dimanche 3 novembre 2019

KANATA ou du dialogue de sourds comme un des beaux arts


Nota : cette chronique de Nelcya Delanoë est placée sur le site du CVUH avec l'accord de la revue Recherches amérindiennes au Québec, sur le site de laquelle elle a d'abord été publiée, et que nous vous invitons à découvrir :  https://recherches-amerindiennes.qc.ca/site/kanata-ou-du-dialogue-de-sourds


Les Canadiens n’ont pas vu KANATA, ni à Montréal ni au Québec ni au Canada, alors que la pièce était programmée pour l’automne 2018. Les Français ont pu la voir, eux, à Paris, au Théâtre du Soleil, en manière de clôture magistrale de l’année 2018 et d’ouverture vers un 2019 de tous les débats. Certains habitants de la Belle Province se sentaient même si concernés qu’ils ont fait le voyage pour assister à ce spectacle, monté dans le cadre du Festival d’automne, de ses subventions et de sa notoriété.

Entre-temps, Kanata était devenu « Kanata, Épisode 1, La controverse », entre autres à la suite d’une pétition rédigée par des représentants d’artistes autochtones du Québec et par leurs « alliés cosignataires » (Texte collectif 2018). Ces pétitionnaires déploraient que cette pièce, en répétition et consacrée aux peuples autochtones du Canada depuis la Conquête européenne, soit montée sans qu’y participe aucun acteur autochtone ni aucun créateur des Premières Nations. « Lettre ouverte aux artistes qui, eux, créeront Kanata… Notre invisibilité dans l'espace public, sur la scène ne nous aide pas. Et cette invisibilité, Mme Mnouchkine et M. Lepage ne semblent pas en tenir compte, car aucun membre de nos nations ne ferait partie de la pièce. »
Il s'agissait là en somme d'une critique en défense du droit à l'existence dans la sphère publique et artistique de ceux et celles qui, depuis l'arrivée des Français au début du XVIIe siècle, ont été tenus en lisière de la société dominante - et en misère.
Robert Lepage, directeur de la compagnie Ex Machina, devait être le metteur en scène de cette pièce, dont le texte évoluait avec les répétitions, tandis que la pièce devait être jouée par les comédiens et les comédiennes de la compagnie du Théâtre du Soleil, dont Ariane Mnouchkine est la directrice.
À la suite de cette pétition, Robert Lepage et Ariane Mnouchkine s'étaient entretenus avec une trentaine de représentants autochtones, et les échanges avaient montré que les uns et les autres pouvaient s'écouter attentivement et se comprendre. Mais rien de concret n'étant finalement sorti de cette rencontre, la pièce avait été annulée, Ariane Mnouchkine et Robert Lepage dénonçant une « censure » intolérable. Des dizaines d’articles ont alors repris cette information – pétition, annulation, liberté du créateur versus droits des minorités – tant dans la presse québécoise que dans la presse française et américaine. Au cas où le lecteur aurait du mal à suivre, ces articles étaient souvent accompagnés d’entretiens avec Ariane Mnouchkine et Robert Lepage, illustrés de photos-portraits en majesté. Avec eux et eux seulement d’ailleurs.
En fait, pour éviter toute surinterprétation, il convient de préciser la chronologie du déroulement des évènements. À la suite de la polémique déclenchée par la pétition, les coproducteurs américains dudit spectacle (impossible de trouver leur nom, malgré bien des recherches) s’étaient retirés, craignant sans doute de gros risques financiers dans le sillage de cette controverse. C’est que déjà, quelques semaines auparavant (juillet 2018), un spectacle musical monté par Lepage avait créé un scandale et avait été annulé par les organisateurs du Festival international de jazz de Montréal après avoir été présenté seulement trois fois (et 8000 billets vendus). Ce spectacle musical, intitulé SLAV, racontait l’esclavage noir américain, principalement mais pas seulement, l’esclavage – expliqua Lepage – impliquant aussi des Slaves, d’où le mot slave en anglais et d’où le titre-jeu de mots. Scandale donc aussitôt : le fait d’avoir réduit à la portion congrue le nombre et la présence des comédiens noirs (deux sur sept, et dirigés par un metteur en scène blanc, la star étant blanche) fut perçu par beaucoup comme une « réappropriation de la culture noire et une démarche raciste » (Bilefsky 2018). À quoi Lepage avait répliqué en fustigeant ce qu’il appelait « un affligeant discours d’intolérance », un spectacle « muselé »… et un « coup porté à la liberté artistique » (PC 2018). En décembre de la même année 2018, il faisait un mea culpa conventionnel, invoquant « maladresse et manque de jugement ».
