-membres, désormais unis, sont nés d'une étreinte fraternelle et mortelle entre les mondes indiens et européens. Or l'État américain, tout protestant qu'il est et récusant le dogme de Marie vierge, se veut né de lui-même. Pourtant, filiation et légitimité ne sauraient découler de cette étreinte initiale et perpétuelle mais bientôt insupportable en ceci qu'elle dément postulats, corollaires et principes, voire mythes fondateurs. Pour ces révolutionnaires qui récusent l'héritage de la vieille Europe et se veulent tout approprier, y compris l'origine de l'Histoire, filiation et légitimité ne peuvent donc découler de l'Histoire. Celle-ci commence avec la légalité nouvelle et les documents où elle est couchée. Avant eux, pas d'Histoire sur ce continent, ou quasi.
Or il existe un véritable obstacle à la fabrication de cette entreprise de filiation et de légitimation. Ce sont les sociétés indiennes, détentrices de ces terres que les nouveaux arrivés s'approprient au fur et à mesure de leur avancée sur le continent. Ces Indiens/ces Autres étant néanmoins considérés par le nouvel État-nation comme les propriétaires légaux de ces terres, ce dernier signe avec eux des traités de transfert de titre de propriété, tout en déclarant par ailleurs ces terres vides et vacantes – le fameux vacuum domicilium –, ou encore mal occupées, mal exploitées, mal rentabilisées. Et donc destinées à ceux qui, agriculteurs, fermiers ou ingénieurs, détiennent le savoir nécessaire à la mise en valeur de ces territoires. Sur le terrain, ces Autres sont donc d’abord repoussés dans l’Ailleurs (au-delà du Mississipi et ses terres sauvages, la soi-disant wilderness), puis mis en camp, déportés, relégués sur des réserves sous contrôle.
Le discours et les documents mettent en scène et cette appropriation et l'exclusion des propriétaires légaux par ce transfert de droit qui n'abolit pas la propriété théorique. D'où la nécessité de disqualifier et de marginaliser les sociétés amérindiennes et leurs représentants politiques, acteurs et partenaires de cette histoire, mais aussi résistants et combattants tenaces jusqu'en 1890, date de la reddition ultime après un ultime massacre, celui de Wounded Knee. En somme, dès l'origine de cette rencontre, les Indiens menacent la linéarité impériale du projet et du discours fondateurs, vectorisés sur l'axe du progrès.
Au nom du Progrès en effet, puis du progressisme, aussi appelés "civilisation", les "pionniers" et les immigrants deviennent ces avaleurs des terres qu'on leur a promises et qui sont cédées, ou pas, par les Indiens. Au fur et à mesure de l'occupation, légale ou pas, celles-ci sont nationalisées, avec modification ou effacement des noms propres, des toponymes, de la carte, du calendrier, du paysage, des voies de circulation, des réseaux d'échanges, des modes de production, de l'habitat. Avec la géographie, ses cartes et ses nouveaux toponymes contribuent à effacer l'Histoire.

Ceci rappelé, qui sont ces Autres ? Depuis la Conquête, leur origine est source de méditations, querelles, fantasmes et débats scientifiques pleins de rebondissements.
En ce début de XXIe siècle, les chercheurs sont en général d'accord pour dire que les actuels autochtones du continent nord et sud américain y sont arrivés au cours du pléistocène tardif, entre 50 000 et 40 000 ans avant notre ère (la datation de la présence amérindienne sur le continent américain constituant une source de querelles inépuisables). Via deux isthmes-ponts, cette migration de peuples sibériens et mongoloïdes marginaux s'est faite par vagues successives, en compagnie ou à la suite de troupeaux fabuleux, venus du nord de l'Asie et de l’est de l'Inde.
Notons toutefois ici un désaccord majeur avec ces conclusions : dans la foulée du Mouvement des droits civiques, certains courants amérindiens ont rejeté comme une affabulation aux visées idéologiques l'idée selon laquelle leur présence résulterait d'une migration préhistorique. Selon eux, les Autochtones ont de tout temps vécu sur le continent américain, ce qui ferait d'eux les premiers Américains et des Américains absolus. Leurs arguments ne sont d'ailleurs pas inintéressants.

