jeudi 7 décembre 2017

La dérive Wikipédia


Il y a un dizaine d’années nous avions organisé à l’université de Nanterre un colloque sur les effets de connaissance engendrés par le changement de pratique dans la recherche documentaire à l’occasion de ce que nous avions appelé « l’ordre informatique».[1] Plus tard j’avais approfondi ma réflexion personnelle et tenté de montrer comment le langage d’indexation des catalogues électroniques des bibliothèques de recherche (Rameau en France, LCSH, aux Etats-Unis) contraignait à recourir à Google et tous ses semblables et dérivés.[2] Je n’avais cependant pas anticipé « la culture Wikipédia », comme la qualifia judicieusement un des collègues à qui je relatai le dialogue suivant[3]:
Elle (coordinatrice d’un ouvrage collectif) : « Bon,  dans ton papier tu dis qu’en règle générale on pense que la stabilité des sociétés communistes était le produit de la peur et de la résignation. Tu peux me dire ta source ? »
Moi : ??? « Ben, c’est la pensée commune. »
Elle : « Les autres contributeurs du volume ne sont pas d’accord avec ça. » 
Moi : « Heureusement qu’ils ne le sont pas, moi non plus, c’est même l’objet de mon papier ! (Puis, pédagogue, pensant qu’il y a malentendu) : La vocation du chercheur c’est précisément de remettre en cause la pensée commune. » 
Elle, insistant : « Depuis quand on ne cite pas ses sources sous prétexte que c’est la pensée commune ? » 
Moi (perdant patience): « Tu sais ce que ça veut dire « la pensée commune » ? (Me voulant plus conciliante) Tiens, si tu veux une source à tout prix, cite donc cet historien et son livre-là, il va encore plus loin, pour lui les gens ont davantage souffert du communisme que du nazisme. (Je lui donne les références bibliographiques.) »
Elle : « À quelle page il dit ça ? » (La question était d’autant plus drôle que je lui avais dit que je partais pour l’aéroport et que j’étais dans un  taxi.)
Moi (voulant faire un peu d’humour pour détendre l’atmosphère) : « Crois moi sur parole ! »
Elle : « On ne croit pas un historien sur parole, il doit citer ses sources. »
Moi : « Ecoute, ça suffit, arrêtons les frais. » (J’ai peur de la blesser en lui disant le fond de ma pensée, l’inverse n’est pas réciproque)
Elle : « Ton papier risque d’être refusé par l’éditeur. » 
Moi : « Tant pis, pas grave. » (C’est la vérité, ce papier elle me l’avait plus ou moins extorqué).
Elle : « Mais j’en ai besoin moi, de ton papier. Tu n’as aucune considération pour moi ! » 
Je ferme mon portable. Est-elle stressée par la date de remise du manuscrit au point de ne rien comprendre? Joue-t-elle à la maîtresse d’école? « Non, me dit le collègue précité, c’est la culture Wikipédia ». Que n’y avais-je pensé ! Les notices « Wikipédia » sont en effet truffées de la remarque « cet article ne cite pas suffisamment ses sources ». Ce qui n’empêche pas nombre de notices acceptées par l’encyclopédie « libre » d’être elles-mêmes truffées d’erreurs ! Depuis quand d’ailleurs l’encyclopédie Wikipédia serait-elle détentrice de la vérité ? Sans doute serait-il cependant préférable de dire « la culture style Wikipédia » car il est aussi bien entendu normal que pour contrer les fake news, les rédacteurs de l’encyclopédie demandent à ce que l’on cite ses sources. Simplement ils ont érigé cette pratique en système. Il faut également admettre, à la décharge de cette collègue dont l’esprit de sérieux m’avait quelque peu agacée, qu’elle ne fait que se soumettre à ce qu’on exige d’elle pour être publiée. De plus en plus d’éditeurs universitaires, notamment anglo-saxons, semblent penser que plus on cite de sources, plus l’ouvrage est scientifique. Au point que, parfois, les exigences tournent au grotesque, lorsque, par exemple, on vous demande de citer vos sources alors qu’il s’agit de l’élaboration de votre propre pensée… Ainsi s’explique également que nombre d’articles ne soient plus que du name dropping  (désolée, je ne connais pas d’équivalent en français, ou alors la périphrase, « je te cite et tu me cites et … mon nom arrivera en tête sur  Google scholar »), ce qui n’est pas le moindre des bénéfices secondaires de cette pratique. (Laquelle se vérifie par la tendance à citer de moins en moins d’auteurs classiques dès lors qu’ils ne sont plus de ce monde.)
Qu’on ne s’y méprenne pas : il ne s’agit nullement de prôner l’émancipation de la citation de sources ! Nous ne sommes pas des romanciers qui se permettent de mêler fiction et histoire, mais nous devons citer à bon escient insister lorsque d’autres éditeurs voudraient, a contrario, nous faire renoncer à nos notes en bas de pages et autres références. Nos ouvrages, néanmoins, s’adressent à nos pairs (étudiants compris) et à un public avisé selon la formule consacrée, ce ne sont pas des manuels scolaires ou des traités d’érudition. Alourdir un propos par un appareil de notes ne le rend pas plus savant. Cela peut s’avérer une démonstration inutile d’érudition et masquer une pauvreté de la pensée. Quant à la pratique de la citation et à ses effets primaires ou secondaires, je renvoie aux travaux d’Yves Gingras sur l’évaluation, notamment (mais pas seulement) à son article « Du mauvais usages de faux indicateurs », RHMC, 2008/5.

Sonia Combe


[1] Voir les actes du colloque dans Classification et histoire. L’historien face à l’ordre informatique, Matériaux  pour l’histoire de notre temps, n° 82, 2006/2
[2] Sonia Combe, D’Est en Ouest, retour à l’archive, suivi de La langue de Rameau, Publication de la Sorbonne, 2013.
[3] Il s’est déroulé par sms, ce qui n’arrange rien et je cite de mémoire, mais c’est presque du verbatim.

dimanche 15 octobre 2017

Contribution pour les Etats généraux pour les archives

Contribution pour les Etats généraux pour les archives

organisés à Clermont-Ferrand par le Rn2A, les 12 et 13 octobre 2017

au nom du groupe de travail Mémoires, histoire, archives de la LDH

et du Comité de vigilance sur les usages publics de l’histoire (CVUH),

Table ronde du 13 octobre 2017

 

Gilles Manceron

 

La réflexion suscitée par le Rn2A (Réseau national d’actions pour les archives) sur le fonctionnement des archives en France, qui pose en particulier la question de liberté d’accès aux archives, est importante. Elle ne concerne pas seulement les archivistes professionnels mais aussi tous les citoyens. Elle recoupe l’un des chantiers du groupe de travail Mémoires, histoire, archives de la Ligue des droits de l’Homme. Il a suivi les journées préparatoires à ces Etats généraux organisées par Rn2A et il aurait souhaité participer, ce vendredi 13 octobre, à Clermont-Ferrand, à l’atelier ayant pour thème « Faciliter l’accès aux archives : un observatoire ? ». Mais ne pouvant finalement pas y participer en raison de problèmes de calendrier, le groupe de travail y envoie cette contribution écrite.

 

De son côté, le Comité de vigilance sur les usages publics de l’histoire (CVUH —http://cvuh.blogspot.fr —) aurait souhaité lui aussi participer à ces Etats généraux et s’est trouvé également dans l’impossibilité d’y envoyer un représentant. Son comité ayant eu un premier échange sur la question, le 9 octobre 2017, a conclu qu’il partageait les grandes préoccupations du groupe de travail de la LDH en matière d’ouverture des archives et a décidé de s’associer à cette contribution. Elle est donc faite à la fois au nom du CVUH et du groupe de travail Mémoires, histoire, archives de la LDH, mais, dans sa rédaction, elle relève de son auteur car la réflexion reste à approfondir en leur sein.

 

Le constat

 

L’idée d’« archives publiques » découle de l’article 15 de la déclaration de 1789, qui affirme que « la société a le droit de demander compte à tout agent public de son administration ». La loi du 24 juin 1794 de la Première République qui a créé les « Archives nationales » stipule que « Tout citoyen peut demander communication des documents qui sont conservés dans les dépôts des archives, aux jours et heures qui sont fixés ». Elle pose le principe selon lequel l’accès aux archives est un droit civique.

 

Or, l’organisation des archives publiques en France, la question de leur accessibilité aujourd’hui pour les citoyens, mérite un débat. Par exemple, le fait que le gouvernement du Front populaire, constatant que certaines administrations — le ministère des Affaires étrangères, le ministère de la Guerre, le ministère des Colonies et le Conseil d’Etat — n’obéissaient pas à l’obligation légale de versement de leurs archives aux Archives nationales, a promulgué, le 21 juillet 1936, un décret qui les a autorisées (article 3) à les conserver elles-mêmes — mais dans le cadre de la loi. La Préfecture de Police de la Seine (devenue de Paris) a fait de même. Même si nous constatons que ces fonds ne sont pas forcément aujourd’hui ceux dont l’accès pose le plus de problèmes, la pérennisation de cette originalité française de gestion distincte de leurs archives par certaines des administrations qui les produisent mérite un débat.  

