[Article paru dans le journal L’Humanité du 22 janvier 2009]
L’historien André Kaspi, chargé par le gouvernement de mener une réflexion sur les commémorations (Rapport de la commission de réflexion sur la modernisation des commémorations publiques au secrétaire d’État à la Défense, 12 novembre 2008), avait déjà livré une conclusion pour le moins conservatrice : alors que la lettre de mission lui demandait, face à la « désaffection » des cérémonies existantes, des propositions « plus conformes à la diversité de notre pays et plus en phase avec les attentes des jeunes générations », il a en effet préconisé d’en revenir strictement, outre naturellement le 14 juillet, au 11 novembre et au 8 mai, aux dépens (explicites) de journées commémorant l’abolition de l’esclavage ou la mémoire des Justes : « il n’est pas admissible [écrit-il] que la nation cède aux intérêts "communautaristes" et que l’on multiplie les journées de "repentance" … car ce serait affaiblir la conscience nationale », reprenant à son compte la logique « d’anti-repentance » naguère promue par le Président Nicolas Sarkozy depuis sa campagne électorale. La « conscience nationale » ne se construit-elle que dans la mémoire des guerres et des victoires ? Est-ce « se repentir » que d’en appeler au non-oubli, voire au rappel régulier, d’un fait historique constitutif comme les autres d’une histoire commune même s’il révèle la face plus sombre d’un passé partagé ? On ne peut exprimer plus clairement une vision antagoniste de celle suggérée récemment par de Barack Obama : « assumer le poids de notre passé sans en devenir les victimes ».
La conclusion du rapport Kaspi se rapproche étonnamment du contenu du rapport final sur la création d’un musée de l’histoire de France aux Invalides (rapport Hervé Lemoine, avril 2008). La publication de ce rapport avait alors provoqué de nombreuses critiques, dont celles du CVUH , quant à la vision héroïsante et ethnocentrée de l’histoire de France plébiscitée par la muséographie prévue. Depuis, M. Lemoine a multiplié lectures et entretiens afin d’affiner son rapport final, parmi lesquels on remarque le nombre élevé de conseillers militaires (liste en annexe). Néanmoins, sous couvert d’un vernis d’historiographie actualisée, le projet maintient ses caractéristiques initiales. Il demeure hanté par le spectre de la mémoire (commémorations, lois mémorielles) contre lequel il faudrait prôner le retour au « devoir d’histoire », comme si celui-ci pouvait se passer des dimensions mémorielles pour aborder son objet. Se référant à Max Gallo, il vante les vertus de l’ « âme de la France », dans la tradition d’une construction de « lieux de mémoire » officiels qui s’appuie sur des archives codifiées et classées et permet de renchérir sur la continuité de l’Etat. Le rapport précise en outre la vocation motrice et tentaculaire du « Centre » pour les recherches à venir et l’enseignement.
C’est bel et bien le problème principal soulevé par ce projet : tout en vantant les mérites d’une histoire critique et ceux du débat, rien ne vient questionner le paradigme dominant d’une écriture linéaire et continue de l’histoire ; celle d’une « France » alors que le caractère pluriel de la demande sociale appellerait davantage un musée « des Frances », dans leurs temporalités multiples, dans leurs dimensions sociales et culturelles, dans leur complexité et leur possible désajustement par rapport au continuum événementiel. Ignorant ou niant les recherches en histoire sociale et culturelle développées par les historiens depuis près d’un demi-siècle, le rapport, s’il évoque peu d’événements historiques, suggère de se rassembler autour des figures tutélaires, à la fois civiles et militaires, de Louis XIV, Napoléon et De Gaulle, reprenant le cadre historique des Invalides. En sus, les trois premières dates citées arbitrairement comme fondatrices de ce qui constituerait la nation française convergent pour souligner exclusivement la nature chrétienne de la France :
732 : la bataille de Poitiers, « qui arrête l’invasion arabe et change de ce fait l’histoire de l’Occident » ;
1099 : la première croisade, « qui témoigne à la fois de l’essor de l’Europe chrétienne et de ses velléités d’expansion » ;
1685 : la révocation de l’édit de Nantes, « qui confirme la tendance longue dans l’histoire de France au « choix de Rome »
Ainsi on insiste lourdement dès le départ sur la thèse discutée et discutable du « choc des civilisations », tout en donnant à l’Église un rôle excessif et à la France un rôle européen prématuré. Dans le même ordre d’idée, la place donné au « moment colonial » est limitée, et l’accent est surtout mis sur la fin de la guerre d’Algérie qui entraîne « le déplacement de plus d’un million de Français ».Rien sur le devenir des Français alors dits « de statut musulman » ni sur l’immigration importante en métropole des travailleurs coloniaux ni des ex-colonisés, qui comme les autres ont contribué à façonner notre « identité nationale ».
Décidément, seules la guerre et la croix (le sabre et le goupillon !) paraissent dignes de rassembler les Français…
Mais est-ce vraiment notre idéal ?
Le CVUH
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