Nota : cette chronique de Nelcya Delanoë est placée sur le site du CVUH avec l'accord de la revue Recherches amérindiennes au Québec, sur le site de laquelle elle a d'abord été publiée, et que nous vous invitons à découvrir : https://recherches-amerindiennes.qc.ca/site/kanata-ou-du-dialogue-de-sourds.
Les Canadiens n’ont pas vu KANATA, ni à Montréal ni au Québec ni au
Canada, alors que la pièce était programmée pour l’automne 2018. Les Français
ont pu la voir, eux, à Paris, au Théâtre du Soleil, en manière de clôture
magistrale de l’année 2018 et d’ouverture vers un 2019 de tous les débats.
Certains habitants de la Belle Province se sentaient même si concernés qu’ils
ont fait le voyage pour assister à ce spectacle, monté dans le cadre du
Festival d’automne, de ses subventions et de sa notoriété.
Entre-temps, Kanata était devenu « Kanata,
Épisode 1, La controverse »,
entre autres à la suite d’une pétition rédigée par des représentants d’artistes
autochtones du Québec et par leurs « alliés cosignataires » (Texte
collectif 2018). Ces pétitionnaires déploraient que cette pièce, en répétition
et consacrée aux peuples autochtones du Canada depuis la Conquête européenne,
soit montée sans qu’y participe aucun acteur autochtone ni aucun créateur des
Premières Nations. « Lettre ouverte aux artistes qui, eux, créeront Kanata… Notre invisibilité dans l'espace public, sur la scène ne nous aide pas. Et cette invisibilité, Mme Mnouchkine et M. Lepage ne semblent pas en tenir compte, car aucun membre de nos nations ne ferait partie de la pièce. »
Il s'agissait là en somme d'une critique en défense du droit à l'existence dans la sphère publique et artistique de ceux et celles qui, depuis l'arrivée des Français au début du XVIIe siècle, ont été tenus en lisière de la société dominante - et en misère.
Robert Lepage, directeur de la compagnie Ex Machina,
devait être le metteur en scène de cette pièce, dont le texte évoluait avec les
répétitions, tandis que la pièce devait être jouée par les comédiens et les
comédiennes de la compagnie du Théâtre du Soleil, dont Ariane Mnouchkine est la directrice.
À la suite de cette pétition, Robert Lepage et Ariane Mnouchkine s'étaient entretenus avec une trentaine de représentants autochtones, et les échanges avaient montré que les uns et les autres pouvaient s'écouter attentivement et se comprendre. Mais rien de concret n'étant finalement sorti de cette rencontre, la pièce avait été annulée, Ariane Mnouchkine et Robert Lepage dénonçant une « censure » intolérable. Des dizaines
d’articles ont alors repris cette information – pétition, annulation, liberté
du créateur versus droits des minorités – tant dans la presse québécoise que
dans la presse française et américaine. Au cas où le lecteur aurait du mal à
suivre, ces articles étaient souvent accompagnés d’entretiens avec Ariane
Mnouchkine et Robert Lepage, illustrés de photos-portraits en majesté. Avec eux
et eux seulement d’ailleurs.
En fait, pour éviter toute
surinterprétation, il convient de préciser la chronologie du déroulement des
évènements. À la suite de la polémique déclenchée par la pétition, les coproducteurs
américains dudit spectacle (impossible de trouver leur nom, malgré bien des
recherches) s’étaient retirés, craignant sans doute de gros risques financiers
dans le sillage de cette controverse. C’est que déjà, quelques semaines
auparavant (juillet 2018), un spectacle musical monté par Lepage avait créé un
scandale et avait été annulé par les organisateurs du Festival international de
jazz de Montréal après avoir été présenté seulement trois fois (et 8000 billets
vendus). Ce spectacle musical, intitulé SLAV,
racontait l’esclavage noir américain, principalement mais pas seulement,
l’esclavage – expliqua Lepage – impliquant aussi des Slaves, d’où le mot slave en anglais et d’où le titre-jeu de
mots. Scandale donc aussitôt : le fait d’avoir réduit à la portion congrue
le nombre et la présence des comédiens noirs (deux sur sept, et dirigés par un
metteur en scène blanc, la star étant blanche) fut perçu par beaucoup comme une
« réappropriation de la culture noire et une démarche raciste » (Bilefsky
2018). À quoi Lepage avait
répliqué en fustigeant ce qu’il appelait « un affligeant discours
d’intolérance », un spectacle « muselé »… et un « coup porté à
la liberté artistique » (PC 2018). En décembre de la même année 2018, il
faisait un mea culpa conventionnel, invoquant « maladresse et manque de
jugement ».
