mercredi 21 novembre 2007

Quelques questions sur les « lois mémorielles » et la demande de leur abrogation par Boris Adjemian


Au mois de décembre 2005, les 19 premiers signataires de la pétition « Liberté pour l’Histoire » ont demandé l’abrogation d’un ensemble de « dispositions législatives indignes d’un régime démocratique ». Intervenant à contre-temps au moment où la vive polémique déclenchée depuis des mois par l’adoption de l’article 4 de la loi du 23 février 2005 « portant reconnaissance de la Nation et contribution nationale en faveur des Français rapatriés » avait déjà pris la dimension d’une crise politique, la pétition des 19 se distinguait de celles qui l’avaient précédée en ce qu’elle demandait non seulement l’abrogation de l’article de loi incriminé, mais aussi celle des lois du 13 juillet 1990 dite Loi Gayssot, du 21 mai 2001 dite Loi Taubira, ainsi que du 29 janvier 2001 sur le génocide arménien. Les motifs étaient que ces lois avaient « restreint la liberté de l’historien », lui avaient signifié « sous peine de sanctions, ce qu’il [devait] chercher et ce qu’il [devait] trouver », lui avaient « prescrit des méthodes et des limites ». Peu après, dans un recueil d’entretiens publié en compagnie du philosophe François Azouvi (1), le président de l’association « Liberté pour l’Histoire », René Rémond, entendait dresser un bilan des rapports établis entre l’histoire et la loi en France depuis le début des années 1990. Cette tribune lui permettait de faire valoir la position exprimée dans la pétition dont il avait été un des initiateurs (2).
Une lecture critique du livre de René Rémond met en évidence les limites auxquelles se heurte le débat en cours sur les rapports entre la loi et l’histoire. Je reviendrai d’abord sur les partis pris que semble recouvrir l’expression de « lois mémorielles » et sur l’usage qui est fait dans le débat de cette notion ambiguë. Ce premier éclairage me paraît indispensable pour discuter, à travers l’exemple de la loi de 2001 sur le génocide arménien, l’argument selon lequel le Parlement a empiété sur le domaine des historiens.

La notion de « loi mémorielle » et le soupçon du communautarisme

L’expression « loi mémorielle » s’est imposée depuis deux ans dans l’espace public suscité par le débat sur les rapports établis entre la loi et l’histoire. Elle est couramment employée par des journalistes, des hommes politiques et même des historiens. Cette généralisation ne rend pas la notion qu’elle recouvre moins obscure ni son emploi forcément plus pertinent. Ainsi René Rémond et François Azouvi, qui disent se livrer à une « rétrospective des lois mémorielles » emploient abondamment cette expression sans jamais s’interroger sur sa signification (3). Elle n’est pourtant pas neutre.