 

En dehors de cette question, il découle des principes fondateurs de la République que les archives de tous les services de l’Etat et administrations publiques n’appartiennent pas à tel ou tel service administratif mais à la nation. La consultation des archives est un droit qui appartient à tous les citoyens, qui sont égaux dans l’accès aux services publics. Ce ne peut être un privilège accordé individuellement. Les archivistes ne sont pas des gardiens de secrets d’Etat. Leur rôle est de conserver, c’est-à-dire classer, protéger, inventorier, numériser et dupliquer les archives afin, tout en les préservant, de permettre aux citoyens d’y accéder. Ils sont les aides et les guides des citoyens dans l’exercice de leur droit à consulter librement les traces de notre histoire.

 

Des débats historiographiques contemporains — comme celui relatif à l’existence dans les années 1930 et 1940 d’un « fascisme français » aux formes spécifiques, ou celui portant sur l’évaluation du rôle de l’administration de Vichy et autres autorités françaises, et du comportement de la population du pays dans la déportation ou dans la protection des Juifs en France durant l’Occupation — ne peuvent être menés à bien que par une réelle liberté d’accès aux archives. L’accès aux archives relatives à la colonisation et à la guerre d’Algérie pose aussi problème.

 

La loi du 15 juillet 2008 relative aux archives, adoptée sous la présidence de Nicolas Sarkozy, qui multiplie les exceptions à l’accessibilité, doit être débattue. Que penser de son affirmation du caractère « communicable sans restriction » des archives, puisqu’elle a créé une catégorie d’archives « incommunicables » sans limitation de durée, celles concernant certaines armes de destruction massive ? Cela aboutit, par exemple, à ce qu’en 2015, les archives de 14-18 sur le gaz moutarde sont inconsultables. La loi précédente, du 3 janvier 1979, adoptée sous la présidence de Valéry Giscard-d’Estaing, avait fait passer de cinquante à soixante ans les délais de consultation des archives de Vichy, et ses décrets d’application avaient déclaré secrets dans un délai de soixante ans les archives de la Présidence de la République et du Premier ministre. Celle de 2008 a eu pour effet de faire passer de soixante à soixante-quinze ans ceux des archives relatives à la guerre d’Algérie et aux débuts de la Ve République — ce qui a impliqué qu’il a été mis fin, en particulier, à l’accessibilité des archives judiciaires de la répression de l’OAS — ; et à cent ans pour les « renseignements relatifs à la sécurité des personnes et concernant la défense nationale » — notion floue, s’il en est — ; ainsi qu’à rendre définitivement incommunicables les archives concernant l’arme nucléaire française et ses essais en Algérie et en Polynésie.

 

Elle a été suivie d’une ordonnance du 29 avril 2009 ­ qui a considérablement allongé la liste des documents d’archives non communicables mentionnés dans la loi, en y ajoutant les « documents administratifs dont la consultation ou la communication porterait atteinte […] au secret des délibérations du gouvernement et des autorités responsables relevant du pouvoir exécutif » — pourtant déclarées par la loi  consultables après vingt-cinq ans —, « au secret de la défense nationale » — pourtant déclarées par la loi  consultables après cent ans —, « à la conduite de la politique extérieure de la France ; à la sûreté de l’Etat, à la sécurité publique ou à la sécurité des personnes ». Autrement dit, cette ordonnance permet de déclarer incommunicable tout document officiel concernant l’histoire contemporaine de la France.

 

Par ailleurs, la Commission d’accès aux documents administratifs (Cada), créée par la loi du 17 juillet 1978, s’est vue attribuer en 2000 le rôle, différent de celui pour lequel elle avait été fondée, de donner un avis sur les refus opposé par les Archives de France à une demande de dérogation pour la consultation d’archives publiques ; un avis qu’actuellement les Archives de France refusent parfois d’appliquer. Ce qui lui confère une autorité problématique sur la recherche historique. Ce principe même des dérogations, qui n’existe pas dans d’autres pays démocratique, doit être débattu.

 

Le libre accès aux archives découle de l’exigence démocratique de la Révolution française et des recommandations du Conseil de l’Europe qui prônent « l’égal traitement de l’ensemble des utilisateurs » (R 2000/13). Il faut débattre, par exemple, du fait qu’aujourd’hui dans les Archives départementales, la consultation d’un même type d’archives de l’Occupation, comme les lettres de dénonciation des Juifs, soit déclarée, selon les cas, possible ou impossible. Ou que les dossiers de police judiciaire de la Seconde guerre mondiale soient librement communicables dans les départements, mais pas aux Archives nationales. 

 

La nécessité d’un débat

 

Cela nous amène à penser qu’un débat public est nécessaire, en particulier autour des questions suivantes :

 

• Un débat nous paraît nécessaire sur le principe selon lequel les archivistes n’ont pas à se substituer à la Justice en interdisant préventivement l’accès à des archives publiques sur la base d’un tri entre les citoyens et de la supposition chez certains du risque d’une infraction future. Ils ont à informer les lecteurs des lois qui répriment la diffamation, l’atteinte à la réputation ou la publication de certaines données personnelles privées, etc. Et c’est à l’autorité judiciaire de réprimer les éventuelles infractions, si elles sont commises. Nul archiviste ne peut être tenu responsable d’une infraction que commettrait un lecteur postérieurement à la consultation d’une archive. Leur rôle n’est pas d’autoriser ou d’écarter des lecteurs, ni de choisir parmi les archives publiques auxquelles la loi donne accès celles à communiquer à tel ou tel lecteur. Ils ne rendent pas public un document en permettant sa consultation, c’est le lecteur qui est légalement responsable de son utilisation.

 

• Le système des dérogations attribuées nominalement mérite d’être débattu. Peut-on faire un procès d’intention conduisant à interdire à un lecteur l’accès à telle ou telle archive publique au prétexte qu’il pourrait en faire un usage contraire à la loi ?

 

• Un fonds d’archives peut-il être seulement accessible à un seul ou à un petit nombre de lecteurs ? Travailler sur l’histoire implique d’indiquer les références des sources consultées afin que d’autres lecteurs puissent s’y reporter à leur tour.

 

• Un débat doit avoir lieu sur la fonction des archivistes afin de les libérer clairement d’un rôle de gardiens de la Raison d’Etat qui n’est pas le leur. Des moyens accrus doivent être donnés pour que les conditions matérielles de fonctionnement des lieux de consultation (horaires d’ouverture, nombre de places, nombre de cartons consultables par jour, séries fermées par manque de personnel ou pour des raisons techniques…) ne contribuent pas à une fermeture de facto et soient améliorées, notamment pour progresser dans les nécessaires inventaires d’archives contemporaines, pour qu’elles puissent jouer pleinement le rôle qui doit être le leur dans une démocratie.

 

• Une réflexion doit avoir lieu sur l’existence ou non d’inventaires, mis à la disposition du public, pour tous les fonds d’archives. On ne peut demander à consulter une archive qu’à la condition d’en connaître l’existence.

 

• Mérite aussi un débat l’usage qui est fait de la notion de « protection de la vie privée » pour ne pas nommer ceux qui ont commis tel ou tel acte pendant l’Occupation ou les guerres coloniales. Peut-elle être utilisée pour empêcher la connaissance historique de tel ou tel acte passé ? Le fait qu’actuellement, ne doit pas être communiqué un « document qui révèle un comportement dans des conditions dont la divulgation pourrait nuire à son auteur » ou à celle de ses descendants pose question. Est-ce à dire que ceux qui montraient la complicité de Maurice Papon dans des crimes contre l’humanité à Bordeaux en 1942 auraient dû être tenus secrets pour « protéger sa vie privée » et celle de ses descendants ? Les descendants ne sont en rien responsables des actes de leurs ascendants. L’idée de « respect de leur vie privée » ne doit pas servir d’alibi à une Raison d’Etat qui chercherait à dissimuler certains faits, comme les actes de collaboration de responsables français avec les autorités nazies sous l’Occupation ou l’institutionnalisation de la torture par l’armée française durant la guerre d’Algérie et les crimes de l’OAS.

 

• La notion d’« archives secrète » mérite aussi un débat. Elle doit être délimitée de façon à ne pas devenir un alibi facile de la Raison d’Etat. Il faut débattre, par exemple, sur le fait qu’un tampon « secret » apposé sur un document il y a plus de soixante-dix ans par une administration publique versante provoque aujourd’hui sa non communication, et une demande à l’administration héritière de celle qui l’avait produit à l’époque de déclassifier ce document — y compris pour des documents que, par exemple, les autorités nazies puis soviétiques avaient pu consulter à loisir, entre 1940 et les années 1990, avant leur restitution à la France.

 

• La généralisation de l’usage de la photographie et de la numérisation d’archives doit être débattue. A l’heure où ces pratiques sont couramment accessibles, le principe même de destruction sans traces d’un fonds d’archives — comme cela a été fait, malheureusement, pour des dossiers de procédures correctionnelles sous l’Occupation, au prétexte qu’on pourrait ne conserver qu’une « année témoin », 1943 — doit être discuté. Ces techniques, par ailleurs, facilitent grandement l’accès libre aux archives en protégeant les pièces originales. Elles peuvent aussi permettre l’anonymisation de photocopies de documents remises aux lecteurs, une fois qu’ils ont pu en prendre connaissance.

 

• Un débat doit avoir lieu aussi sur l’obligation pour les personnes exerçant des responsabilités publiques — y compris celle de ministre, de Premier ministre ou de Président de la République — de verser aux Archives de France les archives relatives à l’exercice de leur fonction. Une réflexion doit avoir lieu sur le fait que leur non versement ou leur versement partiel ne soit seulement l’objet, comme aujourd’hui, que d’un effort de persuasion, et non l’objet de poursuites. Ainsi que sur leur conservation dans des fonds privés ou dans des fondations — qui est une particularité française.