Revenons à Kanata. On le comprend, la pièce a en fait été annulée d’abord pour cause de défaillance de la production américaine. Dans ce cas, parler de censure et uniquement de censure revenait à déplacer le problème et à ériger en victimes deux formidables puissances du monde du théâtre international. Dans un texte intitulé « Le Ressaisissement » et rendu public le 5 septembre 2018 (Héliot 2018), Ariane Mnouchkine vante les droits et les devoirs des artistes dans la République française, honorée avec cette pièce, bientôt jouée contre mauvais vents et fortes marées venus d’ailleurs et grâce au Festival d’automne, toujours producteur. D’autant que la composition multi-ethnique de la troupe du Soleil mettait Mnouchkine et Lepage au-dessus de tout soupçon de racisme et « d’appropriation culturelle ». La liberté de créer étant ainsi défendue et adossée à l’universalisme, le spectacle aurait bel et bien lieu, à Paris, dans le théâtre d’Ariane Mnouchkine situé à la célèbre Cartoucherie de Vincennes.
Robert Lepage et Ariane Mnouchkine s’étaient au demeurant gardés à droite et gardés à gauche en remplissant, consciencieusement et dès l’origine du projet, leurs tâches d’apprentis : ils avaient été s’entretenir non seulement avec les pétitionnaires de la controverse, mais aussi avec des Grands Chefs dans le Montana, avec de pauvres gens des rues déglinguées de Vancouver, avec les responsables d’un centre culturel en Alberta; ils avaient aussi organisé des ateliers, recueilli des témoignages, étaient allés « dans la nature, parce que la terre, pour les Premières Nations, ce n’est pas seulement celle qu’on leur a volée, c’est une continuité de leur être » (Salino 2018). Mission accomplie, en somme. Lepage et Mnouchkine s’indignaient donc d’autant plus légitimement de ce qu’ils réduisaient à une triste affaire, finalement balayée par l’absolue liberté de création d’artistes prestigieux, au passé politiquement plus que correct et effectivement respectueux des droits de l’homme et du citoyen.
Voilà, résumé et donc simplifié, le fond de cette querelle, elle-même simplificatrice à outrance.
Créé à la mi-décembre à la Cartoucherie de Vincennes « Kanata, Épisode 1, La controverse » se présente, comme aime le faire Lepage, en une série de saynètes historico-télédrames. En ouverture, les conquérants abattent à la scie électrique forêts et totems grandioses du Nord-Ouest haïda. Femmes et enfants sont terrorisés, une fillette disparaît (elle sera adoptée par une famille de Blancs). Ici on parle en mohawk, là on assiste à une performance de Taï Chi menée par une quinzaine de Chinois. Ailleurs un jeune couple français débarque à Vancouver. Habiles comme le sont les habitués du téléphone intelligent, ils louent à une Chinoise qui a pignon sur rue un loft idéal pour peindre (elle) et répéter des scènes de théâtre (lui). On passe ainsi de la petite histoire à la grande et vice versa, au fil de changements de décors vivement menés et de belle facture tandis que se noue un récit à plusieurs étages, celui d’un monde où finalement toutes et tous sont des victimes : les Autochtones sont les victimes des Européens; les (prostituées) autochtones sont celles d’un Blanc pervers; les travailleurs sociaux, des policiers; et même les artistes, enfin, qui sont ici incarnés par Miranda la Française (son compagnon, acteur raté, quant à lui disparaît assez vite). De fil en aiguille, l’œuvre de Miranda risque d’être interdite d’exposition par l’intransigeance d’une Autochtone, dont la fille a été violée et assassinée par le pervers en question et dont la Française a fait le portrait, ainsi que celui des quarante-neuf autres victimes du même pervers, sans demander aux familles ce qu’elles en pensaient. Et encore moins leur autorisation.