Venons-en aux données chiffrées, qui posent une autre question épineuse :
Combien étaient-ils avant la Conquête, fixée plus ou moins arbitrairement à partir de 1492 ? Au-delà de la validité scientifique de ce repère, si on met en regard les chiffres (contestables et contestés) de la population autochtone de ce lointain passé avec les données des recensements de la population amérindienne aux États-Unis au cours des cent dernières années, on ne peut que se demander si les populations autochtones des Amériques, et en particulier des États-Unis, ont été décimées par la roue "inéluctable et impitoyable" de l'Histoire ou ont été victimes de génocide.
Plusieurs écoles s’affrontent. Selon l'analyse, maximaliste, de Dobyns (1976), la population aborigène du Mexique avant la conquête espagnole se situait entre 30 et 37 millions d'habitants. Pour l'ensemble du continent nord-américain – jusqu'au Nicaragua non compris selon les normes nord-américaines –, ils auraient été 60 millions. Selon Driver (1975), ils auraient été 30 millions, dont trois ou quatre aux actuels États-Unis. Chaunu (1977) quant à lui évalue la population de l'ensemble du continent de 80 à 100 millions pour la première moitié du XVIe siècle, loin des chiffres de Kroeber (1925) – 8,5 millions d'Autochtones pour les deux hémisphères, dont la moitié aux États-Unis. En 1990, Thornton[1] conclut à au moins 77 millions d'Amérindiens pour l'Amérique du Nord, dont au moins sept millions pour les actuels États-Unis. Les variations locales et régionales, très importantes, compliquent ces estimations, régulièrement révisées du fait de nouvelles découvertes archéologiques et génétiques entre autres. Quant aux Indiens des États-Unis, à ce jour nombre d'entre eux pensent qu'ils sont bien originaires du continent (et non des migrants/immigrés venus d'Asie) et qu'avant la Conquête, ils étaient bien plus nombreux que toutes les estimations qui ont eu ou ont cours actuellement
Le premier recensement du US Bureau of American Ethnology date 1899 et dénombre 254 000 Indiens, soit le nadir de leur histoire démographique. À peine trente ans plus tôt, le général Sheridan avait déclaré que "The only good Indian I ever saw is dead" (« Le seul bon Indien que j’ai vu est mort »), corrigé en 1892 par le Captain Richard H. Pratt, qui lui préférait une phrase non moins lapidaire : "Kill the Indian in him and save the man." ("Tuer l'Indien et sauver l'homme.")
En 1963, le US Bureau of Indian Affairs en recense 552 000. À partir de 1990, ce recensement est désormais du ressort du US Census Bureau qui aboutit au chiffre de 2 millions d'Indiens et, en 2010, à 5,2 millions, soit 1,5% de la population américaine. Plus des 2/3 d'entre eux vivent à ce jour dans les villes, les autres dans les réserves. Ajoutons que les critères d'appartenance (et de dénomination) ont beaucoup évolué depuis les années 1960, tout comme ceux des communautés reconnues par les instances fédérales, soit aujourd'hui 566 nations et une centaine de langues. Cette prodigieuse remontée des chiffres de la population amérindienne s’explique par une reconstitution socio-économique des communautés et des familles amérindiennes depuis les années 1960. Elle résulte aussi du fait que le recensement autorise, depuis l’an 2000, l’auto-désignation des origines des recensés, dont l’origine métisse. Ainsi, lors du recensement de 2010, 5,2 millions d’individus se sont déclarés Indiens ou Inuits, dont 2,9 millions exclusivement autochtones.