Revenons à Kanata. On le comprend, la pièce a en fait été annulée d’abord pour
cause de défaillance de la production américaine. Dans ce cas, parler de censure
et uniquement de censure revenait à déplacer le problème et à ériger en
victimes deux formidables puissances du monde du théâtre international. Dans un
texte intitulé « Le Ressaisissement » et rendu public le 5
septembre 2018 (Héliot 2018), Ariane Mnouchkine vante les droits et les devoirs
des artistes dans la République française, honorée avec cette pièce, bientôt
jouée contre mauvais vents et fortes marées venus d’ailleurs et grâce au
Festival d’automne, toujours producteur. D’autant que la composition
multi-ethnique de la troupe du Soleil mettait Mnouchkine et Lepage au-dessus de
tout soupçon de racisme et « d’appropriation culturelle ». La liberté
de créer étant ainsi défendue et adossée à l’universalisme, le spectacle aurait
bel et bien lieu, à Paris, dans le théâtre d’Ariane Mnouchkine situé à la
célèbre Cartoucherie de Vincennes.
Robert Lepage et Ariane Mnouchkine
s’étaient au demeurant gardés à droite et gardés à gauche en remplissant,
consciencieusement et dès l’origine du projet, leurs tâches d’apprentis :
ils avaient été s’entretenir non seulement avec les pétitionnaires de la
controverse, mais aussi avec des Grands Chefs dans le Montana, avec de pauvres
gens des rues déglinguées de Vancouver, avec les responsables d’un centre
culturel en Alberta; ils avaient aussi organisé des ateliers, recueilli des
témoignages, étaient allés « dans la nature, parce que la terre, pour les
Premières Nations, ce n’est pas seulement celle qu’on leur a volée, c’est une
continuité de leur être » (Salino 2018). Mission accomplie, en somme.
Lepage et Mnouchkine s’indignaient donc d’autant plus légitimement de ce qu’ils
réduisaient à une triste affaire, finalement balayée par l’absolue liberté de
création d’artistes prestigieux, au passé politiquement plus que correct et
effectivement respectueux des droits de l’homme et du citoyen.
Voilà, résumé et donc simplifié,
le fond de cette querelle, elle-même simplificatrice à outrance.
Créé à la mi-décembre à la
Cartoucherie de Vincennes « Kanata,
Épisode 1, La controverse » se
présente, comme aime le faire Lepage, en une série de saynètes
historico-télédrames. En ouverture, les conquérants abattent à la scie
électrique forêts et totems grandioses du Nord-Ouest haïda. Femmes et enfants
sont terrorisés, une fillette disparaît (elle sera adoptée par une famille de
Blancs). Ici on parle en mohawk, là on assiste à une performance de Taï Chi menée
par une quinzaine de Chinois. Ailleurs un jeune couple français débarque à
Vancouver. Habiles comme le sont les habitués du téléphone intelligent, ils
louent à une Chinoise qui a pignon sur rue un loft idéal pour peindre (elle) et
répéter des scènes de théâtre (lui). On passe ainsi de la petite histoire à la
grande et vice versa, au fil de changements de décors vivement menés et de
belle facture tandis que se noue un récit à plusieurs étages, celui d’un monde
où finalement toutes et tous sont des victimes : les Autochtones sont les
victimes des Européens; les (prostituées) autochtones sont celles d’un Blanc
pervers; les travailleurs sociaux, des policiers; et même les artistes, enfin, qui
sont ici incarnés par Miranda la Française (son compagnon, acteur raté, quant à
lui disparaît assez vite). De fil en aiguille, l’œuvre de Miranda risque d’être
interdite d’exposition par l’intransigeance d’une Autochtone, dont la fille a
été violée et assassinée par le pervers en question et dont la Française a fait
le portrait, ainsi que celui des quarante-neuf autres victimes du même pervers,
sans demander aux familles ce qu’elles en pensaient. Et encore moins leur
autorisation.