 

• En ce qui concerne l’accessibilité de la presse française postérieure à 1940 sur des bases de données numérisées comme Gallica, importantes pour la connaissance de notre histoire contemporaine, une réflexion aussi doit porter sur le fait que la notion de droit d’auteur est utilisée pour interdire sa mise en libre accès. Cette interprétation de cette notion est-elle justifiée ?

 

La proposition d’un observatoire

 

Un observatoire sur la liberté d’accès aux archives pourrait réunir différentes structures et associations désireuses d’ouvrir un tel débat et de discuter d’un certain nombre de cas remontant des archivistes et des usagers. La pétition lancée le 8 mai 2015 sur l’ouverture complète des archives relatives à la Seconde guerre mondiale et ses résultats montrent qu’une mobilisation sur ces sujets peut donner des résultats.

 

Un tel observatoire pourrait être un cadre d’échange entre des associations diverses d’historiens et d’archivistes. Un cadre pour s’interroger, avec des philosophes et des juristes, sur les conflits de droits qui peuvent exister, par exemple entre le droit à connaître le passé et celui à la protection de la vie privée.

 

Certes, la méconnaissance par le public des problèmes relatifs aux archives est un obstacle. Au sein même de la LDH, il nous a été fait remarquer, avec raison, que le manque de visibilité dans l’opinion et dans la presse des entraves à l’accès aux archives, n’est pas comparable, par exemple, à celle des entraves relatives à la liberté de création, qui est l’objet d’un observatoire mis en place avec succès ces dernières années par la LDH, et qui rassemble de nombreuses structures. Cette remarque doit être considérée. Elle souligne qu’un gros travail reste à faire auprès de l’opinion pour l’informer sur ces sujets et lui faire prendre conscience que cette question est un enjeu citoyen. Mais l’ampleur du travail doit-elle nous conduire à renoncer à ouvrir un tel débat ?

 

Il s’agit d’un enjeu scientifique concernant la connaissance historique de certaines périodes importantes de l’histoire contemporaine de la France, mais c’est aussi un enjeu civique. Car la question n’est pas sans lien avec une autre « exceptionnalité française » : celle qui fait qu’aujourd’hui en France existent des courants idéologiques qui se sont nourris des silences et des dénis d’histoire relatifs à la période de Vichy et aux guerres coloniales. Le libre accès aux archives est aussi une condition pour que les citoyens de ce pays puissent espérer mettre fin à cette triste « exception française ».

mardi 12 septembre 2017

"Les statues meurent aussi" par Nelcya Delanoë

LES STATUES MEURENT AUSSI
Une histoire américaine déconnectée

 Nelcya DELANOË


Les déboulonner ou pas, that is the question. On ne parle plus que de ça.

En avril 2017 à Charlottesville, Virginie, le conseil municipal vote le déboulonnage de la statue équestre du général Robert E. Lee (à la tête des forces armées confédérées pendant la Guerre de Sécession), et un nouveau nom au parc où elle avait été érigée en 1924 –de « Lee Park » à « Emancipation Park ». En mai, un juge de Virginie impose un moratoire de six mois à cette décision. Depuis juin 2016, la statue avait été l’objet de diverses vindictes colorées et graphées. En juillet 2017, elle avait été recouverte de peinture rouge. Et les manifestations de se succéder.

Ainsi, le 13 mai 2017, Richard B. Spencer, l’un des ténors de la droite suprémaciste américaine, ou Alt Right, avait organisé un rallye à la lueur de torches façon retraite aux flambeaux nazie. Il s’agissait d’affirmer son opposition au déboulonnage de la statue au son de « Jews will not replace us » et de « Russia is our friend. » Le 8 juillet, c’était au tour du Ku Klux Klan, mais les 50 hommes mobilisés se heurtaient cette fois à plusieurs centaines de contre-manifestants, la police faisait usage de gaz lacrymogènes et arrêtait vingt-trois personnes. Le 12 août, la tension montait de plusieurs crans, et sérieusement cette fois : Le mouvement « Unite the Right », qui regroupe diverses organisations d’extrême droite suprémacistes et des groupuscules néo-nazis, organise un rallye sur le campus de l’Université de Virginie, -fondée par Jefferson en 1818, elle conserve de cette origine sacralisée un parfum d’élite.

Flambeau à la main, ils défilent au son de « Jews will not replace us », de « Blood and Soil » -traduction de « Blunt unt Boden »-, de « Whose streets ? Our streets ! », « White lives matter ». En face, ceux qui ont choisi de militer en dehors du parti Démocrate, pour certains armés de bombes lacrymogènes, gourdins et boucliers, les « Anti-fa » et autres groupes de gauche -anarchistes, Black bloc-, chantent « No KKK, no Fascist USA, Black Lives matter.» Des centaines de part et d’autre et des échauffourées, l’état d’urgence est proclamé. Travaillant pour Vice News, la jeune journaliste Elle Reeve filme et enregistre les défenseurs de la statue –drapeaux confédérés, drapeaux frappés de la croix gammée, matraques, armement létal dissimulé ou pas -en Virginie, il est légal de porter des armes non dissimulées. « Nous sommes plus racistes que Trump, qui donne sa fille à un Juif », les homos sont des  pédés, des parasites, les Arabes et les musulmans des terroristes. Ils préparent un « Ethno-État blanc », les Blancs étant menacés de génocide, entre autres par les Juifs et les communistes, « il y aura de notre part de plus en plus de violence, on n’en est qu’aux préliminaires.» Puis c’est l’attaque à la voiture bélier -« c’est le conducteur qui a été attaqué par les manifestants », une femme est tuée, Heather Heyer, 32 ans[1].

Le président des États-Unis a alors renvoyé dos à dos d’une part Alt-Right et « Alt Left » - « Des gens bien des deux côtés » ; d’autre part le général Lee -« Sa statue, c’est notre histoire »- et les présidents Jefferson et Washington, propriétaires d’esclaves comme ce dernier -« Alors, on va détruire aussi leur statue » ? Ces propos ont transformé le pays en un vaste forum où se déchaînent, sur la toile et sur papier, les mises en cause, en perspective, en forme, en statistiques, en graphiques de l’Histoire américaine, de la Guerre de Sécession et de l’esclavage en particulier. À ceux qui veulent déboulonner la statue de Lee, et aussi celle de Thomas Jonathan « Stonewall » Jackson, Trump  déclare, indigné: « Vous êtes en train de changer notre histoire; vous êtes en train de changer notre culture ».

Tout est donc parti d’une statue dédiée à un militaire sudiste, sécessionniste, raciste et esclavagiste, érigée dans l’état de Virginie au début du XXe siècle. La statue de  Thomas Jonathan « Stonewall » Jackson, autre mémorial datant de la même époque et dans la même ville, avait pour sa part été érigée sur un terrain confisqué sept ans plus tôt à ses propriétaires noirs.

Or doncques, comment et pourquoi Charlottesville en 2017 ? Où l’on verra que ce débat sur le déboulonnage (ou pas) des statues masque et le sens du passé et une histoire amputée.

Dans les années 1960, Vinegar Hill est le quartier des affaires et de la vie culturelle des Noirs de Charlottesville, prospères et actifs. Par référendum (auquel ces derniers n’ont pas le droit de participer), la municipalité décide un plan de rénovation urbaine, c’est-à-dire de raser Vinegar Hill. Des centaines de résidents sont déplacés, des dizaines d’entreprises et de magasins disparaissent – et ne ré-ouvriront jamais. Des générations de familles noires sont prises dans le système du logement social ou quittent la ville. En avril dernier, avec le déplacement de la statue de Lee, le conseil municipal avait d’ailleurs adopté une loi de finance destinée à rattraper les disparités locales infligées aux résidences noires depuis des années.

La « gentrification » de cette ville universitaire a par ailleurs induit la baisse de la population noire, de 22% en 2000 à 19% en 2017. Or en 1860, avec 3000 habitants, Charlottesville était la ville la plus importante du comté d’Albermale où vivaient 606 Noirs libres, 13 916 esclaves et 12 103 Blancs… devenus aujourd’hui majoritaires.

Les Afro-Américains y sont désormais de plus en plus mal logés, dans des quartiers délabrés où ne vivent pas de Blancs. Les terrains de Vinegar Hill ont été abandonnés pendant plusieurs années avant qu’on y construise des parkings, un hôtel, un tribunal, un centre culturel qui font frontière entre des poches de pauvreté noire et le centre ville, chic. Là, ne subsistent que quelques immeubles de qualité subventionnés par la mairie, soit 150 appartements attribués aux Noirs et que la prochaine vague de ‘gentrification’ semble menacer. Défiler en 2017 dans les rues de Charlottesville et sur son campus en lançant des slogans suprémacistes blancs au fil d’une parade quasi militaire, c’est affirmer la nullité des 13e, 14e et 15e amendements de la constitution américaine et proclamer qu’on est toujours au pays des Codes noirs post Guerre de Sécession.

En dépit des acquis arrachés grâce à la lutte du Mouvement pour les droits civiques, depuis les années Reagan, la séparation entre les communautés noires et les autres s’est renforcée dans toutes les villes américaines, et avec elle l’inégalité –particulièrement depuis le recensement de l’an 2000 et du redécoupage des circonscriptions électorales. Alors, parler de statues, déboulonnées, drapées de deuil, taguées, enduites de rouge, remisées au musée, laissées en place avec mise en contexte historique, pourquoi pas ? Mais ce qui a jailli de cette insolente équivalence affirmée par Donald Trump entre des généraux sécessionnistes et des présidents fédéralistes, tous propriétaires d’esclaves certes, c’est un débat tronqué et truqué.