Venons-en aux récents usages du terme "génocide."
C'est dans la foulée du Mouvement pour les droits civiques qu'apparaissent massivement les Indiens, – appelés Amérindiens, Américains-Indiens, Autochtones, Indigènes, Premiers Américains. Militants venus des villes et des réserves, ils appartiennent à diverses obédiences sui generis – traditionalistes, fondamentalistes, membres du Red Power, de l'American Indian Movement/AIM, chrétiens divers, progressistes ; tous anti-colonialistes, anti-impérialistes. Mais ils se démarquent des Afro-Américains du Movement en ceci qu'ils ne réclament justement pas leur intégration, eux qu'on a forcés à "s'intégrer". Ils exigent au contraire, en tant que nation, le retour à leur droit à l'autodétermination garanti par les traités signés avec le gouvernement fédéral pendant 150 ans, jamais dénoncés par ce dernier et toujours valides au regard du droit international. Bafoués, ces documents ont en fait servi d'outils à la Conquête et à sa traînée génocidaire qui s'est répandue d'est en ouest à coup de massacres répétés, tous largement documentés bien qu'occultés ou ignorés.
Cette destruction physique est allée de pair, ajoutent-ils, avec la destruction des substrats sociaux-politiques. Les langues et rituels ont été interdits, la scolarisation obligatoire d'enfants dans des internats situés à des centaines voire des milliers de kilomètres, l'incitation à la conversion religieuse souvent imposée, les structures politiques ont été détruites. En 1830, la déportation des Cinq Tribus Civilisées, dont celle des Cherokee en particulier, en constitue une illustration retentissante. Culture matérielle, sociale et spirituelle ont été laminées. Coutumes, relations sociales et familiales ont été fracassées, avec déstructuration des rapports – homme/femme, époux/épouse, parent/enfants. La sédentarisation forcée a signifié un quasi enfermement sur des réserves pauvrissimes, sans possibilité de chasser, de pêcher ou d’accomplir les migrations saisonnières. Il s’en est suivi une paupérisation absolue, avec misère psychique et dénuement physique, maladies et alcoolisme chroniques. On parle alors d'ethnocide, de génocide culturel, de génocide. Qui en parle et comment ? 
Ces dénonciations émanent d’Indiens et d’Indiennes jeunes – acteurs sociaux, chômeurs, détenteurs de "petits boulots", militants à plein temps. Ils recourent aux affiches, inventives et saisissantes, aux articles, au teach in et au sit in, aux manifestations, marches, occupations violentes et non-violentes mais toujours spectaculaires, comme celle de l'île d'Alcatraz (1969), pénitencier célèbre situé dans la Baie de San Francisco et qui est une terre indienne. Ces manifestations s'accompagnent de systématiques retours sur le passé, lointain ou proche, histoire orale mais aussi statistiques, chiffres et données à l'appui. Sidérés, les citoyens et les media américains découvrent de jeunes savants poing levé, en jeans et coiffes de plumes, avec micros, porte-voix et parfois armes à feu.
On entend ces accusations de génocide dans d'autres milieux autochtones, plus policés ceux-là – intellectuels, juristes, artistes, journalistes, écrivains – d'où une floraison de romans, d'essais, d'enquêtes, de films, de poèmes, d'installations et d'expositions, tous inspirés par le constat de la renaissance malgré le génocide – une résilience dont activistes et Indiens de tout bord sont fiers. Ils constatent et déplorent que l'appropriation des terres s’est prolongée (et continue de le faire) avec celle des richesses qu’elles recèlent, renouvelables ou pas, minières en particulier (cuivre, uranium, pétrole et gaz de schiste). Mais aussi avec le vol des enfants, l’éparpillement des liens sociaux, la montée des pathologies, des violences sociales, des taux de suicides, du sentiment d'impuissance face aux ravages de la pauvreté chronique et discriminatoire.
Ces accusations, utilisées entre autres à des fins pédagogiques, sont bientôt reprises par des non Amérindiens, en général des universitaires et des chercheurs – historiens, ethnologues, juristes, ethnopsychiatres. Ils modifient leur cursus, créent par exemple des American Indian Studies dans certaines universités (Berkeley entre autres), où enfin des Amérindiens enseignent et étudient, qui prennent parfois en main une partie de ces centres d'études où ils créent radios et journaux. Avec l'anti-western Little Big Man (1970), le réalisateur Arthur Penn fait implicitement converger la dénonciation du massacre des Indiens avec celle du massacre du peuple vietnamien – les crimes de masse perpétrés par l'armée américaine étant à l’époque présents dans tous les esprits. Ce parallèle est partagé par des centaines de milliers d'opposants à la guerre du Viêt Nam – anti-impérialistes, pacifistes, gauchistes, chrétiens, mouvement des femmes. Toujours en 1970 paraît le livre de Dee Brown, Bury My Heart at Wounded Knee, qui décrit les effets génocidaires et ethnocidaires de la Conquête de l'Ouest. La particularité de ce travail tient à ce qu'il s'appuie sur de multiples sources amérindiennes, orales et écrites. Le succès fut foudroyant. À Paris à la même époque (1970), avec son livre La Paix blanche, Robert Jaulin dénonce l'ethnocide et change le cours des études d'anthropologie en France. Aux États-Unis, l'ethno-histoire est devenue depuis des années une discipline à part entière.
On le voit, cet usage polymorphe de la catégorie du génocide traduit petit à petit une lente modification de la problématique et de la méthodologie, savante ou pas, en matière d'histoire des Indiens et d'histoire américaine. Il s'agit désormais de prendre en compte le point de vue des Autochtones comme acteurs de leur histoire et de celle des États-Unis, et non comme simples "vaincus". Et de croiser les sources euro-américaines avec les sources autochtones, orales, écrites et matérielles.


