lundi 19 mai 2008

La mémoire courte de Nicolas Sarkozy : A propos de l’enseignement de l’histoire de l’esclavage par Sébastien Ledoux


Du Journal du Dimanche à Libération, en passant par Le MondeLe Figaro ou le Nouvel Observateur, la plupart des médias ont repris dans leur titre « l’annonce » du président Sarkozy faite le 10 mai, à l’occasion de la Journée de commémoration de l’esclavage : « Sarkozy : l’esclavage enseigné à l’école » (JDD), « L’histoire de l’esclavage sera enseignée au primaire » (Le monde), « Abolition de l’esclavage : Sarkozy : "cette histoire doit être enseignée à l’école" » (TF1), « L’esclavage enseigné en primaire dès la rentrée » (Nouvel Observateur), « La traite des Noirs enseignée en primaire, annonce Sarkozy » (Libération), « L’histoire de l’esclavage enseignée en primaire » (Le Figaro).
Et pourtant, derrière ces annonces en fanfare faites au nom de la mémoire… l’oubli.

Oubliés les dizaines de milliers d’enseignants qui enseignent l’esclavage depuis plusieurs années ; niés les programmes de 2002 du primaire, qui eux ont officiellement introduit cette page de notre histoire comme jamais auparavant ; nié l’effort entrepris par les éditeurs des manuels tant du primaire que du secondaire pour transmettre cet épisode à nos élèves ; méprisé le travail de deux années de la commission des programmes du collège qui vient de proposer pour la première fois les traites et l’esclavage comme un thème d’histoire à part entière en classe de 4e.


Comme le rappelait Chris Marker il y a quelques temps déjà, notre époque vit sans cesse de cette « immémoire collective » que l’actualité construit chaque jour. Le président Sarkozy participe activement à cette entreprise en se forgeant l’image du héros national ouvrant une nouvelle page de l’histoire de France…et les médias suivent en cœur cette mascarade, au mépris d’un patient et rigoureux travail mené depuis maintenant plusieurs années. Avec la loi Taubira de 2001, puis les polémiques de 2005 autour du rôle positif de la colonisation, une véritable réflexion a été amorcée sur la transmission pédagogique de l’esclavage à l’école. Cette réflexion s’est concrétisée et nourrie au travers de l’écriture des programmes de l’enseignement primaire et secondaire, et des manuels scolaires. De plus en plus de projets abordant cette histoire ont été réalisés dans de nombreuses académies de France, notamment à Nantes, Bordeaux, Rouen. Le monde scolaire dans son ensemble, en particulier justement dans le primaire, a donc commencé à s’emparer de l’histoire des traites, de l’esclavage et de leurs abolitions.
L’enquête d’une équipe de recherche de l’INRP lancée depuis bientôt deux ans permet de présenter avec précision en quels termes elle s’en est emparée. En attendant les conclusions du rapport, notamment sur les pratiques pédagogiques des enseignants, cette enquête a d’ores et déjà analysé le contenu des programmes officiels et des manuels scolaires du primaire comme du secondaire. Ainsi, les programmes de 2002 semblent bien à rebours le point de départ de cette introduction de l’esclavage à l’école. Encore est-il nécessaire de nuancer son caractère novateur. Certains manuels d’histoire-géographie du collège par exemple ont pu présenter de façon exhaustive cet épisode dans les années 1970. La dénonciation d’une histoire totalement occultée à l’école, en partie à l’origine des revendications mémorielles des années 1990, ne résiste pas à l’analyse. La question de l’enseignement de l’esclavage de fait a été réactivée par des préoccupations tant politiques que sociales. Suivant un processus décrit par le sociologue M. Halbwachs, la disqualification sociale vécue par la population d’Outre-mer dans l’Hexagone a joué un rôle important dans la construction d’une mémoire collective de l‘esclavage. Ce passé est alors investi à travers la remémoration des crimes et des humiliations subies, constituant des souvenirs partagés en commun. Objet mémoriel ainsi élaboré et reconnu par la représentation nationale lors du vote de la loi Taubira en 2001, l’esclavage s’est transformé lors des années suivantes en un savoir circulant à l’intérieur d’un réseau dont les connecteurs et les acteurs n’ont cessé de se diversifier. A côté des représentants politiques, des sites associatifs, d’historiens, de journalistes, l’école a pris résolument place pour mettre elle aussi en circulation, selon ses logiques propres, ce savoir composite.
Dans ce processus, la présentation du thème par les manuels du primaire et du collège laisse percevoir une certaine difficulté de l’école républicaine à faire entrer sereinement l’histoire des minorités dans son récit national. La vision victimaire s’associe souvent à une vision ethno-centrée pour relater ces faits historiques. Les résistances et les mouvements de révoltes des esclaves apparaissent par exemple encore très peu. À la différence de la première abolition de 1794 provoquée par le soulèvement des esclaves de Saint Domingue, celle de 1848, décrétée par une République généreuse, reste systématiquement évoquée. Dans le même esprit, la figure de Victor Schœlcher est beaucoup plus mentionnée que celle de Toussaint Louverture. Par ailleurs, le contexte historique des différentes traites et de sociétés encore largement esclavagistes n’est pas souvent rappelé, laissant entendre une adéquation noir = esclave naturelle. Notons toutefois que les programmes du collège de 2008, prennent davantage en compte cet effort de contextualisation en abordant les différentes traites. Plus largement, des publications récentes de livres ou la mise place de projets pour la formation des enseignants comme le projet européen dont le CNRS est partie prenante, vont dans le sens d’une historicisation de la question de l’esclavage.
L’intervention du président Sarkozy ressemble donc à un superbe « pschitt »… Il faut bien avouer que ce non-événement présidentiel a été facilité par les revendications d’associations militantes qui n’ont pas vu ou voulu voir ce travail effectué par l’école pour sortir l’histoire de l’esclavage des marges de l’enseignement. C’est ainsi que SOS Racisme vient de lancer une pétition intitulée « Appel pour l’enseignement de l’histoire de la colonisation et de l’esclavage », tendant à faire croire que l’occultation se poursuit. Or, il n’en est rien, et cette méconnaissance de la part de militants engagés pour une juste cause accrédite le geste du « prince ».

La journée du 10 mai 2008 restera une nouvelle illustration de la fabrique de l’opinion sans mémoire. Les informations du monde inondent notre vie pour s’oublier aussitôt. Les décisions ou déclarations politiques s’appuient de plus en plus sur cet oubli pour mieux s’imposer à nous, à un rythme qui s’accélère. Au terme d’un an de pouvoir, la communication présidentielle s’évertue encore à créer artificiellement des événements fondateurs. Hier avec la mémoire des enfants exterminés pendant la Shoah que devaient endosser les élèves de CM2, aujourd’hui avec l’esclavage au primaire, elle compte sur notre amnésie collective pour brouiller le réel et faire croire que tout commence avec son prestidigitateur.


Sébastien Ledoux, chercheur associé à l’Ecole Pratique des Hautes Etudes, auteur de « Créer l’espace enseignant-élèves pour produire un savoir » chez Chronique Sociale, à paraitre fin mai 2008.

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