Depuis la fin de cette guerre civile (1865), historiens, chercheurs, penseurs écrivains, journalistes, politiques ont certes bataillé pour en écrire l’histoire – bataillé avec eux-mêmes, avec les États-membres, l’État fédéral, les parlementaires, les juges, les universités, les lecteurs, les étudiants… Et c’est sur ce sujet que le 16 août 2017, le Washington Post tançait le président: « No, Mr President, Washington and Jefferson are not the same as Confederate soldiers », puis donnait la parole à des historiens réputés. Selon Jim Grossman, directeur exécutif de l’American Historical Association, pour avoir eux aussi possédé des esclaves, les Pères Fondateurs n’en ont pas moins « accompli une chose importante… ils ont été au cœur de la création d’une nation… Alors que honorer Lee et Stonewall, c’est honorer ceux qui ont créé et défendu la Confédération, dont la seule raison d’être était la protection du droit de certaines personnes à en posséder d’autres ». Denver Brunsman, historien et professeur à George Washington University estime que « Washington a construit une structure qui, bien qu’imparfaite, est dédiée à la liberté universelle… Il a anticipé une Amérique multiraciale.» Et si Jefferson vieillissant a aggravé son cas d’esclavagiste, « le discours sur la liberté universelle qu’il nous a offert avec la Déclaration d’Indépendance demeure toujours bien vivant ».

Quelques jours plus tard, le New York Times des 22 et 23 août 2017 publiait une dizaine d’articles sur le sujet – historiens (Eric Foner, Timothy Snyder), journalistes, responsables politiques, universitaires, éditoriaux… Dans l’ensemble, le président est condamné pour avoir établi une équivalence historique fallacieuse et pour avoir, comme le résume Snyder, normalisé  l’idéologie de ces nazis américains, excusé leurs actes, les avoir rassurés sur la suite: la prochaine fois que le terrorisme frappera aux États-Unis, le président s’en prendra à son opposition.

Quant à la notion de « notre histoire » américaine dont Trump se veut le défenseur, les esclaves en ont-ils fait partie, de ce « notre »? Et les Noirs ? Et, au fait, les Amérindiens dont nul ne parle dans ce débat? À ce jour, qui fait partie de l’histoire américaine ?

Depuis la fondation des États-Unis d’Amérique, le pays s’est demandé et se demande toujours comment on peut être ou devenir Américain. Au nom de valeurs communes ? De la race ? De l’origine ethnique ? Nationale ? La première loi (1790) avait décidé que seuls les immigrants blancs pourraient devenir américains. Mais quid alors des non-blancs nés dans le pays, demande Foner, en pensant aux descendants d’Africains, jamais aux Autochtones. Avant la Guerre de Sécession, la réponse variait selon les États-membres – aux Afro-Américains, certains accordaient la citoyenneté américaine. Mais en 1857, le fameux attendu de la Cour Suprême, connu sous le nom de Dred Scott Decision, stipule qu’un esclave ayant résidé dans un État-membre libre ne devient pas libre, que les Afro-Américains ne sont pas et ne seront jamais des citoyens américains mais sont et seront toujours des étrangers aux États-Unis. Enfin, il proclame l’inconstitutionnalité du Compromis du Missouri de 1820 qui prévoyait de faire des Territoires situés à l’ouest du Mississipi de futurs États-membres libres - pas d’esclaves. Nous reviendrons sur ce dernier point.

Les anti-esclavagistes et abolitionnistes, actifs dans le débat dès la fondation des États-Unis, rejetaient toute définition raciste et proposaient une citoyenneté liée à la naissance dans le pays – les Amérindiens non compris. La période de l’après guerre civile – La Reconstruction - valut ainsi leur émancipation aux Noirs, anciens esclaves ou pas, et vit éclore mille fleurs – écoles, mairies, tribunaux, les anciens esclaves votaient et étaient élus, bientôt écrasées dans le sang et la torture par la réaction d’un Sud vaincu, humilié par le Nord et plongeant dans la haine criminelle une fois remis.

C’est la renaissance du KKK, de ses assassinats et du lynchage des Noirs, les « strange fruit » pendus aux arbres que chante Billie Holiday. Grâce à la marge de manoeuvre qu’offre le système fédéral, les États du Sud adoptent bientôt des lois « Jim Crow », ou codes noirs, offertes par la célèbre décision de la Cour suprême qui fait des Afro-Américains des citoyens « Separate but equal » (Plessy v. Ferguson, 8 mai 1896). Ainsi est institutionnalisée la ségrégation -dans les écoles, les hôpitaux, les transports, les zones d’habitation, et bien sûr les actes de la citoyenneté - plus question que les Noirs votent, s’ils sont américains, ils sont des citoyens amputés.

À partir des années 1920, ce monde de la persécution lisse et crypte la réécriture de l’histoire américaine depuis la guerre civile, comme on l’appelle aux États-Unis – la sécession devient « la Cause Perdue » et perdue dans l’honneur. Il s’agit désormais de rendre hommage à ses acteurs, de les commémorer, un Mémorial ici un autre là et encore là, dans tous les États ex-sécessionnistes, coulé dans le bronze et le marbre contre un pendu ici un assassiné là un noyé ailleurs, un fracassé, et partout une paupérisation galopante. La paranoïa anti rouge, la fameuse Red Scare (1917-1920, voir Emma Goldman, Sacco et Vanzetti) suivie des quota contre l’immigration (1921, 1924) se double d’une hystérie anti-noire sublimée en célébration d’un monde perdu, en vérité la proclamation d’un territoire de nouveau occupé. Ces statues en deviennent les gardiennes, et en attestent, encadrant l’histoire des États-Unis avec esclavage d’un éloquent mais silencieux trompe-l’œil qui ne trompe personne, d’un leurre que tout le monde sait décoder.

La ségrégation et la discrimination, institutionnalisée ou feutrée, font ainsi une doublure au consensus qui soutient la Guerre froide et la démocratie américaine comme flambeaux du Monde libre. Dans les années 1960, le Mouvement des droits civiques parvient à déjouer et déconstruire ces pièges à êtres humains, au prix du sang et des souffrances que l’on sait. Des lois sont votées, d’autres lois sont votées, des décisions de justice sont rendues et d’autres encore, la nation bat sa coulpe et s’engage autour des questions que posent l’histoire de l’esclavage puis de la Guerre de Sécession. Aujourd’hui elle en est à se déchirer à travers les réseaux sociaux, le Web, la presse,  la radio, la télévision, intox et contre-intox, Démocrates et démocrates s’affrontent, droites et extrêmes droites aussi, sans que la lumière soit. Pour intéressants et troublants que soient ces affrontements, leur étroitesse n’en étonne pas moins: l’Histoire des États-Unis commencerait-elle au milieu du XIXe siècle ? Ne concernerait-elle que Noirs et Blancs ?

Entre autres, ce sur quoi cette controverse fait ainsi l’impasse, c’est sur une strate qui est au fondement de l’histoire des États-Unis. Non moins douloureuse et controversée, c’est celle de l’histoire des Autochtones, de leurs terres et de leur place dans cette histoire américaine.

En septembre 1767, Washington écrit à son ami William Crawford : « ... Si vous veniez à trouver ce type de terres, vous me rendriez un singulier service en dénichant la méthode qui vous permettrait de les mettre immédiatement de côté pour moi… Celui qui aujourd’hui laisse passer l’occasion de se chercher de bonnes terres… ne retrouvera pas cette chance de si tôt… Il ne me déplairait pas d’avoir droit à des terres au bord de l’Ohio… mais je me contenterais volontiers de quelques bons arpents moins retirés. »

En février 1803, Jefferson, alors troisième président des États-Unis, théorise la conquête américaine du continent et sa faim de terres en ces termes : « … Nos colonies de peuplement approcheront les Indiens en les encerclant… Il ne leur restera plus, à la longue, qu’à s’incorporer à nous en devenant citoyens des États-Unis, ou alors d’aller s’installer de l’autre côté du Mississipi. La première solution constitue sans doute la fin la plus heureuse de leur histoire… Notre force et leur faiblesse sont devenues si patentes qu’ils ne peuvent manquer de savoir que nous pouvons les broyer d’une seule main… Qu’une seule tribu soit assez folle pour saisir la hache de guerre… Nous nous emparerions de leur territoire tout entier et la repousserions au-delà du Mississipi… » Cette annonce de la déportation massive des Amérindiens sera suivie d’effet en 1830, avec délégitimation de leurs droits tribaux, garantis pourtant par traité, cet instrument du droit international, toujours valide. Quant à la résistance armée amérindienne à la conquête anglaise puis américaine, elle a duré jusqu’à la fin du XIXe siècle, soit trois siècles au moins.

Ces terres indiennes, qu’il était à l’évidence nécessaire de s’approprier pour exister en tant qu’État, furent cultivées pour partie par des esclaves. Capital foncier et cheptel humain à bas prix abaissèrent ainsi le coût du travail et de la colonisation. Avant l’abolition de l’esclavage, l’expansion vers l’ouest - l’ouest des Appalaches, l’ouest du Mississipi, puis de la Californie et au-delà - s’est toujours faite par appropriation des terres indiennes (négociations, guerres, vols, traités etc…). Cette expansion devint simultanément l’une des causes de la Guerre de Sécession: les États-membres créés au fur et à mesure de l‘avancée de la conquête seraient-ils proclamés esclavagistes ou pas ? Lincoln était très clair sur la question, il était pour l’Union. Si l’esclavage préservait l’Union, il y serait favorable, s’il menaçait l’Union, il s’y opposerait. Le tout étant néanmoins de mener l’avance fédérale de main de maître et de Yankee -industriel et protectionniste.