La peur de lois qui divisent
La présentation que René Rémond fait de l’ensemble des « lois mémorielles » souligne le danger que font peser des lois qui divisent ou qui risquent de diviser la nation, ce qui irait à l’encontre des principes républicains. Sa critique des « lois mémorielles » est dictée par la peur que, en s’emparant de questions historiques sensibles, l’État ne soit tenté de succomber aux pressions de certains groupes définis de la population française et de légiférer pour le particulier (4). Rappelant que « la mémoire est partielle, elle est celle d’un groupe, alors que l’histoire tend à être générale », il explique que « c’est, soit dit en passant, ce qu’il y a de contestable dans la plupart des lois mémorielles qui tendent à ériger une mémoire particulière dictée ou imposée par une faction en vérité historique pour la communauté nationale ou pour l’humanité. » (5) Passons sur le terme peu amène de « faction » qui ne désigne ici personne en particulier car le propos se veut général. Ce propos exprime la crainte de la confiscation ou de la perversion de l’histoire par une mémoire particulière : « Chacune de nos lois mémorielles a son explication propre. Pour le génocide arménien, elle est simple : la France a été terre d’accueil. Il ne s’agit donc pas de réparation ou de repentance. La France peut au contraire tirer quelque fierté d’avoir bien accueilli les Arméniens dont l’intégration s’est heureusement effectuée. Ils ont trouvé leur place dans la société et ne constituent pas un problème, à la différence de ceux qui s’appellent les indigènes de la République [ sic ]. Aussi leurs demandes ne mettaient-elles pas en cause la responsabilité de la France, mais ils entendaient obtenir la condamnation de la Turquie et, pour ce faire, ils ont exercé une pression sur les élus. C’est un exemple entre autres de l’action d’une minorité qui entend faire reprendre par la nation entière sa mémoire particulière. » (6) On aborde ici un point à mon avis fondamental de la notion de « loi mémorielle » : l’idée que ces lois sont illégitimes car elles ne sont le fruit que de l’action de segments d’une société française de plus en plus travaillée par les particularismes. Remarquons que René Rémond parle ici des Arméniens de France en tant que corps constitué et homogène suffisamment organisé pour faire pression sur les élus de la République et imposer sa mémoire au reste de la nation. Ce soupçon manifeste à l’égard de ce qu’il est convenu d’appeler le « communautarisme » est associé à la critique explicite des parlementaires qui, en déposant et en votant des propositions de lois telles que celles qui nous préoccupent ici, succombent aux sirènes de l’électoralisme, du lobbying et de l’activisme des uns et des autres (7). Ce point de vue a été si fréquemment développé depuis les débats de 2005 et 2006 qu’il semble aujourd’hui se passer de justification. Il rejoint par exemple celui exprimé par Michel Wieviorka à l’occasion de l’adoption en première lecture par l’Assemblée nationale d’une proposition de loi socialiste visant à pénaliser la négation du génocide arménien, le 12 octobre 2006 : « La loi est une insulte aux historiens […]. La démarche du PS ne vise qu’à flatter l’électorat arménien et la frange plus large de l’électorat français rétive à l’entrée de la Turquie dans l’UE. » (8) Cette affirmation doublement péremptoire peut sembler aller à l’encontre d’une lecture naïve de la proposition de loi socialiste mais, outre qu’il présuppose que dans ce cas précis les parlementaires ne légifèrent que par opportunisme et par cynisme (ce qui est peut-être en partie vrai mais qui ne rend compte que partiellement des motivations de cette proposition de loi), ce point de vue désigne un « électorat arménien » comme l’âme de cette énième tentative de légiférer « pour le particulier » (entendre ici pour une communauté) pour reprendre les mots de René Rémond. Certes ce dernier prend soin de faire le distinguo entre les Arméniens, dont il est un lieu commun aujourd’hui de louer l’intégration exemplaire (entendez « à la différence de… »), et d’autre part les « indigènes de la République », étrange raccourci identitaire par lequel il semble vouloir désigner l’ensemble des Français originaires des anciennes colonies, dont le dénominateur commun serait qu’ils « constituent […] un problème ». Mais si les Arméniens se sont aussi admirablement intégrés à la société française à partir des années 1920 (9), comment se fait-il que les Français d’origine arménienne qui, selon les auteurs cités ici, ont fait pression sur les élus pour qu’ils adoptent la loi du 29 janvier 2001, soient perçus comme restant dans une logique essentiellement communautaire et particulariste ? J’en viens ainsi à ma première question : n’y a-t-il pas un déni d’universalisme à ne voir rien d’autre, dans ce que leurs contempteurs appellent avec condescendance les « lois mémorielles », que le fruit de pressions et d’arrière-pensées communautaristes ? À ce titre, les critiques émises contre la loi du 29 janvier 2001 valent pour celle du 21 mai 2001, dite Loi Taubira.