Si l’artiste finit par triompher, ce n'est pas sans lutte avec elle-même et avec les autres. Au fil de ce combat, c’est l’universel de l’art qui l’emporte sur le communautarisme. À bon entendeur, salut. Pourquoi pas ? Mais entre les uns, les unes, et les autres, c’est l’amertume qui domine tandis que le débat demeure tronqué et pauvre, comme la pièce, véritable docu-drame.
En revanche, ce qui n’apparaît jamais, ni au cours du spectacle ni dans aucun entretien ni aucun article, c’est qu’il s’agit d’abord d’une pièce qui a trait à une longue, très longue séquence de l’Histoire autochtone, européenne, québécoise, canadienne, bref, une histoire mondiale ou quasi. Ensuite, qu’il s’agisse de jadis ou d’aujourd’hui, les Autochtones de cette Histoire ne furent pas et ne sont toujours pas de sempiternelles victimes ou de simples ratés. Dans la pièce, un jeune homosexuel indien – peut-être un berdache de jadis – se défonce au calumet dans un canoë accroché dans les arbres la quille en l’air en compagnie de Miranda, pour la faire renoncer à fumer de l’herbe; des prostituées sont détruites par la drogue et par un pervers, en somme par un Blanc non représentatif puisque pathologique – cliché habituel. Seule l’artiste finit par transcender les toxicités sociales ou individuelles et par s’en remettre.
En vérité, les Autochtones ne sont pas des déchets de l’Histoire. Ils ont été et sont aussi des combattants, des défenseurs de leurs territoires, des créateurs de sociétés productives de biens, de richesses, de vie et de vies, de spiritualité, d’art. Pas que des laissés-pour-compte.
Cette longue Histoire de luttes n’en pose pas moins, on le sait, la question du génocide1 des peuples autochtones au « Kanata » et dans les Amériques. Qu’un homme de théâtre de la trempe de Lepage désire monter une pièce qui en parle, de cette histoire, et qui mieux est avec la troupe du Soleil, rien de plus passionnant. Mais c’est mettre la barre très haut.
Citoyen canadien et québécois, le metteur en scène ne peut qu’être au courant de cette autre « solitude » du Canada, celle de peuples dont l’histoire, extrêmement douloureuse depuis quatre siècles, fait toujours l’objet de bien des dénégations, malgré les réparations officielles. Aussi Robert Lepage a-t-il bien fait de prendre son bâton de pèlerin pour aller, de l’est à l’ouest de l’Amérique du Nord, écouter la parole des Premières Nations. Historiens, anthropologues et savants, allochtones et autochtones, y ont d’ailleurs consacré des centaines d’heures, de pages, d’images depuis quelques siècles et encore plus depuis les dernières décennies. Survoler en deux mois une polyphonie sélective n’aura peut-être pas suffi à M. Lepage et à Mme Mnouchkine pour comprendre et prendre la mesure de la douleur. Ne sont mentionnés que le malentendu et l’échec, réciproques.
La douleur, par pudeur et tradition, chez les Autochtones on ne la dit pas souvent à haute voix. L’hécatombe perpétrée en pays indien est depuis Lemkin connue sous le nom de « génocide », terme le plus souvent ignoré en langue euro-anglo-québécoise. Restent des désignations approximatives, simplistes, psychologiques ou politiques, qui vident la douleur de sa substance. Alors oui, bien sûr, on peut opposer sans fin, a fortiori au pays des droits de l’homme, liberté créatrice et vigilance éthique, voire, plus prosaïquement, le besoin de travailler de ceux qu’on n’embauche guère et l’accomplissement artistique des mieux nantis. Mais quand on veut faire œuvre documentaire, ignorer le contexte du texte revient à prolonger le processus de dépossession initiale – la terre, la culture, la vie. L’Histoire.
Malaise dans la civilisation. Malaise dans la culture. Depuis Freud, sans fin.
La polémique autour de Kanata aurait pu avoir le mérite de soulever enfin, et face au public qui n’y connaît pas grand-chose en général, ces questions. Après tout, en Europe et en France, la question du génocide – arménien, juif, rwandais, pour ne citer que ceux-là – est présente dans toutes les mémoires et fait l’objet de débats réactivés avec les temps qui changent.
En revanche, le débat suscité par Kanata s’est éloigné de cette question cruciale, se contentant finalement de tourner en rond et dans l’aigreur.
Peut-être une autre fois ?
Nelcya Delanoë