Les Pères fondateurs ne se sont jamais voilés la face quant à la nature initiale de la construction des États-Unis: appropriation et développement des terres des autres à l’aide du labeur des serfs européens et des esclaves africains (massivement). Et ils l’ont ainsi organisée, par la loi et par les armes, jusqu’à ce jour. Ces données étaient alors et sont toujours de notoriété publique, mais elles sont désormais absentes du débat. Ce passé-là demeure un impensé historique. L’histoire américaine comme histoire déconnectée.

Bill de Blasio, le maire de New York qui veut faire enlever la plaque apposée en l’honneur de Pétain, a aussi proposé de déboulonner la statue de Christophe Colon… De là à ce que l’histoire des États-Unis soit abordée enfin dans son épaisseur historique…


[1] Charlottesville: Race and Terror – VICE News Tonight...https://www.youtube.com/watch?v=P54sP0Nlngg


Nelcya DELANOË

lundi 11 septembre 2017

Publication : La Fabrique scolaire de l'histoire 2

La collection Passé/Présent du CVUH annonce la publication de La Fabrique scolaire de l'histoire 2ème édition, sous la direction de Laurence De Cock, préface de Suzanne Citron

Cette édition entièrement renouvelée de La Fabrique scolaire de l’histoire poursuit la réflexion sur les spécialités et les enjeux de l’histoire qu’on enseigne à l’école.

Présentation :
Pourquoi et comment apprendre l’histoire ? Et surtout, quelle histoire ? La virulence des débats récurrents sur ce que les élèves apprennent à l’école est aujourd’hui autant le signe de la vigueur des courants réactionnaires que d’un profond désarroi autour de ces questions décisives. Refuser fermement le terrain du discours scolaire nostalgique et patriotique n’interdit pas de regarder en face l’ampleur des tensions qui traversent aujourd’hui un enseignement chargé de sens civique.
Cette édition entièrement renouvelée de La Fabrique scolaire de l’histoire poursuit la réflexion sur les spécialités et les enjeux de l’histoire qu’on enseigne à l’école. Elle plaide pour une histoire scolaire faisant place à toutes les composantes d’une société plurielle sachant les rassembler autour d’un rapport critique et confiant au savoir.

Géraldine Bozec, Vincent Capdepuy, Vincent Casanova, Suzanne Citron, Laurence De Cock, Hayat El Kaaouachi, Charles Heimberg, Samuel Kuhn, Françoise Lantheaume, Patricia Legris, Servane Marzin, Véronique Servat : chercheurs et enseignants, les auteurs de cet ouvrage nourrissent les réflexions du collectif Aggiornamento histoire-géographie (http://aggiornamento.hypotheses.org/) qui milite pour un enseignement libéré du carcan de l’habitude et des pesanteurs bureaucratiques.
Une rencontre avec Laurence De Cock accompagne cette publication 

Mardi 12 septembre
à 19h30
Au Lieu-Dit
6, rue Sorbier 75020 Paris

http://lelieudit.com/     


mardi 2 mai 2017

Atelier « Les mots du politique » Réforme et révolution

Jeudi 18 mai 2017, 19h-21h

Au Lieu-Dit, 6 rue Sorbier, Paris 20e


Débat dans le cadre des Ateliers « Les mots du politique » organisés conjointement par le Comité de vigilance face aux usages publics de l’histoire (CVUH) et la Société d’histoire de la Révolution de 1848 et des révolutions du XIXe siècle, sur le thème : Réforme et révolution

avec Aurore Chéry, Laurent Colantonio, Fanny Madeline et Michèle Riot-Sarcey.

Les mots sont pris dans des luttes idéologiques et politiques qui cherchent à les instrumentaliser. Les Ateliers visent à décrypter leurs usages et à restituer les enjeux historiques qu’ils recouvrent.

On a l’habitude d’opposer la réforme à la révolution comme deux modalités radicalement différentes de la transformation politique et sociale. Pourtant, selon les époques et les lieux, des levellers de la révolution anglaise aux réformateurs sociaux du XIXe siècle, des acteurs de la Révolution française à ceux du Front populaire, les mêmes mots ont des significations différentes. Nous proposons d’en débattre.

lundi 1 mai 2017

L'urgence de l'histoire


Il est temps pour nous, membres du CVUH, de prendre position à une semaine du second tour de l'élection présidentielle, dans un climat politique singulièrement inquiétant, et tout particulièrement à gauche. Le CVUH n'est pas un mouvement politique ni un syndicat, mais il a une fonction à la fois savante et critique depuis sa fondation. Une des raisons fondatrices du CVUH, en 2005, est le rapport à l'instrumentalisation de l'histoire de la colonisation de l’Algérie. Rappelons-le : il s'agissait pour nous initialement de récuser l'idée de devoir enseigner sous injonction ministérielle les aspects positifs de la colonisation, comme le formulait le second alinéa de l'article 4 du projet de loi : « les programmes scolaires reconnaissent en particulier le caractère positif de la présence française outremer et notamment en Afrique du nord ». C'était une proposition de Jacques Chirac, mais dont il était assez évident qu'elle cherchait à séduire l'électorat d'extrême droite, nostalgique de l'Algérie coloniale et les milieux qui entreprenaient déjà une réhabilitation publique de l'OAS.

Nous sommes dans une situation infiniment pire, et qui nous requiert pour les mêmes raisons : le FN et sa candidate ne cessent d'instrumentaliser l'histoire, celle de la colonisation, celle de l'immigration, celle de la déportation et de l'extermination des juifs, celle de l'occupation, celle du protestantisme, celle de l'Islam, celle de l'Europe, etc. - la liste est longue. Cela au nom de la « patrie », au nom du « peuple », au nom d'une conception fermée, xénophobe et agressive de la « France », et de la « fierté nationale » qu'il faudrait restaurer. Et il faut s'attendre à des projets de loi beaucoup plus graves et injonctifs concernant l'enseignement de l'histoire, dans le primaire, le secondaire et le supérieur.

Bien sûr, nous constatons l'usage et l'instrumentalisation du drapeau tricolore, de ces mêmes mots de peuple, de patrie, de France, chez la plupart des partis politiques et des candidats à l'élection présidentielle. Et bien sûr, en tant que citoyens d'opinions diverses, nous pouvons nous inquiéter de certaines propositions du candidat d'En marche concernant la sécurité sociale et la loi travail, entre autres.

Mais, sauf à tout confondre, le danger n'est pas comparable. Un pouvoir exécutif contrôlé par l'extrême droite ne produit pas les mêmes effets de censure et d'action policière que le même pouvoir exécutif contrôlé par des libéraux. Le gouvernement hongrois dirigé par Victor Orban qui censure les médias, fait emprisonner les manifestants en dehors des lois, réhabilite le régime fascisant et antisémite de l'amiral Horthy tout en criminalisant les réfugiés qui tentent d'échapper à l'extrême violence de la guerre en Syrie et en Irak, nous rappelle au présent la nature du danger. S'agissant du seul domaine de l'histoire, les historiens spécialistes peuvent discuter de l'utilisation de l'expression de « crimes contre l’humanité » par Emmanuel Macron pour désigner l'ensemble de la colonisation, incontestablement ponctuée de ce type de crimes. Mais ce sont bien des dirigeants et des responsables FN qui célèbrent la mémoire de Pétain, nient l'extermination des juifs par les chambres à gaz, remettent en question le droit de pratiquer librement ses croyances. C'est bien la candidate du FN qui propose de supprimer le droit du sol, élément fondamental du droit républicain de la nationalité depuis 1889, et qui cherche à rendre plus difficile la vie quotidienne de millions de Français en prétendant distinguer les « vrais Français » et les autres. C'est elle qui prétend arrêter toute immigration, proposition absurde et régressive, inapplicable, pour qui connaît l'histoire de l'immigration et pour qui reconnaît le droit élémentaire de la vie en commun. 
Il est donc impossible de nous abstenir dimanche prochain. Et nous rejoignons les appels qui, pour les mêmes raisons que nous, visent à dire non à la présence de l'extrême droite au pouvoir au sommet de l'Etat le soir du 7 mai.

S’abstenir n'aurait pas de sens, ce serait laisser à d'autres le soin de faire barrage au Front National. Être clair c'est s'engager à voter pour l'autre candidat, seul en lice contre le FN, afin de pouvoir ensuite exiger du président de la République, y compris en le combattant, une autre orientation programmatique. À nous de rester vigilants pour que l'histoire retrouve les chemins de la critique.
Le CVUH

lundi 17 avril 2017

Conférence de Pierre Briant sur Alexandre le Grand

Le CVUH vous propose d'assister à une conférence-débat autour du livre de Pierre Briant sur les usages socio-politiques de la figure d'Alexandre le Grand. 