La manière dont la loi du 21 mai 2001 « tendant à la reconnaissance de la traite et de l’esclavage en tant que crime contre l’humanité » est présentée par René Rémond a une certaine importance dans son propos car c’est seulement à la suite de l’affaire Pétré-Grenouilleau que l’appel des 19 à l’abrogation de toutes les « lois mémorielles » a été lancé. Pour René Rémond, qui voit dans l’affaire Pétré-Grenouilleau une conséquence directe de la Loi Taubira, le débat sur la traite négrière est indissociable de celui « plus ancien et plus fondamental » sur la colonisation et la décolonisation de l’ancien empire français (10). Or, la pétition « Liberté pour l’Histoire » intervenait tardivement dans un débat qui agitait les enseignants, les chercheurs et les politiques depuis le vote de l’article 4 de la loi du 23 février 2005, lequel recommandait entre autre que soient enseignés les « aspects positifs » de la colonisation française outre-mer (11). Faisant remarquer que la loi Taubira est une conséquence de la résurgence dans les vieilles colonies (Antilles, Guyane, Réunion) d’un passé marqué par la servitude et la traite, René Rémond établit un lien direct entre ce texte et celui du 23 février 2005 : « l’amendement controversé sur les aspects positifs de la colonisation est en fait la riposte directe à cette loi. Celle-ci, en déclarant crime contre l’humanité l’esclavage, emportait la condamnation du fait colonial. Ces deux textes sont symétriques et solidaires. Le premier ne considère que les aspects négatifs, le second met l’accent sur les aspects positifs. C’est la raison pour laquelle je pense qu’ils doivent avoir le même sort : n’abroger que l’un serait un choix purement politique, pour ou contre la colonisation. » (12) Cette mise en parallèle suggère que l’affirmation selon laquelle la traite négrière et l’esclavage ont été un crime contre l’humanité a la même valeur objective que l’affirmation des aspects positifs de la colonisation (13). « La France doit-elle avoir honte de son passé colonial ? La colonisation n’aurait-elle apporté que des malheurs ? » Telles sont selon René Rémond, qui s’en remet ici à la rhétorique plutôt en vogue d’une certaine « anti-repentance » (14), les questions que pose l’adoption de la loi du 21 mai 2001, pourtant consacrée à la traite et à l’esclavage, non au fait colonial proprement dit. « Il n’y a pas de consensus à ce sujet » répond-t-il à son propre questionnement, objectant que « les positions des familles politiques dans le temps ont beaucoup varié », notamment celle de la gauche qui a critiqué l’article 4 de la loi du 23 février 2005 mais a légitimé par le passé le discours selon laquelle la République allait civiliser les indigènes des colonies. On voit bien dans quel contexte idéologique se situent ces reproches. Ils permettent de souligner l’opportunisme électoraliste dont les « lois mémorielles » sont censées faire leur terreau, alors que cette dénonciation n’irait pas de soi. Doit-on considérer que cette argumentation du président de l’association « Liberté pour l’Histoire » reflète les motivations qui sont celles des autres signataires de la pétition du même nom ? En renvoyant systématiquement dos à dos la loi du 23 février 2005 et la loi Taubira de 2001 (« Sans cette dernière loi, peut-être n’y aurait-il pas eu l’amendement de 2005. C’est pourquoi ces deux textes sont solidaires : l’abrogation de l’un ne devrait pas aller sans celle de l’autre […] car une histoire bien faite et un enseignement honnête devraient dire l’un et l’autre, le positif et le négatif » (15)), René Rémond donne plutôt le sentiment de se livrer à un exercice d’équilibrisme que de s’interroger avec discernement sur la signification de chacune de ces lois : « Je n’aurais pas accepté de signer un texte qui n’aurait demandé l’abrogation que d’une loi entre autres : c’eût été faire un choix