mardi 20 octobre 2009


Des usages étatiques de la lettre de Guy Môquet

par Laurence De Cock-Pierrepont, pour le CVUH
Mis en ligne le 21 mai 2007


Le dernier effet d’annonce de Nicolas Sarkozy, l’injonction de lecture de la lettre de Guy Môquet dans tous les lycées de France, à chaque rentrée scolaire, n’a rien d’étonnant et peut être interprété à travers une double grille de lecture : le pli désormais pris d’instrumentaliser l’histoire, dans une stratégie d’abord électoraliste, et aujourd’hui présidentielle. l’appel à une vision de l’école sanctuarisée et dont on renforcerait la mission civique, à charge pour elle de revitaliser le sentiment national.
Le premier point a été largement développé dans le texte critique du CVUH : « L’histoire par Nicolas Sarkozy, le rêve passéiste d’un futur national-libéral » (1). Sous la plume d’Henri Guaino, un montage/brouillage rhétorique a permis à Nicolas Sarkozy de bâtir un agglomérat de références historiques. Ces dernières sont systématiquement décontextualisées et mises en équivalence au service d’une écriture de l’histoire qui revalorise la lignée des grands hommes, là où le nouveau président viendrait tout naturellement s’inscrire avec la ferme intention d’« écrire [avec tous les Français] une nouvelle page de notre histoire » (discours du 6 mai 2007). Guy Môquet pénètre cette généalogie mythologique sur une suggestion d’Henri Guaino : « On en a beaucoup discuté, il a tout de suite été très enthousiaste », a précisé sur France culture l’expert en communication, le 14 mai dernier (2). Que cette nouvelle entrée ait pu faire grincer des dents ne dérange pas outre-mesure le candidat d’alors : « Ceux qui ont osé dire que je n’avais pas le droit de citer Guy Môquet parce que je n’étais pas de gauche, je veux dire que je demeure stupéfait de tant de sectarisme. Guy Môquet appartient à l’histoire de France et l’histoire de France appartient à tous les Français. » (Discours du 18 mars 2007). Car, dans ce long héritage, ce jeune résistant communiste fusillé à 17 ans, le 22 octobre 1941, vient incarner les valeurs d’une jeunesse énergiquement tournée vers le sacrifice patriotique. Qu’il fut militant communiste devient donc strictement anecdotique dans cette mise en scène de l’histoire, puisqu’il ne s’agit que de puiser les attributs qui pourront confirmer la continuité de la mission providentielle du nouveau président : tout donner à cette « grande, belle et vieille nation » (6 mai). Ces détournements désormais récurrents des personnages et/ou moments historiques ne sont pas de simples procédés temporaires et électoralistes, ils témoignent d’une entreprise d’instauration d’une mémoire officielle qui opère par amalgame en gommant tout effet de contexte ou de divergences politiques.
Second point, l’école devient logiquement la caisse de résonance de ce nouveau projet. La philosophie scolaire de l’enseignement de l’histoire est née dans la matrice de la IIIème République. Dans la France de la fin du XIXème siècle, encore largement morcelée en « terroirs », l’école fut investie comme l’un des lieux stratégiques d’intégration nationale. Avec le modèle de l’État-nation français s’élaborèrent des références communes et homogénéisatrices. En outre, il fallait consolider la République en gestation et l’inscrire dans une logique de continuité historique et d’avancée linéaire vers le progrès, au miroir d’un universel républicain à promouvoir. L’histoire scolaire s’est posée comme un outil de fabrication et de légitimation de ce sentiment national. Elle s’est structurée autour de la double logique de l’unité et de la continuité, se devant de susciter l’adhésion, sans le doute. Nicolas Sarkozy ne cache pas aujourd’hui son admiration pour l’école de Jules Ferry : « Nous ne referons pas l’école de la IIIème République à l’heure d’internet, de la télévision ou du portable. Mais nous pouvons, nous devons en retrouver l’esprit. » (Discours du 23 février 2007 à Perpignan). De ce point de vue, l’« affaire » de la lettre de Guy Môquet fait très nettement sens. La geste symbolique qui consiste à inaugurer chaque année scolaire par la lecture d’une même lettre de résistant témoigne d’une forme de parrainage du récit historique scolaire dont il ne faut pas sous-estimer la portée idéologique. Lue hors programme, et quel que soit le niveau de classe, cette lettre sera déconnectée de son contexte d’élaboration, et servira de véhicule à des valeurs données comme universelles, à des valeurs absolutisées. Elle perdra son caractère de source pour se voit déshistoricisée. C’est ainsi aller à l’encontre de toute méthodologie historique et prendre le risque de patrimonialiser un contenu au service de la transmission d’une idéologie d’État. Dissocié de l’histoire de la deuxième Guerre et de la résistance, le message adressé aux adolescents lycéens pourrait se réduire à une accumulation de qualités morales aux échos douteux : « Qu’il étudie bien [Guy Môquet parle de son petit frère] pour être un homme » ; « Petit papa, j’ai fait de mon mieux pour suivre la voie que tu m’as tracée » ; « Ce que je souhaite de tout mon cœur, c’est que ma mort serve à quelque chose (…) Vive la France »… Le travail, la famille, la patrie… triste résurgence d’une sombre trilogie. La lettre de Guy Môquet n’a pas besoin de cette bénédiction gouvernementale et de sa conception moins civique que conservatrice de l’école et de l’écriture scolaire de l’histoire. Elle est déjà très largement utilisée par les enseignants d’histoire-géographie dans le cadre de l’étude de la résistance en France. Chacun s’efforce de la contextualiser et d’en dégager les enjeux propres à ce moment historique particulier. Mais il est vrai que cette première mesure gouvernementale doit aussi se lire à l’aune de cet amour que Nicolas Sarkozy déclare sans relâche à la France ; cet amour qui lui arrache des larmes à chaque nouvelle lecture de la lettre de Môquet (3) ; cet amour qui renvoie à une vision empathique de l’histoire tout en convoquant le principe totalement a-historique de l’identification. Activer le pathos est un procédé pédagogique (et démagogique) très efficace, qui gomme toute complexité ou principe de mise à distance critique. Or, c’est bien une posture de pédagogue national que la lecture obligatoire de la lettre de Guy Môquet permet à Nicolas Sarkozy d’endosser ; une position plutôt confortable pour policer la jeunesse lycéenne et la mobiliser autour de la vision sacrificielle de la nation et de l’identité nationale que réifie cet usage de l’histoire.
Laurence De Cock, pour le CVUH, mai 2007
(1)  http://cvuh.blogspot.com/2007/04/lhistoire-par-nicolas-sarkozy-le-reve.html
(2)  http://www.radiofrance.fr/chaines/france-culture2/emissions/matins/fiche.php?diffusion_id=52920
(3) Curieux, à ce propos, qu’il ait pourtant attendu la « suggestion » d’Henri Guaino pour l’inclure à son panthéon.