Cette révision de l'histoire américaine monte encore en puissance avec les commémorations, en 1992, du Cinquième centenaire de la "découverte" du continent américain. Cet anniversaire, baptisé Columbus Day et fixé au 12 octobre par Franklin Delano Roosevelt, les Amérindiens des États-Unis le qualifient plus volontiers de "catastrophe" et de "jour de deuil". D'autres dénoncent l'histoire telle qu'elle est toujours enseignée dans les écoles et à l'université, y voyant une entreprise de falsification destinée à parachever le génocide par un génocide culturel. Et ils ne sont pas les seuls, loin de là.
Ainsi l'historien Howard Zinn (décédé 2010) écrivait-il, par exemple :
« Souligner l'héroïsme de Colomb et autres navigateurs ou voyageurs et le faire au détriment du génocide qu'ils ont perpétré ne correspond pas à une nécessité technique. C'est un choix idéologique. »

Lors de ce 500e anniversaire mondialement célébré, la résolution du Conseil exécutif de l'UNESCO choisit de parler prudemment, quant à elle, d’une "première prise de contact de deux mondes, de processus historique…" Depuis 1982, un "Groupe de Travail des Nations Unies sur les populations autochtones" se réunissait deux fois par an à Genève. Ce Groupe de Travail avait été mis en place à la suite de l'occupation (1977) des locaux des Nations Unies par des militants amérindiens venus des États-Unis – avocats, hommes de religion, étudiants, enseignants, responsables divers. Dans cette arène internationale, qui a fini par les accueillir au sein de la Sous-Commission des Droits de l'Homme, ils se sont mis au travail, c’est-à-dire à la rédaction d'un document qui établirait les droits des peuples autochtones (et non plus des populations) et les devoirs des États dont ces peuples sont citoyens – ou pas.
Ainsi est née la Charte des Droits des Peuples autochtones, formulée en termes à la fois clairs et diplomatiques et adoptée quinze ans plus tard, en 2007.
Il faut souligner ici l'intelligence politique de ceux qui ont porté sur la scène internationale une donnée de l'histoire nord-américaine que les USA et le Canada considéraient comme une affaire passée et révolue. Non seulement elle se révèle n'être ni passée ni révolue, mais elle acquiert une présence de plus en plus audible et une visibilité de plus en plus éclatante.
Au cours de quinze années de négociations laborieuses et acharnées, le Groupe de Travail s'est élargi à des centaines de représentants d'autres peuples autochtones – venus désormais du Japon, de l'Inde, d'Afrique du Nord et sub-sahélienne, de Nouvelle-Zélande, d'Australie et dont tous, à bas bruit, parlent du génocide dont ils ont été victimes. En 1995, dans le but de consolider et d'accélérer l'élaboration de la Charte, l'UNESCO déclare la décennie à venir "Décennie des Peuples autochtones" et le mois de novembre "Mois des Peuples autochtones". Ces Déclarations vont entraîner congrès, études, échanges, voyages, de l'argent, des textes officiels et officieux. Ainsi la politique amérindienne des USA fut-elle placée sous les projecteurs et les luttes des Autochtones sur une rampe de plus en plus porteuse.