Si l’artiste finit par triompher,
ce n'est pas sans lutte avec elle-même et avec les autres. Au fil de ce combat,
c’est l’universel de l’art qui l’emporte sur le communautarisme. À bon
entendeur, salut. Pourquoi pas ? Mais entre les uns, les unes, et les
autres, c’est l’amertume qui domine tandis que le débat demeure tronqué et
pauvre, comme la pièce, véritable docu-drame.
En revanche, ce qui n’apparaît
jamais, ni au cours du spectacle ni dans aucun entretien ni aucun article,
c’est qu’il s’agit d’abord d’une pièce qui a trait à une longue, très longue
séquence de l’Histoire autochtone, européenne, québécoise, canadienne, bref,
une histoire mondiale ou quasi. Ensuite, qu’il s’agisse de jadis ou
d’aujourd’hui, les Autochtones de cette Histoire ne furent pas et ne sont
toujours pas de sempiternelles victimes ou de simples ratés. Dans la pièce, un
jeune homosexuel indien – peut-être un berdache de jadis – se défonce au
calumet dans un canoë accroché dans les arbres la quille en l’air en compagnie
de Miranda, pour la faire renoncer à fumer de l’herbe; des prostituées sont
détruites par la drogue et par un pervers, en somme par un Blanc non
représentatif puisque pathologique – cliché habituel. Seule l’artiste finit par
transcender les toxicités sociales ou individuelles et par s’en remettre.
En vérité, les Autochtones ne sont
pas des déchets de l’Histoire. Ils ont été et sont aussi des combattants, des
défenseurs de leurs territoires, des créateurs de sociétés productives de
biens, de richesses, de vie et de vies, de spiritualité, d’art. Pas que des
laissés-pour-compte.
Cette longue Histoire de luttes
n’en pose pas moins, on le sait, la question du génocide1 des
peuples autochtones au « Kanata » et dans les Amériques. Qu’un homme
de théâtre de la trempe de Lepage désire monter une pièce qui en parle, de
cette histoire, et qui mieux est avec la troupe du Soleil, rien de plus
passionnant. Mais c’est mettre la barre très haut.
Citoyen canadien et québécois, le
metteur en scène ne peut qu’être au courant de cette autre
« solitude » du Canada, celle de peuples dont l’histoire, extrêmement
douloureuse depuis quatre siècles, fait toujours l’objet de bien des
dénégations, malgré les réparations officielles. Aussi Robert Lepage a-t-il
bien fait de prendre son bâton de pèlerin pour aller, de l’est à l’ouest de
l’Amérique du Nord, écouter la parole des Premières Nations. Historiens,
anthropologues et savants, allochtones et autochtones, y ont d’ailleurs
consacré des centaines d’heures, de pages, d’images depuis quelques siècles et
encore plus depuis les dernières décennies. Survoler en deux mois une
polyphonie sélective n’aura peut-être pas suffi à M. Lepage et à Mme Mnouchkine
pour comprendre et prendre la mesure de la douleur. Ne sont mentionnés que le
malentendu et l’échec, réciproques.
La douleur, par pudeur et
tradition, chez les Autochtones on ne la dit pas souvent à haute voix.
L’hécatombe perpétrée en pays indien est depuis Lemkin connue sous le nom de « génocide »,
terme le plus souvent ignoré en langue euro-anglo-québécoise. Restent des
désignations approximatives, simplistes, psychologiques ou politiques, qui
vident la douleur de sa substance. Alors oui, bien sûr, on peut opposer sans
fin, a fortiori au pays des droits de l’homme, liberté créatrice et vigilance
éthique, voire, plus prosaïquement, le besoin de travailler de ceux qu’on
n’embauche guère et l’accomplissement artistique des mieux nantis. Mais quand
on veut faire œuvre documentaire, ignorer le contexte du texte revient à
prolonger le processus de dépossession initiale – la terre, la culture, la vie.