politique. Demander la seule abrogation de l’article litigieux de la loi du 23 février 2005, c’était prendre position contre la colonisation. À l’inverse, réclamer l’abrogation de la loi Taubira, c’était disculper le colonialisme. La demande d’abrogation devait s’appliquer à toutes les lois mémorielles car toutes contrevenaient à la distinction des genres et procédaient de l’ingérence des politiques dans un domaine échappant à leur compétence. » (16) Trop conventionnelle (mais jamais neutre !) mise en balance de la condamnation de l’esclavage et de l’apologie de la colonisation. Le président de l’association « Liberté pour l’Histoire » explique, en fait, que la demande d’abrogation de l’ensemble des textes incriminés ne procédait pas uniquement du souci manifesté par des historiens de métier de protéger l’indépendance de leur discipline et la rigueur de leurs méthodes, mais qu’elle avait aussi pour objet d’empêcher que l’on prît position pour ou contre le colonialisme. Sans doute certains voudront-ils bien ne lire dans ce raisonnement qu’une défense de l’objectivité nécessaire à une compréhension correcte des faits historiques. François Azouvi et René Rémond ne manquent pas de se demander comment trancher entre des « jugements qualitatifs, et même subjectifs ». Suivent alors des considérations qui valent ce qu’elles valent de la part d’un non-spécialiste sur la réalité du fait colonial et des motivations des administrateurs coloniaux, dont René Rémond, qui en a personnellement connu plusieurs, dit qu’ils n’avaient rien à envier aux volontaires actuels des ONG pour le développement et l’action humanitaire (17). Ces derniers apprécieront sans doute la justesse et l’objectivité de la comparaison.
Une lecture à charge des lois dites « mémorielles »
Loi(s) sur le génocide arménien, loi sur l’esclavage, loi sur la colonisation, les « lois mémorielles » ont finalement en commun de faire le jeu des communautarismes et de porter des jugements politiques déplacés (motivés par des considérations identitaires et/ou électoralistes) sur l’histoire. Sans vouloir minorer la part du lobbying, ces initiatives parlementaires répondent-elles forcément et uniquement à des intérêts électoralistes ? Doit-on s’interdire de voir dans le travail des députés et des sénateurs porteurs de ces lois quelque motivation morale, et même politique (au sens noble du terme) que ce soit ? En se refusant à prendre en compte la portée universaliste de textes de lois qui dénoncent, l’un un génocide, l’autre le caractère inhumain de la traite esclavagiste et de l’esclavage, en se bornant à voir derrière eux l’action de groupes de pression et de communautés qui plaident chacune pour leur paroisse, ne fait-on pas une lecture purement communautaire, et donc malheureusement réductrice, de ces lois ? Comment interpréter autrement l’affirmation selon laquelle, dans l’enseignement scolaire, « il ne serait pas raisonnable dans un programme chargé de consacrer plusieurs séances à la traite, si ce n’est dans les pays concernés par elle » (18) ?
Revenant sur les circonstances abracadabrantesques par lesquelles la Présidence de la République a finalement eu raison de l’article 4 de la loi du 23 février 2005 sur la colonisation (on se souvient que celui-ci n’a « obtenu » son déclassement qu’à la suite d’un véritable tour de passe-passe du Conseil constitutionnel), René Rémond glisse un commentaire qui en dit long sur l’évolution actuelle du débat concernant les liens entre loi et histoire : « De son côté, le ministre de l’Intérieur, Nicolas Sarkozy, a chargé d’une mission assez semblable [à celle confiée par Jacques Chirac à Jean-Louis Debré, qui avait pour tâche de proposer une réécriture de l’amendement contesté] le jeune Arno Klarsfeld. Puis-je dire que, sans contester aucunement le droit au ministre de l’Intérieur, responsable de l’ordre public, de s’intéresser à cette