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"Pourquoi je ne lirai pas la lettre de Guy Môquet à mes élèves à la prochaine rentrée scolaire"

Tribune de Pierre Schill du CVUH dans Libération
Mis en ligne le 22 mai 2007

Signalons la tribune de Pierre Schill du CVUH, "Pourquoi je ne lirai pas la lettre de Guy Môquet à mes élèves à la prochaine rentrée scolaire" publié dans Libération du 22 mai 2007 qui rappelle l’intervention de Gérard Noiriel pour analyser le rapport de Nicolas Sarkozy à l’histoire sur le site du CVUH.

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Toute histoire a un contexte. Une réponse à Laurent Joffrin refusée par Libération...
Mis en ligne le 28 mai 2007
La première décision du nouveau Président de la République, - une décision par essence symboliquement forte - de demander à l’ensemble des enseignants d’histoire-géographie de lycées de lire au début de chaque année scolaire la lettre que Guy Môquet écrivit à ses parents avant son exécution le 22 octobre 1941 en représaille à l’assassinat d’un officier allemand interroge la communauté historienne.

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"Guy Môquet revu et corrigé"

Tribune de Pierre Schill du CVUH
Publié dans Libération du 11 septembre 2007

Le 18 mars 2007 au Zénith de Paris, le candidat Sarkozy déclarait : « Je veux dire que cette lettre de Guy Môquet, elle devrait être lue à tous les lycéens de France, non comme la lettre d’un jeune communiste, mais comme celle d’un jeune Français faisant à la France et à la liberté l’offrande de sa vie, comme celle d’un fils qui regarde en face sa propre mort. » Xavier Darcos vient d’annoncer que la lettre sera lue le 22 octobre dans tous les lycées de France.

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Guy Môquet, et après ? Effacement de l’histoire et culte mémoriel
Mis en ligne le 7 octobre 2007