 Elle aura lieu le mardi 23 mai à 19h30 à la librairie Jonas, 14 rue de la Maison-Blanche, 75013 Paris.

lundi 10 avril 2017

Le CVUH réagit : Brighelli et la fabrique du cuistre

Suite à la chronique de J.-P. Brighelli publiée dans Le Point du 28  mars 2017, le CVUH a souhaité s'associer au collectif Aggiornamento par la déclaration suivante : 

La haine qui suinte de certains collègues et entache les commentaires tenus en principe par des scientifiques compétents, voire « agrégés », ce qui devrait impliquer rigueur et mesure, nous afflige. Il n’y a pas d’autre mot. Comment prétendre que l’ouvrage de Suzanne Citron n’est qu’une «  étude qui plaide pour une déconstruction du récit national » : c’est un ouvrage d’histoire qui décortique, avec le sérieux exigé d’une analyse critique des sources, comment le « récit national » procède d’une construction de la fin du XIXe siècle : c’est effectivement (et tous les historiens sérieux le savent) une construction datée et explicable à l’époque puisqu’il s’agissait de promouvoir l’existence, durable pour la première fois de notre histoire, de la République. Comment oser alléguer que le travail serait irrecevable parce que écrit par une historienne par ailleurs socialiste, qui a « alimenté de ses chroniques Le Monde et Libé » : c’est interdit par la loi que d’avoir, comme tout un chacun, des idées politiques ? On n’a le droit que d’alimenter une chronique au Point ou à l’Express ? Est-ce une manifestation d’absence de rigueur scientifique que de ne pas avoir les mêmes opinions que l’auteur de ces lignes péjoratives ? Une publication historienne peut être sérieuse, c’est à dire rigoureuse dans ses sources et son argumentation, et engagée au meilleur sens du terme. Les travaux d’histoire ne sont pas des recueils factuels mais bien des invitations à réfléchir de façon critique. Toute science sociale peut être discutée à ce titre, mais à condition de le faire de façon rigoureuse, honnête, démontrée, donc non injurieuse.
 
Ainsi, parler du travail scientifique de Laurence De Cock comme « ce qui lui a tenu lieu de thèse de doctorat » alors qu’elle a reçu les félicitations d’un jury hautement spécialisé, confirmé par les instances qui l’ont qualifiée doublement pour exercer son métier à l’université, est une injure. Ce jury est qualifié de « complice », ce qui relève de la diffamation – triple diffamation, à l’égard de la thèse, à l’égard du jury, à l’égard des commissions de qualification. Dans un hebdomadaire supposé sérieux, c’est déplorable. En sus, personnaliser à ce point une collègue en affirmant qu’elle ne représente « qu'elle-même et les pédagocrates » est absurde, puisque Laurence De Cock parle effectivement au nom de nombreux collègues, notamment membres du CVUH fondé depuis 2005 à l’initiative de Gérard Noiriel, directeur d’études à l’EHESS, et de Michèle Riot-Sarcey, professeure émérite réputée spécialiste du XIXe siècle.
Ce que nous ne comprenons pas, c’est comment il est possible qu’un journal raisonnable publie de telles bêtises écrites de façon aussi vulgaire.

Le CVUH

samedi 8 avril 2017

Atelier "Les mots du politique" Intégration/assimilation, 27 avril 2017, 19h

Dans le cadre des Ateliers « Les mots du politique » 
organisés conjointement par 
le Comité de vigilance face aux usages publics de l’histoire (CVUH) 
et la Société d’histoire de la Révolution de 1848 et des révolutions du XIXe siècle

un atelier aura lieu le
jeudi 27 avril 
de 19h à 21h
au Lieu Dit
6, rue du Sorbier 75020 Paris

sur le thème : Intégration et assimilation
avec Laurence De Cock, Laurent Lévy, Gilles Manceron et Pierre Tévanian

Les mots sont pris dans des luttes idéologiques et politiques qui cherchent à les instrumentaliser. Les Ateliers du CVUH visent à décrypter leur usage et à restituer les enjeux qu’ils recouvrent. A travers l’emploi de ceux d’assimilation et d’intégration, c’est le fondement même de la nation qui est en cause. Une nation essentialisée à l’identité immobile où les mouvements migratoires sont perçus comme un « grand remplacement », ou une communauté humaine en perpétuels mouvement et recomposition, dont le fondement est historique et le ciment est économique, social et politique.

dimanche 26 mars 2017

Enregistrement de l'atelier "Les Mots du politique" : civilisation/barbarie

Vous trouverez ici l'enregistrement de l'atelier "Les Mots du politique" sur les mots civilisation/barbarie. 

Il s'est tenu au Lieu-Dit le 23 mars 2017. Les intervenants sont Blaise Dufal et Olivier Le Trocquer

samedi 18 mars 2017

Atelier "Les Mots du politique", en ligne : Peuple/populisme

Le 2 mars 2017 s'est tenu l'atelier "Peuple/populisme" au Lieu-dit.

Vous pourrez en trouver ici un enregistrement audio. Cet atelier, où sont intervenus Déborah Cohen et Federico Tarragoni, était coordonné par Anne Jollet.

 Fichier atelier

Les historiens, le Brexit et l’identité britannique

En juin 2016, les électeurs britanniques se sont prononcés en faveur de la sortie de l’Union européenne. Pendant la campagne autour du référendum qui a précédé ce vote, les savoirs historiques ont été mobilisés par les acteurs politiques et des historien.ne.s sont intervenu.e.s, plus que de coutume, dans le débat public. Le débat porté par les historien.ne.s s’est focalisé sur la question de l’exceptionnalisme historique britannique, qui est devenu un argument important pour les partisans du « Leave » (oui au Brexit). Les deux textes traduits et présentés dans ce dossier rendent compte des enjeux et des clivages qui se sont dessinés au Royaume-Uni au printemps 2015.

Actif depuis 2013, le collectif Historians for Britain (Historiens pour la Grande-Bretagne) s’est formé autour d’une vingtaine d’universitaires confirmés (notamment le médiéviste Nigel Saul et le spécialiste de la Commune Robert Tombs) et d’historiens médiatiques (Sheila Lawlor, David Starkey), tous désireux de défendre le point de vue du « Leave » et ce, à l’aune du passé. Début mai 2015, David Abulafia, professeur d’histoire méditerranéenne à Cambridge et président de Historians for Britain, publie, dans la revue d’histoire grand public History Today, un texte-manifeste intitulé « La Grande-Bretagne : à part ou une part de l’Europe ? ». Sa traduction est le premier texte du dossier. Les Historians for Britain organisent alors des séminaires et des conférences publiques autour de la question ; leur site internet énonce leur projet : « Permettre aux Britanniques de comprendre que de nombreux historiens font campagne pour obtenir un meilleur accord avec Bruxelles et n’ont pas peur de lutter pour parvenir à ce changement » (http://historiansforbritain.org/about/). À l’appui de leur position, ils proposent, en libre accès, des articles et des réflexions collectives, comme par exemple : « ‘Le Demos européen’ : un mythe historique ? » (http://forbritain.org/demosessays.pdf), « Au-delà des fantômes : l’adhésion à l’UE érode-t-elle l’influence globale de la Grande-Bretagne ? » (http://historiansforbritain.org/wp-content/uploads/sites/12/2016/01/WzW-HfB-Beyond-the-Ghost-7.pdf). À leurs yeux, la logique du Brexit trouve sa source dans la trajectoire millénaire et singulière de l’Angleterre, puis de la Grande-Bretagne, par rapport à ses voisins européens. Un « exceptionnalisme » qui serait façonné par l’ancienneté et la continuité d’institutions originales et stables – quand la rupture et la violence seraient la marque distinctive de l’histoire continentale –, par une forte tradition d’ouverture sur le monde, et par les valeurs et le tempérament modéré de son peuple.

Le texte de David Abulafia a aussitôt suscité des réactions parmi ses collègues, ce qui n’est pas étonnant puisque la majorité des historien.ne.s du Royaume-Uni s’est prononcée en faveur du maintien de leur pays dans l’Union européenne. Mais l’ampleur et la virulence de la controverse, par médias interposés, étaient sans doute moins faciles à prédire. Dans un billet posté sur son blog trois jours après le manifeste des Historians for Britain, Neil Gregor, professeur d’histoire de l’Europe moderne à l’université de Southampton, s’agace : « Il est difficile de savoir par où commencer lorsqu’on discute un récit auquel les historiens professionnels ont renoncé il y a des décennies, comme pourrait vous le confirmer n’importe quel étudiant médiocre de première année » (http://www.huffingtonpost.co.uk/neil-gregor/britain-europe_b_7272906.html). Une semaine après la publication du texte de David Abulafia, trois cents historien.ne.s de différentes universités britanniques signent une très critique « Lettre ouverte en réponse à la campagne des Historians for Britain » (http://www.historytoday.com/various-authors/fog-channel-historians-isolated).

Toujours en mai, avec le soutien d’une quinzaine de leurs pairs, Edward Madigan et Graham Smith, de l’université de Londres, font à leur tour paraître une « Déclaration » (dont la traduction est la deuxième pièce du dossier) dans laquelle ils dénoncent le mélange des genres non assumé et la déformation de l’histoire au service d’un projet politique : « Ce qui intéresse [les Historians for Britain] en fait, c’est de défendre une politique eurosceptique. Ce qui est tout à fait leur droit. Mais, en tant qu’historiens, nous appelons à un débat sincère et ouvert, où l’on discute du passé à partir de preuves et de données sérieuses ». Ce document est à l’origine d’un nouveau collectif, Historians for History (Historiens pour l’histoire), animé par Edward Madigan et Graham Smith, dont le nom fait écho, non sans ironie, à celui de leurs adversaires. Comme ces derniers, ils proposent sur leur blog de nombreux articles, mais cette fois pour montrer à quel point l’identité britannique s’est nourrie des constants échanges avec l’Europe. Les contributions épinglent notamment une manière d’écrire l’histoire héritière du XIXe siècle – la whig history –, linéaire et réductrice, nationaliste et anglocentrée (même si cet aspect est mal camouflé par un usage ambigu du mot « Britain »), où la nostalgie acritique de la grandeur impériale passée n’est jamais très loin (https://historiansforhistory.wordpress.com). Ajoutons, pour être complet, que, depuis février 2016, le site a évolué pour devenir un lieu de débat et de commentaires sur « l’histoire publique » (public history) au XXIe siècle, en prise avec l’actualité. Le spectre des débats s’est élargi. Si les réflexions sur « les usages et mésusages du passé dans les discours nationalistes et européistes » et sur « l’impact du passé sur la formation des identités nationales et supranationales » (https://historiansforhistory.wordpress.com/2016/02/05/were-back/) y trouvent toujours leur place, elles côtoient désormais des analyses argumentées sur les pratiques commémoratives et les enjeux mémoriels dans les îles Britanniques, sur les fictions d’histoire à la télévision, ou encore les débats et polémiques historiques sur Twitter.



