Il paraît régulièrement en France de mauvais livres sur le Japon. Cette situation s’explique sans doute par la conjonction d’au moins trois facteurs : la méconnaissance généralisée de l’histoire japonaise, y compris dans les cercles les plus cultivés, voire savants, de l’hexagone, pour qui le monde non occidental constitue trop souvent un angle mort ; le faible nombre de chercheurs et d’universitaires compétents (l’histoire des études japonaises en France n’est pas très longue) ; une fascination ou parfois une répulsion marquées pour la culture de l’archipel, qui induisent une forte demande de la part d’un public curieux, qu’éditeurs et medias s’emploient à satisfaire à bon compte en recourant à de pseudo experts.
Comme les chercheurs ne peuvent passer leur temps à traquer les discours insatisfaisants, ils les accueillent généralement par le silence. Parfois cependant certaines bornes sont franchies. Récemment un ouvrage critiquable à de nombreux points de vue a ainsi reçu un accueil favorable non seulement de la presse, mais aussi d’une partie notable de la communauté savante. L’Armée de l’empereur (1) de Jean-Louis Margolin a ainsi bénéficié de plusieurs recensions critiques élogieuses et a été couronné par le prix Augustin Thierry 2007.
Certains acteurs de la recherche japonologique (2) ont cru devoir réagir, de façon exceptionnelle, pour alerter leurs collègues historiens et tenter de leur faire comprendre à quel point pouvaient être bafouées certaines normes de sérieux intellectuel dès lors qu’on traitait d’un pays « éloigné » comme le Japon. La revue Cipango. Cahiers d’études japonaises, publiée depuis 1992 par le Centre d’études japonaises de l’Institut national des langues et civilisation orientales – les Langues O’ –, a ainsi fait paraître en guise d’éditorial à son numéro 15 de 2008 une longue recension critique de l’ouvrage en question. L’auteur de celle-ci, Arnaud Nanta, est un des plus brillants historiens de la jeune génération (3). Jean-Louis Margolin a évidemment répliqué avec vigueur (4). Il a aussitôt bénéficié d’un relais médiatique de poids : Pierre Assouline, dans la revue L’Histoire (« À couteaux tirés », n° 346 - 10/2009), ainsi que sur son blog La République des livres (« Rififi chez les japonologues », 17 octobre 2009), est venu défendre le gentil « historien » attaqué par un groupe de méchants « japonologues » rassemblés autour d’une obscure « revue savante ».
Après avoir un instant tenu la balance de l’objectivité : « Aurait-il appuyé là où ça fait mal ou a-t-il mal jugé la complexité d’un pays dont il n’est pas spécialiste ? », le chroniqueur penche nettement en faveur de Jean-Louis Margolin et relaie abondamment l’argument ultime de celui-ci : si les « japonologues » se sont mobilisés de manière aussi active, c’est tout simplement parce qu’« ils n’auraient pas supporté que Jean-Louis Margolin fasse du Japon en guerre un cas à part dans le registre des atrocités de masse », parce que, semblables aux communistes face aux crimes du communisme, ils « ne supporteraient pas une dénonciation globale du système lui-même ». Comme l’écrit encore Édouard Husson, un autre défenseur de Jean-Louis Margolin, si Nanta a critiqué sévèrement L’Armée de l’empereur, ce serait tout simplement parce que « la question de [l’]enracinement [des crimes du Japon impérial] dans la société de l’époque lui paraît insupportable » (5).
L’idée qu’il puisse exister en France des gens un tant soit peu compétents, qui consacrent leur énergie à étudier patiemment l’histoire et la civilisation du Japon du point de vue de disciplines variées, mais en partant d’une documentation de première main et en essayant de tenir compte des travaux de leurs collègues japonais, ne semble donc pas acquise. Est-il vraiment si difficile d’imaginer que ces « japonologues » puissent prendre la parole avec quelque raison pour critiquer un ouvrage médiocre ? Pourquoi faut-il les discréditer a priori, au lieu d’examiner leurs arguments, selon une méthode grossière qui rappelle des mœurs politiques que l’on aurait pu croire révolues ? De manière paradoxale, leur compétence dans un domaine particulier, au lieu de leur conférer quelque légitimité, devient suspecte et se transforme étrangement en un argument à charge, en un indice d’aveuglement idéologique. Dans ces conditions pourquoi ne pas clouer carrément au pilori Nanta et la clique japonologique, ces agents de Tôkyô ?