Si débats et querelles concernant la question du génocide en Terre indienne ont atteint le niveau des institutions internationales, c’est que les enjeux sont cruciaux.
Rappelons ici d'abord que la Convention pour la prévention et la répression du crime de génocide du 9 décembre 1948 n'a été ratifiée par les États-Unis que le 25 novembre 1988, avec deux "réserves" et quatre "déclarations interprétatives" (la France avait signé en 1950, la Fédération de Russie en 1954, la Grande Bretagne 1970). Ces atermoiements américains seraient liés, selon diverses interprétations, à la crainte d'une poursuite juridique pour cause de passé indien, de guerre du Viêt-Nam et de droit à l'IVG.
Quant à la Déclaration des droits des peuples autochtones (2007), son article 7 rappelle :
"Les peuples autochtones ont le droit, à titre collectif, de vivre dans la liberté, la paix et la sécurité en tant que peuples distincts et ne font l’objet d’aucun acte de génocide ou autre acte de violence, y compris le transfert forcé d’enfants autochtones d’un groupe à un autre."

Si elle n'a été ratifiée par les États-Unis et le Canada qu'en 2010, c’est pour cause d'enjeux à la fois matériels et symboliques. Comme l'écrit Jacques Sémelin, l'accusation de génocide fait bouclier et épée. En ce début de XXIe siècle, ces usages amérindiens traduisent une stratégie à la fois de repli et d'attaque et si un spectre hante toujours l'Amérique, c'est bien celui des Autochtones. Désormais ceux-ci sont de retour et se battent avec les armes des vainqueurs pour défendre leurs droits dont, prioritairement, celui à l'autodétermination et à leurs terres. Manière de rappeler qu’appropriation des terres et génocide sont allés de pair aux Amériques.
Il s'agit donc d'obtenir devant les cours de justice américaines l'application des traités, avec indemnisations, restitutions de terres et de sommes d'argent dues mais jamais versées aux intéressés, car volées ou détournées par les bureaucraties gestionnaires. Il s'agit également de contraindre la Cour suprême américaine à dire le droit, avec modifications de certaines lois et adoption de nouvelles lois par le Congrès (à ce jour : droits des détenus amérindiens, restitution d'objets sacrés et de restes humains aux nations concernées, protection des femmes en cas de viol sur la réserve par des non-Indiens, pour ne citer que quelques exemples). Avec ce combat, il s'agit, plus concrètement encore, d'accéder à la production et au marché – du travail, de l'art, de la politique, des affaires. Il s'agit enfin d'obtenir des instances internationales qu'elles disent cet autre droit dont relèvent les nations amérindiennes.
Pour mener ce combat sur tant de fronts, les Amérindiens doivent parallèlement se donner les moyens qui permettent d'adosser ce dépassement du « génocide culturel » à une reconstruction de la culture et une réinvention de la tradition, d'ailleurs en plein renouveau.
On peut mesurer ce travail de reconstruction à la collecte systématisée de la mémoire des Anciens, interrogés et enregistrés, y compris dans leur langue, de nouveau enseignée avant extinction. La restitution d'objets sacrés et de restes humains stockés dans des musées et autres lieux subventionnés par les institutions fédérales en est une autre manifestation, tout comme le recours aux experts autochtones pour analyser et présenter les artefacts des musées. La spectaculaire construction du National Museum of the American Indian à Washington, ouvert en 2004, en est la manifestation la plus notable. Toutes ces entreprises vont de pair avec l'institutionnalisation de négociations paritaires en matière politique, sociale et de développement.
Ainsi ce combat, toujours à reprendre, a-t-il permis d'obtenir une reconnaissance politique à la fois collective – les Autochtones – et particulière – telle nation. Et d'affirmer par là même une identité à la fois pan-indienne et indienne.
Pour finir, et pour commencer, les Amérindiens attendent de ce long processus la guérison du traumatisme et des maux –"healing process". La Conférence annuelle des chefs indiens à la Maison Blanche, inaugurée par le président Obama, et l'instauration de du White House Native Nations Council font partie de ce processus de réconciliation, sinon encore de vérité.
Parallèlement, la presse amérindienne (papier, radio, blogs, sites internet) annonce toute forme de manifestations et autres modes de dénonciation du "génocide" organisées en Pays Indien ou dans les villes.
Ainsi Steven Newcomb, de la nation Shawnee Lenape, co-directeur du Indigenous Law Institute, écrivait-il le 3 août 2013, à propos de la Bulle du Pape Alexandre VI de 1493 puis du Requerimiento promulgué par la cour d'Espagne en 1513 :
"Résultat : un génocide sanglant perpétré contre des nations et des peuples originellement libres et indépendants, des millions d'êtres humains assassinés et des millions d'autres contraints à la soumission." Indian Country Today, 3 août 2013[2]
Teresa Abrahamson-Richards (Spokane), doctorante à l'École de santé publique de la Washington University expliquait dans Indian Country Today du 17 novembre 2013 :
« Depuis des siècles, nous entraînons notre mémoire à se souvenir des histoires, des traditions, des traités et du génocide. Alors rien de plus facile pour nous que de nous rappeler ce qui s'est passé depuis 50 ans. »[3]
Et à l'occasion du Colombus Day du 14 Octobre 2013, Indian Country Today rapportait : "Génocide sur le campus : à New York, des étudiants commémorent Columbus Day par un Die in."
Ce jour-là en effet, une soixantaine d'étudiants de Columbia University avaient organisé des "die in": une trentaine de corps mimant la mort gisaient là. L'opération s'était répétée quatre fois dans la journée. Le but était double : illustrer le génocide fêté ce jour-là par le peuple américain, ainsi que ses conséquences, toujours d'actualité. « Démontrer l'impact de la colonisation sur les peuples autochtones. »