Le 22 octobre prochain, la lecture de la dernière lettre de Guy Môquet sera l’occasion de ce qui pourrait passer pour une cérémonie de plus, dans le Panthéon résistant. Il n’en est rien : c’est un véritable programme commémoratif que le Bulletin officiel de l’Education Nationale du 30 août organise dans les lycées et collèges. Promotion soudaine d’une figure patriotique, présentée comme exemplaire, place centrale accordée à l’Ecole pour la lecture d’une « lettre », dimension strictement nationale de la célébration : tout cela n’est pas sans susciter des interrogations sur les causes profondes de cette fabrique à « flux tendu » d’un héros pour la jeunesse.
La rapidité de la découverte puis de la promotion de Guy Môquet par le candidat Sarkozy devenu chef de l’Etat a de quoi surprendre. Jusqu’au printemps 2007, la principale figure célébrée par le leader de l’UMP était Georges Mandel, homme politique de droite assassiné par la Milice parce que juif, en riposte à l’exécution du collaborateur Philippe Henriot par la Résistance. Pourtant, dès le 15 mai, le premier geste du nouveau pouvoir consiste à réinventer la mémoire résistante : la dernière lettre de Guy Moquet, promue au rang d’Archive exemplaire, est surajoutée à la commémoration des Fusillés de la Cascade du Bois de Boulogne. Image de l’Emotion officielle, objet de la « première décision » présidentielle, elle devient une véritable affaire d’Etat : désormais, elle devra être lue solennellement dans chaque lycée à chaque rentrée scolaire. L’hommage posthume fait à Guy Môquet incarne l’« ouverture mémorielle » qui annonce l’ouverture politique.
Cet usage politique n’est pas anodin : il entraîne des effets pernicieux sur la connaissance du passé ainsi instrumentalisé : Guy Môquet semble se résumer à sa mort, aux adieux à sa famille et à ses amis qui ponctuent sa dernière lettre. La Résistance est réduite à la seule perspective du sacrifice. Ainsi la spécificité du combat de Guy Môquet est-elle éludée : le caractère communiste de son engagement, la singularité de son courage au moment où le Parti Communiste, interdit par la République dès 1939, ne résistait pas encore officiellement, sont escamotés. De même, son arrestation par la police française, l’intervention des autorités de Vichy qui désignent spécifiquement parmi les otages une liste de militants communistes à fusiller sont passées sous silence. Toutes les singularités et les complexités de la Résistance disparaissent derrière l’écran blanc d’une dernière lettre sortie de son contexte.
On pourrait supposer que les enseignants chargés de lire la lettre aient précisément pour tâche de restituer ce contexte et ces enjeux. Mais la façon dont la cérémonie est prévue par le texte et déjà organisée en plusieurs lieux montre qu’il n’en est rien : tout est fait pour que l’École fabrique un mythe patriote en lieu et place d’une interrogation critique, aussi chargée d’émotion puisse-t-elle être. C’est en effet une véritable cérémonie de monument aux morts qui est prévue dans un certain nombre d’établissements, inventée pour l’occasion. Le public scolaire dont on attend le « recueillement » y préfigure celui du 11 novembre, les Résistants occupent la place des Anciens Combattants et la lettre celle du monument funéraire. Entre usage rugbystique de la lettre et cérémonie scolaire, tout se passe comme s’il s’agissait de mettre en place des bataillons de la mémoire dont les enseignants seraient les nouveaux « hussards noirs », au service d’une mémoire aussi étroitement nationale -malgré les dénégations - que largement amnésique.
La place donnée à l’Ecole dans cette cérémonie et les formes suggérées pour son organisation indiquent une double visée : restauration de l’ordre social et restauration de l’unité nationale. L’ordre cérémoniel est la traduction sous forme rituelle de la Lettre aux éducateurs envoyée par le même donneur d’ordres ; restauration de la hiérarchie, des « valeurs » et du vouvoiement : Guy Môquet le militant est utilisé à contre-emploi. Le message présidentiel n’en a cure, il soumet l’histoire à son usage par ses directives très claires : « aimez la France car c’est votre pays et que vous n’en avez pas d’autre. » On ne peut mieux indiquer l’usage politique ainsi visé : l’union sacrale dont l’Ecole doit être la garante permet d’effacer toute « tache » mémorielle : de la responsabilité de l’Etat français dans la déportation et l’extermination des Juifs à la non reconnaissance des massacres coloniaux, de la répression du 17 octobre 1961 à l’oubli des anciens combattants « ex colonisés », etc. On peut observer une singulière concomitance entre la monumentalisation de la figure de Guy Môquet dans une cérémonie scolaire et les remaniements des programmes d’histoire des filières techniques qui font disparaître comme thèmes d’enseignement aussi bien Vichy que les guerres d’Indochine et d’Algérie ; entre la réinvention d’une mémoire résistante purement nationale et unanime et les créations successives d’une Fondation pour la mémoire de la guerre d’Algérie et d’un Institut d’études sur l’immigration et l’intégration, sur fond de projets de musées régionaux tendant à exalter l’œuvre coloniale de la France. On peut enfin trouver que la célébration de l’amour exclusif de la patrie devant un public de lycéens comprenant des élèves sans-papiers que le Gouvernement entreprend d’expulser confère à cette cérémonie un caractère objectivement cynique.
Le chef de l’Etat a annoncé publiquement vouloir la « fin de la repentance », ce qui signifie le refus de reconnaître désormais de façon officielle la responsabilité de la France sur la scène publique et la volonté explicite de mettre fin à tout débat à ce sujet. Célébrer la figure sacrificielle d’un Guy Môquet purement patriote, c’est recréer un culte unanimiste de la nation en lieu et place de toute interrogation critique sur la mémoire nationale, en escamotant les enjeux les plus actuels de la recherche et de l’enseignement de l’histoire. Chaque acteur de l’espace scolaire jugera de l’attitude qui lui paraît la plus juste, mais il ne nous apparaît pas possible, en tant qu’enseignants comme en tant que chercheurs, de cautionner d’une façon ou d’une autre une telle contrefaçon mémorielle.
le CVUH