question, j’ai été surpris par cette désignation ? Pareille mission me paraissait exiger une personnalité indiscutable (19) ayant sur ces questions une compétence reconnue et non suspecte d’appartenance à une communauté. Arno Klarsfeld ne me paraissait pas répondre à ce profil. » (20) Il est pour le moins étonnant de lire, au milieu de ce qui se veut être une critique sans concession des « communautarismes » censés travailler la société française jusque dans l’enceinte de l’Assemblée nationale, l’idée qu’un avocat français n’est pas assez « indiscutable » au titre de son « appartenance à une communauté », en clair en raison de ses origines juives. Est-ce trahir la pensée de René Rémond que de la résumer ainsi : on ne peut intervenir légitimement dans le débat sur les lois et l’histoire si l’on « appartient » à une communauté, sachant que cette communauté est soupçonnée de posséder quelque intérêt particulier à l’existence d’une ou de plusieurs « lois mémorielles » ? On doit sans doute relier cette réticence au fait qu’il devient difficile aujourd’hui pour certaines personnes (« suspecte[s] d’appartenance à une communauté »…) de ne pas s’exprimer en accord avec le texte de la pétition « Liberté pour l’Histoire » sans que surgissent à leur encontre les accusations de faire le jeu du communautarisme, de la « concurrence victimaire », ou encore du « victimisme », pour reprendre des néologismes en vogue. Les lois de 2001 sur le génocide arménien puis sur la traite et l’esclavage, mais aussi la loi Gayssot de 1990 deviennent, dans cette lecture qui est faite des lois dites « mémorielles », la simple expression d’égoïsmes communautaires allant ouvrir, nous promet-on sans cesse, une boîte de Pandore des revendications particularistes de toute nature : « Le Parlement a jugé bon de qualifier les massacres d’Arméniens : pourquoi ne pas étendre la condamnation à d’autres atrocités ? À propos de la traite négrière, il s’agit de donner satisfaction aux Antillais. Ce sera bientôt le tour des arabo-musulmans [ sic ]. Et le Parlement sera sommé de condamner les Croisades. » (21) Paradoxalement, cette lecture des « lois mémorielles » n’arrive pas elle-même à se hisser au-dessus d’une vision cloisonnée et, pour le coup, purement communautaire de la société française, avec en filigrane la réaction de rejet déjà notée face à une soi-disant « repentance » et face à la tendance à l’« auto-flagellation » qu’il est devenu d’usage de dénoncer ces derniers temps. Puisque le Parlement légifère sur le génocide arménien, c’est-à-dire sur des événements étrangers à la France, alors pourquoi pas sur les Indiens d’Amérique, les Vendéens ou les Cathares (22) ? L’argument revient souvent comme pour dire : « Et pourquoi pas légiférer sur n’importe quoi ? ». Ceux qui l’utilisent songent-ils un seul instant que ni les guerres de Vendée ni les bûchers de Montségur ne font l’objet d’aucun négationnisme ? Du reste l’éloignement des événements de 1915 dans le temps et dans l’espace est-il une raison suffisante pour justifier que la République s’en lave les mains ? Comment comprendre dans ce cas les efforts faits par la diplomatie française depuis plusieurs années pour la mise sur pied effective d’une Cour pénale internationale ? À plus forte raison si le crime de génocide, dans notre législation, est réputé imprescriptible… Enfin la pénalisation de la négation des chambres à gaz, la reconnaissance du génocide arménien, la condamnation de l’esclavage et de la traite négrière, est-ce uniquement un problème de « mémoires singulières » (23), comme ne cessent de l’affirmer les auteurs de ces entretiens, qui le relient à un contexte historique « qui privilégie les identités communautaires […] la constitution des identités particulières, qu’elles soient ethniques, politiques ou sexuelles » (24) ?

Le Parlement écrit-il l’histoire à la place des historiens ?