Autre exemple, rapporté le 22 avril 2013 cette fois par Truthout journal alternatif d'investigation et non-amérindien, publié en ligne :
« Mardi 9 avril 2013, des Lakotas, Anciens et militants, ainsi que des participants non autochtones ont défilé dans les rues de Manhattan pour se rendre au siège des Nations Unies où ils ont tenté de remettre une pétition au Secrétaire général. Cette pétition s'intitule : "Complainte du génocide du Peuple Lakota fondée sur la Convention pour la prévention et la répression du crime de génocide de 1948". »[4]

Certaines maisons d'édition amérindiennes publient des enquêtes réalisées par des associations autochtones à propos de la situation contemporaine des Indiens des villes et des réserves, et de leur histoire. Ainsi de cet ouvrage canadien intitulé
Hidden No Longer: Genocide in Canada, Past and present, 2012.
Fin d'une dissimulation : Le génocide au Canada, passé et présent
3e réédition de :
Fin d'une dissimulation, L'holocauste canadien.
Hidden no Longer: The Canadian Holocaust, 2010
Résultant l'un et l'autre de l'enquête :
Dissimulé par l'Histoire, L'holocauste canadien, l'histoire non dite du génocide des Peuples autochtones par l'église et l'état au Canada.
Hidden from History, the Canadian Holocaust, The untold story of the Genocide of Aboriginal Peoples by Church and State in Canada,
Enquête de la Truth Commission in Genocide in Canada, Vancouver, 2001
Part 1 Summary of the evidence of Intentional Genocide
Part 2 The crime continues –Ongoing Genocide[5]

Autre occurrence, plus politique et unique en son genre. Le 24 novembre dernier, la Nation ojibwe de White Earth, située dans le nord-ouest du Minnesota (20 000 habitants, six réserves), a adopté une nouvelle constitution, intitulée A Native Democratic constitution, qui précise :
"La constitution, conçue par la nation White Earth, victime comme les autres Amérindiens de génocide, est un acte de résistance à la constitution fédérale américaine et à son exécutif, une structure nécessaire et une manifestation de la politique autochtone."