L’Histoire.
Malaise dans la civilisation.
Malaise dans la culture. Depuis Freud, sans fin.
La polémique autour de Kanata aurait pu avoir le mérite de
soulever enfin, et face au public qui n’y connaît pas grand-chose en général,
ces questions. Après tout, en Europe et en France, la question du génocide – arménien,
juif, rwandais, pour ne citer que ceux-là – est présente dans toutes les
mémoires et fait l’objet de débats réactivés avec les temps qui changent.
En revanche, le débat suscité par Kanata s’est éloigné de cette question
cruciale, se contentant finalement de tourner en rond et dans l’aigreur.
Peut-être une autre fois ?
Nelcya Delanoë
[31 août 2019]
Note
1. En 2015, après six ans
d’enquête, la Commission de vérité et réconciliation a qualifié de
« génocide culturel » l’éducation des enfants autochtones, envoyés de
force dans des internats très éloignés de leur communauté et de leurs parents.
Ouvrages cités
BILEFSKY,
Dan, 2018 : « Protests shutter a show that cast White singers as
Black slaves ». New York Times, 4 juillet. <https://www.nytimes.com/2018/07/04/arts/music/protests-shutter-a-show-that-cast-white-singers-as-black-slaves.html> (consulté le 16
septembre 2019).
HÉLIOT, Armelle, 2018 :
« Grâce à Ariane Mnouchkine, le spectacle controversé Kanata aura bien lieu ». Le
Figaro, 5 septembre. <http://www.lefigaro.fr/theatre/2018/09/05/03003-20180905ARTFIG00203-ariane-mnouchkine-et-robert-lepage-le-spectacle-controverse-kanata-aura-bien-lieu.php> (consulté le 16
septembre 2019).
PC (La Presse canadienne), 2018 : « SLĀV, Robert
Lepage dénonce “l'affligeant discours d'intolérance” ». La Presse, 6 juillet. <https://www.lapresse.ca/arts/spectacles-et-theatre/theatre/201807/06/01-5188486-slv-robert-lepage-denonce-laffligeant-discours-dintolerance.php>
(consulté le 16 septembre 2019).
SALINO,
Brigitte, 2018 : « Robert Lepage : Artistes, qu’avons-nous le
droit de faire ? » Le Monde,
18 décembre. <https://www.lemonde.fr/culture/article/2018/12/17/robert-lepage-artistes-qu-avons-nous-le-droit-de-faire_5398671_3246.html>
(consulté le 16 septembre 2019).
[TEXTE
COLLECTIF], 2018 : « Encore une fois, l’aventure se passera sans
nous, les Autochtones ? » Le
Devoir, 14 juillet. <https://www.ledevoir.com/opinion/libre-opinion/532406/encore-une-fois-l-aventure-se-passera-sans-nous-les-autochtones>
(consulté le 16 septembre 2019).
Pour en savoir davantage
DARSIGNY-TRÉPANIER, M., C. NEPTON
HOTTE, L. JÉRÔME et J.-P. UZEL, 2019 :
L’appropriation culturelle et les
peuples autochtones : entre protection du patrimoine et liberté de création.
Groupe de recherche interdisciplinaire sur les affirmations autochtones
contemporaines (GRIAAC), UQAM, Montréal. (http://virtuolien.uqam.ca/tout/ARCHIPEL12187>
(consulté le 16 septembre 2019).
LALONDE, Catherine, 2018 : « Le
problème avec Kanata… ». Le
Devoir, 24 décembre. <https://www.ledevoir.com/culture/544265/le-probleme-avec-kanata>
(consulté le 16 septembre 2019).
—, 2019 : « “Lepage au
Soleil” : “Kanata” sans la polémique ». Le Devoir, 20 avril. <https://www.ledevoir.com/culture/cinema/552616/lepage-au-soleil-kanata-sans-la-polemique>
(consulté le 16 septembre 2019).
NEPTON HOTTE, Caroline,
2019 : « Kanata… appropriation ou effacement ? » esse arts + opinions 97 : 74-79. <https://id.erudit.org/iderudit/91460ac>
(consulté le 16 septembre 2019).
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