samedi 8 novembre 2008

Les historiens n’ont pas le monopole de la mémoire par Catherine Coquery-Vidrovitch, Gilles Manceron et Gérard Noiriel


[Texte paru dans l’édition du Monde du 7 novembre 2008]
Un débat ouvert dans Le Monde par les articles de Pierre Nora et Christiane Taubira (les 10 et 16 octobre) ne peut se réduire à une opposition entre historiens et politiques, car il divise aussi les historiens. Dès mars 2005, nous avons réagi contre la loi du 23 février qui invitait les enseignants à montrer le "rôle positif" de la colonisation, mais nous n’avons pas signé la pétition "Liberté pour l’Histoire" publiée neuf mois plus tard dans Libération. Nous ne pouvions pas accepter que la "loi Gayssot" (pénalisant les propos contestant l’existence des crimes contre l’humanité), la "loi Taubira" (reconnaissant la traite et l’esclavage en tant que "crimes contre l’humanité") et la loi portant sur la reconnaissance du génocide arménien de 1915 soient mises sur le même plan qu’un texte faisant l’apologie de la colonisation, et cela au nom de la "liberté de l’historien".
Nous l’acceptions d’autant moins que cet appel ne posait pas dans toute sa généralité la question du rôle de la loi par rapport à l’histoire, laissant notamment de côté d’autres "lois mémorielles" comme celle de 1999 substituant l’expression "guerre d’Algérie" à "opérations en Afrique du Nord". L’appel de Blois lancé récemment par les promoteurs de la pétition "Liberté pour l’Histoire" n’aborde pas, lui non plus, la question des rapports entre la loi, la mémoire et l’Histoire, sur des bases pertinentes. Contrairement à ce qu’affirme ce texte, nous ne pensons pas qu’il existerait en France, ou en Europe, une menace sérieuse contre la liberté des historiens.
Cet appel se trompe de cible quand il présente la décision-cadre adoptée le 21 avril 2007 par le conseil des ministres de la justice de l’Union européenne comme un risque de "censure intellectuelle"qui réclamerait leur mobilisation urgente. Ce texte demande aux Etats qui ne l’ont pas déjà fait de punir l’incitation publique à la violence ou à la haine visant un groupe de personnes donné, de réprimer l’apologie, la négation ou la banalisation des crimes de génocide et des crimes de guerre, mesures que la France a déjà intégrées dans son droit interne par les lois de 1990 et de 1972.
Il ne nous paraît pas raisonnable de laisser croire à l’opinion que des historiens travaillant de bonne foi à partir des sources disponibles, avec les méthodes propres à leur discipline, puissent être condamnés en application de cette directive pour leur manière de qualifier, ou non, tel ou tel massacre ou crime de l’Histoire. Pour la Cour européenne"la recherche de la vérité historique fait partie intégrante de la liberté d’expression". La décision-cadre précise qu’elle respecte les droits fondamentaux reconnus par la Convention européenne des droits de l’homme, notamment ses articles 10 et 11, et n’amène pas les Etats à modifier leurs règles constitutionnelles sur la liberté d’expression.
LES "REPENTANTS"
En agitant le spectre d’une "victimisation généralisée du passé", l’appel de Blois occulte le véritable risque qui guette les historiens, celui de mal répondre aux enjeux de leur époque et de ne pas réagir avec suffisamment de force aux instrumentalisations du passé. Nous déplorons également la croisade que ce texte mène contre un ennemi imaginaire, les "Repentants", qui seraient obsédés par la"mise en accusation et la disqualification radicale de la France". L’Histoire, nous dit-on, ne doit pas s’écrire sous la dictée des mémoires concurrentes. Certes. Mais ces mémoires existent, et nul ne peut ordonner qu’elles se taisent. Le réveil parfois désordonné des mémoires blessées n’est souvent que la conséquence des lacunes ou des faiblesses de l’histoire savante et de l’absence d’une parole publique sur les pages troubles du passé.
Dans un Etat libre, il va de soi que nulle autorité politique ne doit définir la vérité historique. Mais les élus de la nation et, au-delà, l’ensemble des citoyens ont leur mot à dire sur les enjeux de mémoire. Défendre l’autonomie de la recherche historique ne signifie nullement que la mémoire collective soit la propriété des historiens. Il n’est donc pas illégitime que les institutions de la République se prononcent sur certaines de ces pages essentielles refoulées qui font retour dans son présent.

En tant que citoyens, nous estimons que la loi reconnaissant le génocide des Arméniens - heureusement non prolongée, à ce jour, par une pénalisation de sa négation - et celle reconnaissant l’esclavage comme un crime contre l’humanité sont des actes forts de nos institutions sur lesquels il ne s’agit pas de revenir.


Catherine Coquery-Vidrovitch, Gilles Manceron et Gérard Noiriel sont historiens et membres du Comité de vigilance sur les usages publics de l’histoire (CVUH).

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