[31 août 2019]

 

Note

1. En 2015, après six ans d’enquête, la Commission de vérité et réconciliation a qualifié de « génocide culturel » l’éducation des enfants autochtones, envoyés de force dans des internats très éloignés de leur communauté et de leurs parents.

Ouvrages cités

BILEFSKY, Dan, 2018 : « Protests shutter a show that cast White singers as Black slaves ». New York Times, 4 juillet. <https://www.nytimes.com/2018/07/04/arts/music/protests-shutter-a-show-that-cast-white-singers-as-black-slaves.html> (consulté le 16 septembre 2019).
HÉLIOT, Armelle, 2018 : « Grâce à Ariane Mnouchkine, le spectacle controversé Kanata aura bien lieu ». Le Figaro, 5 septembre. <http://www.lefigaro.fr/theatre/2018/09/05/03003-20180905ARTFIG00203-ariane-mnouchkine-et-robert-lepage-le-spectacle-controverse-kanata-aura-bien-lieu.php> (consulté le 16 septembre 2019).
PC (La Presse canadienne), 2018 : « SLĀV, Robert Lepage dénonce “l'affligeant discours d'intolérance” ». La Presse, 6 juillet. <https://www.lapresse.ca/arts/spectacles-et-theatre/theatre/201807/06/01-5188486-slv-robert-lepage-denonce-laffligeant-discours-dintolerance.php> (consulté le 16 septembre 2019).
SALINO, Brigitte, 2018 : « Robert Lepage : Artistes, qu’avons-nous le droit de faire ? » Le Monde, 18 décembre. <https://www.lemonde.fr/culture/article/2018/12/17/robert-lepage-artistes-qu-avons-nous-le-droit-de-faire_5398671_3246.html> (consulté le 16 septembre 2019).
[TEXTE COLLECTIF], 2018 : « Encore une fois, l’aventure se passera sans nous, les Autochtones ? » Le Devoir, 14 juillet. <https://www.ledevoir.com/opinion/libre-opinion/532406/encore-une-fois-l-aventure-se-passera-sans-nous-les-autochtones> (consulté le 16 septembre 2019).

Pour en savoir davantage

DARSIGNY-TRÉPANIER, M., C. NEPTON HOTTE, L. JÉRÔME et J.-P. UZEL, 2019 : L’appropriation culturelle et les peuples autochtones : entre protection du patrimoine et liberté de création. Groupe de recherche interdisciplinaire sur les affirmations autochtones contemporaines (GRIAAC), UQAM, Montréal. (http://virtuolien.uqam.ca/tout/ARCHIPEL12187> (consulté le 16 septembre 2019).
LALONDE, Catherine, 2018 : « Le problème avec Kanata… ». Le Devoir, 24 décembre. <https://www.ledevoir.com/culture/544265/le-probleme-avec-kanata> (consulté le 16 septembre 2019).
—, 2019 : « “Lepage au Soleil” : “Kanata” sans la polémique ». Le Devoir, 20 avril. <https://www.ledevoir.com/culture/cinema/552616/lepage-au-soleil-kanata-sans-la-polemique> (consulté le 16 septembre 2019).
NEPTON HOTTE, Caroline, 2019 : « Kanata… appropriation ou effacement ? » esse arts + opinions 97 : 74-79. <https://id.erudit.org/iderudit/91460ac> (consulté le 16 septembre 2019).



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