Historians for Britain,
mai 2015

Article paru dans la revue History Today



Pourquoi « Des historiens pour la Grande-Bretagne » ?

En fait, de bien des manières, l’organisation que des collègues et moi-même avons mise sur pied au fil de l’année dernière aurait tout aussi bien pu s’appeler « Des Historiens pour l’Europe. » Nous ne sommes en effet pas hostiles à l’Europe et nous sommes convaincus que, dans un monde idéal, la Grande-Bretagne resterait au sein d’une Union européenne radicalement réformée. Le groupe d’historiens que nous formons, au sein de l’université ou en dehors, estime qu’il est urgent de fournir une perspective historique sur la relation entre la Grande-Bretagne et l’Europe, tant le débat à ce propos est devenu vif, voire brûlant. En tant que branche du groupe de pression Business for Britain, nous pensons que les Britanniques doivent impérativement être consultés sur la question de l’appartenance de la Grande-Bretagne à l’Union européenne. Cependant, si un référendum avait lieu demain, il n’y aurait aucun moyen de renégocier la position de la Grande-Bretagne dans l’Union européenne, ce qui est pourtant vital. Plus vital encore : dans cette renégociation, l’UE devrait s’engager à réformer son mode de fonctionnement et à laisser aux pays qui ne souhaitent pas devenir membres des « États-Unis d’Europe » au minimum la liberté de s’appuyer sur leurs propres institutions souveraines, et sans interférence.

Voilà qui pourrait donner l’impression qu’il s’agit d’un manifeste politique plutôt que d’une argumentation historique. Pourtant, nous défendons des points de vue couvrant tout le spectre politique, de la droite à la gauche. Notre projet est de montrer comment la Grande-Bretagne s’est toujours développée d’une façon différente de celle de ses voisins continentaux. Ce développement a eu pour conséquence la création d’un système légal fondé sur la jurisprudence plutôt que sur le droit romain ou les codes napoléoniens1. Le Parlement britannique incarne des principes de conduite politique dont les racines datent du 13ème siècle, voire avant2. Des institutions ancestrales comme la monarchie et plusieurs universités ont survécu (et évolué) pratiquement sans discontinuité depuis des siècles. Un tel degré de continuité n’a pas son équivalent en Europe continentale. Sauf peut-être partiellement dans certaines régions d’Espagne où les assemblées parlementaires remontent au moins au Moyen Âge. Mais même dans ces cas-là, des changements constitutionnels radicaux et la guerre civile ont brisé bien des continuités. Ces assemblées ont disparu en France avec la Révolution et l’ère napoléonienne, tandis que l’Allemagne et l’Italie sont des créations du 19ème siècle dont les systèmes politiques ont été presque entièrement reconstruits après 1945. À part au Portugal, les frontières nationales ont fluctué au fil des siècles, et parfois brutalement. Suite au départ de la plus grande partie de l’Irlande, la Grande-Bretagne elle-même s’est contractée. Mais, en dehors des quelques coups d’Etat dus à Henri VII et Guillaume d’Orange, l’Angleterre n’a été déchirée par aucune invasion depuis 10663. Et son opinion publique n’a nullement soutenu le nationalisme intense qui a ravagé bien des pays européens, y compris la campagne indépendantiste de l’Écosse. Ni le fascisme ni l’antisémitisme n’ont trouvé à s’implanter profondément ici, pas plus que le communisme (excepté l’engouement ridicule de certains étudiants en sciences politiques). En politique, le tempérament des Britanniques a toujours été plus modéré que celui des grands pays européens.

Parallèlement à ces différences, l’engagement de la Grande-Bretagne aux côtés de l’Europe a une longue histoire ; cet engagement n’est pas uniquement celui de l’Angleterre, il inclut aussi celui de l’Écosse (notamment la « Vieille Alliance » avec la France4). « Brouillard sur la Manche, Continent isolé. » Ce célèbre titre de presse ne rend pas compte de la nature véritable de l’engagement de l’Angleterre en Europe, qu’il s’agisse du commerce de la laine avec les Flandres, cette incroyable source de richesse au Moyen Âge, ou des conquêtes anglaises jusqu’en Gascognei, de « la plus longue alliance » entre l’Angleterre et le Portugal ou encore, bien sûr, plus récemment, de la présence britannique en Méditerranée qui, selon les époques, plaça sous sa bannière non seulement Gibraltar mais aussi Minorque, la Corse, Malte, Corfou et Chypre. En 1939, les Français et les Britanniques honorèrent les promesses qu’ils avaient faites à la Pologne, ce qui nous valut de nous retrouver dans une guerre à mort avec l’Allemagne.

On pourrait décrire cette relation en disant que le Royaume-Uni a toujours été un partenaire de l’Europe tout en gardant une certaine distance avec elle. Après tout, jusqu’à la seconde moitié du 20ème siècle, la Grande-Bretagne étendait sa domination sur de vastes régions du globe, très loin de l’Europe. Devenir Européen pourrait ainsi passer pour une réaction à la fin de l’empire, ou en tout cas pour une réaction au relâchement des liens avec un Commonwealth en expansion. Mais ceci reviendrait à simplifier exagérément une histoire complexe et récente : en 1973, le Royaume-Uni a rejoint le Marché commun et nombreux sont ceux qui auraient préféré que les fondateurs de la future Union européenne oublient leur rêve d’une « union toujours plus large » pour se concentrer sur l’amélioration de cette association économique.

En tant qu’Historiens pour la Grande-Bretagne, notre but est de faciliter le débat. Lors de ce référendum, le vote des uns et des autres devrait dépendre de l’offre nouvelle qui leur sera faite avec la renégociation de la position de la Grande-Bretagne dans l’UE. Cette offre doit refléter le caractère différent du Royaume-Uni, enraciné dans une histoire largement ininterrompue depuis le Moyen Âge.

David ABULAFIA, Professeur d’histoire méditerranéenne, Université de Cambridge, Président de Historiens pour la Grande-Bretagne


Des historiens pour l’Histoire
Déclaration,
mai 2015


Nous saluons l’utilité de la contribution des Historiens pour la Grande-Bretagne au dernier numéro de History Today [mai 2015], rappel bien venu de la valeur de l’histoire dans le débat contemporain. Plus précisément, ce texte pose à un moment significatif d’importantes questions sur le nationalisme britannique et sur les revendications d’un exceptionnalisme anglais. Cependant, en tant qu’historiens, nous sommes en désaccord avec cette conception très réductrice et biaisée de l'histoire du Royaume-Uni.

Les auteurs semblent avoir interprété le passé de façon à satisfaire leur désir de voir se concrétiser la renégociation de l’appartenance de la Grande-Bretagne à l’Union européenne. Et sans même faire allusion aux aspects qu’ils aimeraient voir renégociés, ils expriment clairement leur impression que l’histoire britannique « largement ininterrompue depuis le Moyen Âge » place l’Angleterre à part, en fait un pays différent de ses voisins continentaux. Selon cette proposition dénuée de toute ambiguïté, les communautés nationales, de la Scandinavie à la Méditerranée, se seraient affrontées pendant un millénaire de violences, de discordes et de discontinuités politiques, tandis que la Grande-Bretagne aurait suivi un chemin relativement stable et plus éclairé. Cette version ne résiste pas à l’examen, même le plus superficiel, des faits.

Comme preuve de la trajectoire historique de l’Angleterre, unique en son genre, les auteurs citent « les principes d’une conduite politique dont les racines datent du 13ème siècle ». Il s’agit là sans doute d’une référence à l'idée d'une liberté pour tous qui aurait été sanctuarisée par la Grande Charte frappée du sceau du roi Jean en 1215. En vérité, bien que ce traité médiéval entre le roi Plantagenêt et ses seigneurs féodaux ait été interprété par certains d’une manière admirablement libérale, son but original était tout sauf démocratique. Quant aux anciens systèmes démocratiques, la Grèce est en bien meilleure position que l’Angleterre pour en revendiquer la paternité, tandis qu’en matière de suffrage universel, le Royaume-Uni a été à la traîne de nombre de ses voisins continentaux, notamment les Pays-Bas, l’Allemagne, la Pologne et le Danemark. Les élites politiques et sociales britanniques ont farouchement résisté à l’instauration d’un système de gouvernement véritablement démocratique et il a fallu se battre bec et ongles jusqu’à la fin des années 1920 pour le voir finalement triompher. Ceux qui vivaient toujours sous la domination impériale britannique ont dû attendre plus longtemps encore.