Le procès d’intention mené par Jean-Louis Margolin, Pierre Assouline et Edouard Husson est tout simplement grotesque quand on connaît un tant soit peu l’ensemble de la production japonologique française, à commencer par les travaux d’Arnaud Nanta lui-même qui écrit depuis 2001 sur l’actualité du révisionnisme historique au Japon (6), ou encore ceux du secrétaire de rédaction de la revueCipango, Michael Lucken, qui a écrit deux livres importants sur la période de la guerre : Grenades et amertume. Les Peintres japonais à l’épreuve de la guerre (Les Belles Lettres, 2005) et 1945 - Hiroshima : Les images sources (Hermann, 2008) (7).
La réalité que cherche à masquer cette charge médiatique tonitruante est pourtant on ne peut plus triviale. Jean-Louis Margolin, bien que « spécialiste » autoproclamé (4e de couverture) « de l’Asie au XXe siècle » – rien de moins ! – ne connaît pas, ne peut pas connaître, sérieusement l’histoire du Japon puisqu’il n’a accès ni aux sources, ni à l’historiographie disponibles, à l’exception de la part infime et tronquée de ce qui est publié et traduit en anglais. Car il ne sert à rien de détourner l’attention en soulignant à grands cris que « c’est en langue anglaise qu’on publie le plus à Singapour, aux Philippines et à Hong-Kong » (8) : ce n’est absolument pas vrai pour Tôkyô, Séoul et Pékin !
Autrement dit, si Jean-Louis Margolin a sans aucun doute les moyens de vulgariser les travaux anglophones qui ont décrit depuis les années 1980 les violences et les crimes de l’armée japonaise en Asie, il n’a en revanche aucune possibilité de comprendre en profondeur les processus qui ont conduit l’armée, et la société, japonaises à ces atrocités. Son ouvrage ne comporte ainsi aucune analyse digne de ce nom de l’histoire politique du Japon depuis la Restauration de Meiji, pas plus que des évolutions de la société japonaise elle-même ou des combats idéologiques qui la traversent. Plus grave encore, il n’explique pas ce qu’a été le positionnement du Japon dans l’affrontement des impérialismes, ni non plus – malgré le titre de son ouvrage ! – ce qu’est réellement cette « armée impériale » (9), d’où elle vient, comment elle fonctionne, quel est son rapport au politique, dans quelles conditions elle s’est livrée à ces actes barbares que nul ne songe aujourd’hui à nier, à part les négationistes de l’extrême-droite japonaise.
Si Jean-Louis Margolin n’hésite pas à couvrir de louanges une historiographie japonaise qu’il ne connaît pas, c’est pour mieux la faire passer à la trappe : « Il est impossible de rendre justice en peu de lignes au foisonnement historiographique japonais sur les années terribles » (L’Armée de l’empereur, p. 18). Et pour cause ! Des historiens aussi importants qu’Awaya Kentarô, Fujiwara Akira, Kasahara Tokushi, Mishima Ken.ichi, Yamada Akira, Yoshida Yutaka par exemple ne sont pas évoqués une seule fois, car, contrairement à ce qu’affirme l’auteur, il est absolument inexact que « beaucoup des œuvres les plus importantes » soient « accessibles » (p. 23) en traduction. Jean-Louis Margolin ne semble pas avoir conscience une seule seconde des déformations majeures et innombrables qu’implique un processus de traduction. L’une d’elles, essentielle, c’est qu’une importance disproportionnée se trouve accordée à des travaux provocateurs et marginaux, et en particulier aux thèses révisionnistes, ce qui explique sans doute pourquoi l’écho de celles-ci est si marqué dans L’Armée de l’empereur, en dépit des bonnes intentions de l’auteur, semble-t-il, et comme malgré lui.