***

Les résultats de ces débats, de ces luttes et de ces législations récentes à propos du génocide sont ambivalents, avec certes des avancées spectaculaires mais aussi avec la réactivation et la multiplication de divisions au sein des nations autochtones en raison des choix cruciaux auxquels elles sont de nouveau confrontées – tant en matière de développement politique qu’économique. Pour ne prendre qu'un exemple : dans le Dakota du nord, la production de pétrole et de gaz à partir de fracturation hydraulique sur la réserve lakota a entraîné pollution et destruction de l'environnement, bouleversement et divisions au sein des relations internes et de voisinage, violences et meurtres, prostitution, expulsions et mafiaisation. Mais ces situations ont aussi suscité des collaborations inédites et parfois très riches entre diverses nations autochtones ainsi qu'entre (nations) autochtones et non autochtones, en particulier dans les champs universitaire, artistique, institutionnel et de l'écologie.
Si les Amérindiens sont, en majorité, encore dans les marges de la société américaine, ce long processus de lutte pour en sortir, dont le recours à la dénonciation du génocide comme épée virtuelle, a ouvert la voie, bon gré mal gré, à des réparations, des restitutions, des modifications et des améliorations.

Nelcya DELANOË
Professeure émérite, Paris Ouest-Nanterre-La Défense

Auteure de
L'entaille rouge, terres indiennes et démocratie américaine, 1776-1996, Paris, Albin Michel, 1996.
Voix indiennes, Voix américaines, Les deux visions de la Conquête du Nouveau Monde, avec Joëlle Rostkowski, Paris, Albin Michel, 2003.
La présence indienne aux Etats-Unis, Anthologie d’un défi à l’oubli, avec Joëlle Rostkowski, Paris, L’Harmattan, 2015.

REFERENCES:
Pierre Chaunu,
L'Amérique et les Amériques de la préhistoire à nos jours, Paris, Armand Colin, 1964.
L'Expansion européenne du XIIIe et XVe siècles, Paris, PUF, 1969.
Henry F. Dobyns, Native American Historical Demography : A Critical Bibliography, Bloomington, Indiana University Press, 1976.
Harold E. Driver, Indians of North America, Chicago, University of Chicago Press, 1961.
Alfred Louis Kroeber, Cultural and Natural Areas of Native North America, Berkeley, University of California Press, 1963.
Jacques Sémelin, Purifier et détruire. Usages politiques des massacres et génocides, Paris, Le Seuil, 2005.
Russel Thornton, American Indian holocaust and survival: A Popuation History since 1492, Oklahoma City, University of Oklahoma Press, 1990.
Douglas H. Ubelaker, « Prehistoric New World population size: Historical review and current appraisal of North American estimates » American Journal of Physical Anthropology, Vol. 45, n°3, pp.661-665, nov. 1976.
Howard Zinn, A People’s History of the United States, 1492-Present, New York, Harper Classics, 2e éd. (trad.fr. Une histoire populaire des États-Unis, Marseille, Agone, 2003).





[1] L’auteur analyse, tableaux récapitulatifs à l'appui, les compilations des voyageurs, observateurs, anthropologues, historiens et démographes qui ont travaillé la question des débuts de la Conquête à presque la fin du XXe siècle.
[2] « The result was a bloody genocide being committed against originally free and independent nations and peoples, and millions were killed, and millions more forced under domination. »
[3]We’ve honed our historical memory working for centuries to make sure that stories, traditions, treaty promises, and genocide aren’t forgotten. Remembering events from the past 50 years is no problem. »
[4] On Tuesday, April 9, Lakota elders, activists and non indigenous supporters marched through the streets of Manhattan to the United Nations, where they attempted to present a petition to UN Secretary General Ban Ki-Moon. Entitled the Official Lakota Oyate Complaint of Genocide Based on the 1948 Convention on the Prevention and Punishment of the Crime of Genocide, the petition listed the numerous injustices faced by the Lakota people. (Oyate is a Sioux word for "people" or "nation.")

lundi 4 juillet 2016

J. Douthwaite et l'enseignement de la Révolution Française aux Etats Unis

Aurore Chery a mené un entretien avec J. Douthwaite qui enseigne le français à l'université Notre Dame dans l'Indiana. Ses travaux portaient jusqu'alors sur la littérature du XVIII siècle, mais elle participe  désormais à un ouvrage éditorial collectif intitulé Teaching Representations of the French Revolution.

Elle présente ici enjeux d'enseignement, démarches, attentes de ce travail qui mobilise une trentaine d'auteurs. De part sa position et la discipline cet entretien est un invitation à décentrer nos regards quant à l'enseignement de cet objet d'histoire.