Les auteurs avancent sur des sables mouvants quand ils font allusion aux très anciennes institutions comme la « monarchie » britannique et « plusieurs universités » qui ont « survécu pratiquement sans une égratignure depuis des siècles, tout en continuant d’évoluer. » Rappelons tout d’abord que, dans la mesure où la dynastie des Plantagenêts est née d’une invasion normande, la plupart de ses rois étaient français et régnaient sur de vastes parties de la France, Guillaume III était hollandais, et Georges I et Georges II venaient d'Etats allemands ; de toute évidence, la monarchie illustre l’influence de l’histoire européenne sur la vie politique anglaise, bien plus que tout autre institution nationale. Ajoutons que la défunte reine-mère fut la première Anglaise à avoir épousé un souverain britannique depuis 200 ans. Mais plus important encore : on peut difficilement qualifier la monarchie de continuum et les dynasties royales anglaises ont souvent été renversées dans des circonstances sanglantes. Les affrontements dynastiques au cours de la guerre des Roses au 15ème siècle pour le trône d'Angleterre ont traumatisé bien des communautés anglaises. Les évènements se sont enchaînés d’une façon encore plus violente lorsque les Stuarts ont été renversés au bout de deux âpres guerres civiles qui culminèrent en 1649 avec l’exécution de Charles Ier, puis la proclamation du Commonwealth avec Olivier Cromwell en Lord Protecteur. Prétendre que « le tempérament politique des Britanniques a toujours été plus modéré que celui des grands pays européens » est discutable en tout cas pour les 19ème et 20ème siècles et parfaitement fallacieux pour le 17ème siècle.

Le caractère cosmopolite et souvent clairement européen des monarchies britanniques successives est complété par les perspectives internationales des lieux ancestraux du savoir britannique situés à Oxford, Cambridge, Saint Andrews et Glasgow. Fondamentalement, ces établissements partagent tous beaucoup de choses avec leurs équivalents à Bologne (fondé en 1088), Salamanque (1134), Prague (1348), Heidelberg (1386) et une série d’autres institutions européennes non moins anciennes. Tout historien des idées peut confirmer que les élites intellectuelles des pays qui forment désormais l’Union européenne échangent, collaborent et se querellent entre eux depuis des siècles.

Sur un autre plan, comme Neil Gregor l’a fait remarquer (14/05/2015, Huffington Post), les conquêtes coloniales et l’expansion impériale ont sans doute constitué les expériences historiques qui ont le plus rapproché les États d’Europe de l’ouest entre eux. Ce qui est le plus trompeur dans la déclaration des Historiens pour la Grande-Bretagne, c’est le refus de ses auteurs de dire clairement à quel État, à quelle nation ou à quel territoire ils font précisément référence quand ils parlent de la « Grande-Bretagne ». Sans vergogne, ils font non seulement de la mauvaise histoire mais en plus de la mauvaise géographie quand ils écrivent que « Suite au départ de la plus grande partie de l’Irlande, la Grande-Bretagne elle-même s’est contractée ». Au risque d’enfoncer des portes ouvertes, rappelons que l’Irlande n’a jamais fait partie de la Grande-Bretagne. L’île s’est trouvée sous la domination « anglaise », selon des modalités qui ont évolué au cours du temps, de la fin du 12ème siècle jusqu’à la fin de la période moderne ; elle a ensuite fait partie du Royaume-Uni (de Grande-Bretagne et d’Irlande) de 1800 à 1922 ; l’Irlande du Nord est aujourd’hui encore au sein du Royaume-Uni. La Grande-Bretagne, à proprement parler, est constituée de trois nations distinctes, elles-mêmes composées de multiples strates, définies en fonction des classes sociales, des espaces, de l’appartenance ethnique et de la religion. Le paysage culturel et social de l’Angleterre, de l’Écosse et du Pays de Galles s'est profondément enrichi depuis deux siècles par l’arrivée d’immigrants venus du monde entier, y compris du continent européen. Si les auteurs de la Déclaration désirent sincèrement informer le public sur l’histoire du Royaume-Uni, ils devraient être prêts à accepter cela. Mais ce refus de reconnaître l’évidence, celle de la diversité historique au sein de la Grande-Bretagne, suggère que les Historiens pour la Grande-Bretagne ne s’intéressent pas vraiment à la relation historique complexe que cet État entretient avec l’Europe continentale. Ce qui les intéresse en fait, c’est de défendre une politique eurosceptique. Ce qui est tout à fait leur droit. Mais, en tant qu’historiens, nous appelons à un débat sincère et ouvert, où l’on discute du passé à partir de preuves et de données sérieuses.

Nous sommes convaincus que les historiens ont potentiellement un rôle important à jouer, celui de débattre du passé avec le public. Aussi sommes-nous ouverts à tout commentaire ou toute contribution de qui voudrait peser dans ce débat.


Edward Madigan, Enseignant-chercheur en Public History, Royal Holloway, à l’Université de Londre
Graham Smith, Enseignant-chercheur Oral History, Royal Holloway à l’Université de Londre

1 En réalité, la Common Law se développe au XIIe siècle, lorsque l'Angleterre est étroitement reliée au continent au sein d'un « empire Plantagenêt ». Elle résulte de l'unification des coutumes anglo-normandes et d'une législation royale, élaborée progressivement par les juges royaux itinérants. Ce qui singularise ce système juridique dans l'Europe occidentale du XIIe siècle, c'est qu'il se fonde sur un corpus de précédents plutôt que sur un principe d'autorité comme c'est le cas dans le droit romano-canonique, alors en pleine expansion. Mais si le choix des corpus diffère, il y a une évidente contemporanéité des processus d’abstraction judiciaire, c'est-à-dire un processus dynamique qui s'élabore au terme d'un effort de schématisation contemporain de l’abstraction monétaire et scolastique. Il n’est donc pas tout à fait exact de dire que c'est le développement singulier de la Grande-Bretagne qui lui a donné son système juridique, d'une part parce que celui-ci est mis en place par une élite anglo-normande, et d'autre part, parce que les processus cognitifs qui ont permis son aboutissement étaient ceux des clercs formés dans les écoles bien plus souvent continentales qu'insulaires. Voir : A. Boureau, La loi du royaume. Les moines, le droit et la construction de la nation anglaise (XIe-XIIIe siècles), Paris, Belles lettres, 2004.

2 Le débat sur l'exceptionnalisme anglais a en effet été nourri en 2010 par la publication de Robert Maddicott, The Origins of the English Parliament, 924-1327, Oxford University Press. Ce dernier s'inscrit ainsi dans une historiographie nationaliste cherchant à saisir la continuité de l'histoire anglaise depuis la période anglo-saxonne (c'est-à-dire pré-normande), relativisant ainsi l'apport de la « conquête normande » dans la trajectoire des Îles britanniques. Cette révision chronologique lui permet ainsi de mettre en cause notamment l'importance des concepts issus du droit romain au profit d’institutions qu'il fait remonter à la période pré-normande. Voir C. Fletcher, compte-rendu de « R. J. Maddicott, The Origins of the English Parliament, 924-1327, Oxford University press », Revue historique, 2011/2 (n° 658), p. 45-50.

3 Aucune invasion majeure certes, mais en octobre 1216, le fils de Philippe Auguste, le futur Louis VIII, a débarqué avec son armée sur les côtes méridionales anglaises, tentant de s'emparer de la forteresse de Douvres. Sa présence était soutenue par une partie de l'aristocratie rebellée contre le roi Jean sans terre, cherchant à le destituer pour placer sur le trône, le fils du Capétien. Si Jean n'était pas mort dans les quelques semaines suivantes, permettant à l'aristocratie anglaise de se réunifier sous la bannière du nouveau roi, seulement âgé de 9 ans, l'Angleterre aurait pu être capétienne, bien avant que la France, en partie, ne soit lancastrienne ! Faire un peu d'histoire contre-factuelle permet aussi de ne pas oublier certaines dates qui auraient pu bouleverser des trajectoires historiques dont certains historiens tentent parfois rétrospectivement de faire croire à leur inéluctabilité.

4 « Auld Alliance », Alliance passée entre les royaumes d’Écosse et de France en 1295 et dont la plupart des dispositions furent rendues caduques par le traité d’Édimbourg en 1560, mais qui a marqué profondément les relations franco-écossaises jusqu'à aujourd'hui. Elle explique en grande partie l'attachement historique de l’Écosse à l'Europe en opposition à l'Angleterre, malgré l'union des deux couronnes dans le « Royaume-Uni », en 1707.

i Parler de « conquêtes en Gascogne » est une vision légèrement euphémisée de l'histoire des relations entre l'Angleterre et le continent au Moyen Âge. La Gascogne et plus largement l'Aquitaine faisaient certes partie d'un même espace politique (l'empire Plantagenêt), mais c'est par mariage (avec Aliénor en 1152) et non par la conquête qu'Henri II inséra l'Aquitaine dans son empire. Elle devient « anglaise », en restant loyale à Jean sans terre malgré la perte de ses autres territoires continentaux et son repli en Angleterre (Bouvines, 1214). S'il y eut une conquête « militaire » de la Gascogne au Moyen Âge, c'est bien plutôt celle des armées françaises de Charles VII, qui parviennent à prendre Bordeaux, en 1453.




L’introduction de ce dossier a été rédigée par Laurent Colantonio, les notes explicatives sont de Fanny Madeline, les traductions ont été effectuées par Nelcya Delanoë, Blaise Dufal, Laurent Colantonio, Fanny Madeline.