Selon l’étonnante logique d’un « qui ne peut pas le moins peut quand même le plus », Jean-Louis Margolin affirme avec un aplomb imperturbable, en jouant sur les mots : « La documentation d’origine japonaise est cependant loin d’être la seule utilisée ici. […] Il était indispensable de recourir à l’ensemble des sources accessibles » (p. 21), avant d’asséner sans vergogne qu’en Asie « les grands colloques se déroulent pour la plupart exclusivement dans cette langue [l’anglais] » (p. 23), ce qui est une contre-vérité ébouriffante, sauf à croire que l’Asie se limite à Singapour, aux Philippines et à Hong-Kong…
Comme la diversité des langues parlées en Asie constitue décidément un problème irritant, Jean-Louis Margolin n’hésite pas à pousser le bouchon encore plus loin encore pour tenter de s’en débarrasser :
« Il est néanmoins évident que des investigations dans les langues vernaculaires permettraient un tableau plus complet que celui présenté ici. On ne se dissimulera cependant pas la difficulté : se contenter de la bibliographie en japonais ou en chinois amènerait d’autres biais. Il faudrait maîtriser au bas mot une demi-douzaine de langues asiatiques, toutes très différentes les unes des autres, pour escompter y échapper. » (p. 23)
La logique du raisonnement est édifiante : mieux vaudrait en fin de compte ne connaître aucune langue asiatique plutôt qu’une seule, ou deux, ou trois, afin de préserver la sainte ignorance qui permet d’échapper aux préjugés. On retrouve donc l’accusation de fond faite aux « japonologues » : loin d’être un avantage, leur compétence induirait en réalité des partis-pris fâcheux.
N’en déplaise pourtant à Jean-Louis Margolin et à ses soutiens, il importe de réaffirmer quelques principes essentiels : quel que soit le pays concerné (10), il est impossible de faire de la bonne histoire sans avoir lu les travaux écrits par ses confrères les plus compétents dans le domaine, sans s’être frotté directement à des documents de première main auxquels on s’est donné les moyens d’avoir accès, sans être capable d’établir et de démêler des chaînes causales complexes. C’est en tout cas ce que nous essayons d’apprendre à nos étudiants.
Pendant de longues années une sorte de partage du travail s’était installé entre une poignée d’orientalistes érudits enfermés dans leurs bibliothèques et des plumitifs prolixes toujours prêts à ressasser les mêmes poncifs sur « le Japonais » (p. 61) conformiste, efficace et cruel. Peut-être serait-il temps de tourner la page ?
Emmanuel Lozerand (Cej – Inalco)
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Notes :
(1) Jean-Louis Margolin, L’Armée de l’empereur. Violences et crimes du Japon en guerre 1937-1945, Armand Colin, 2007 (réédition sous le titre Violences et crimes du Japon en guerre 1937-1945, Pluriel, Hachette, 2009, avec une « Postface inédite »).
(2) Ils ne sont pas les seuls : le sinologue Christian Henriot a publié un compte-rendu au vitriol de l’ouvrage dans l’European Journal of East Asian Studies (no 7-1, 2008, p. 161-165).
(3) Voir sa page personnelle : http://crj.ehess.fr/document.php?id=315.
(4) Sa réponse paraîtra dans le numéro 16 de Cipango. On en trouvera les éléments principaux dans sa « Postface inédite », Violences et crimes du Japon en guerre 1937-1945, op. cit.
(5) Voir « Une nouvelle “querelle des historiens” », publié le 7 octobre 2009 sur le blog d’Edouard Husson : http://www.edouardhusson.com/.
(6) Voir sa synthèse la plus récente : « Le Japon face à son passé colonial », dans Olivier Dard et Daniel Lefeuvre (ss la dir. de), L’Europe face à son passé colonial, Riveneuve éditions, 2008, p. 129-146.
(7) Voir aussi, dans Cipango (n° 9, 2000, p. 263-296), le papier de Franck Michelin, « Les Coréens enrôlés dans l’armée et les procès de l’après-guerre ».
(8) « Postface inédite », op. cit., p. 466.
(9) Pour qui aurait envie de mieux connaître cette « armée de l’empereur », mais aussi de mesurer quel genre de documentation un historien sérieux peut mobiliser sur ce sujet, on recommandera la lecture du tout récent Japan’s Imperial Army. Its Rise and Fall. 1853-1945, d’Edward J. Drea, University Press of Kansas, 2009.
(10) Édouard Husson, qui loue le « sérieux de l’ouvrage » de Jean-Louis Margolin, est réputé « excellent connaisseur des archives allemandes et des travaux les plus récents » : pourrait-il un instant songer à louer le « sérieux » d’un livre écrit sur son domaine, l’Allemagne nazie, par un chercheur qui ne lirait pas la langue de Goethe et ignorerait superbement les travaux de quelques-uns des meilleurs spécialistes de la question ?
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