Lorsque, dans le contexte que l’on sait, les 19 pétitionnaires du 12 décembre 2005 ont demandé l’abrogation de l’ensemble des lois que nous venons d’évoquer, ils entendaient défendre l’historien contre les empiètements du politique et de la société sur son travail, le choix de ses sujets, de ses méthodes et de ses analyses. La mise en garde contre une tentative d’un groupe de députés UMP d’imposer, via la loi du 23 février 2005, une version officielle et édulcorée, exonérée, embellie de l’histoire coloniale jusque dans les programmes scolaires et les programmes de recherche avait déjà été faite depuis plusieurs mois par d’autres historiens, dont les pétitions avaient toutefois été nettement moins médiatisées. Mais à la différence de leurs collègues, les 19, en mettant toutes les lois votées en 1990, 2001 et 2005 dans le même sac, considéraient qu’elles tendaient toutes à établir une vérité officielle. Le Parlement peut-il écrire l’histoire ? Poser la question sous cet angle, n’est-ce pas considérer que l’histoire reste à écrire ? Je prendrai ici l’exemple de la loi du 29 janvier 2001 sur le génocide arménien pour tenter d’expliquer cette demande d’abrogation indistincte.
Depuis l’hiver 2005, beaucoup ont cru voir revenu le bon sens au premier plan du débat sur les « lois mémorielles ». Le discours de Jacques Chirac du 9 décembre 2005 estimant qu’il revenait « aux historiens d’écrire l’histoire » a semblé conforter la pétition « Liberté pour l’Histoire ». Ses plus éminents signataires ont pu clamer que, prenant le président de la République au mot, ils exigeaient logiquement l’abrogation de toutes les lois incriminées. Dans le cas de la loi du 29 janvier 2001 par exemple, c’était incidemment admettre que les députés et les sénateurs avaient reconnu l’existence du génocide des Arméniens de 1915 en devançant les travaux des historiens. René Rémond s’étonne ainsi que le Parlement, en reconnaissant ce génocide, ait pu statuer sur un problème qui ne regardait que les historiens : « A vrai dire ce n’est pas la première fois qu’un texte impute à un État la responsabilité d’actes contraires à l’humanité. Il y avait un peu de cela dans l’article 231 du traité de Versailles, qui imputait au gouvernement allemand la responsabilité exclusive du déclenchement de la Grande Guerre. C’est d’ailleurs cet article […] qui a valu au traité le surnom de diktat et qui a contribué à empoisonner les relations franco-allemandes. » (25) La comparaison entre la loi du 29 janvier 2001 et l’article 231 du traité de Versailles (1919) pourrait faire sourire, mais il n’en reste pas moins qu’elle établit des ponts entre deux textes de nature et d’objet fondamentalement dissemblables. Le raisonnement qui se profile dans ces lignes suggère que la loi par laquelle la France reconnaît publiquement le génocide arménien de 1915 est une forme de « diktat » (imposé à qui ?, pour « empoisonner les relations » entre qui et qui ?). Loin de répondre à un motif honorable (une tentative d’établir publiquement la vérité), elle est intéressée, comme l’était le fameux article 231 du traité de Versailles qui permit à la France de Clemenceau d’user de sa position de force pour humilier l’Allemagne et lui faire porter du même coup, par l’article 232, le poids des réparations de guerre. Au mieux, la comparaison est maladroitement choisie. Je ne peux pas croire qu’elle soit volontairement insidieuse. Je ferai cependant remarquer qu’il est étrange de citer le traité de Versailles comme exemple d’un texte imputant à un État la responsabilité d’actes contraires à l’humanité, en laissant sous silence les proclamations faites par les juges des pays alliés à l’issue du procès de Nuremberg. Évidemment, comparer la loi du 29 janvier 2001 avec la condamnation des principaux criminels de guerre nazis n’aiderait pas à décrédibiliser le vote d’une loi sur le génocide arménien. Oubli (?) qui souligne d’autant plus que la comparaison avec Versailles plutôt qu’avec Nuremberg n’est pas neutre.
« Est-ce le rôle des représentants de la nation de se prononcer dans un tel débat ? Sont-ils qualifiés à cette fin ? Leur position doit-elle prendre la forme d’une loi ? Autant de questions que nous retrouverons à propos des autres lois mémorielles » (26) interroge René Rémond qui rappelle doctement, comme une évidence : « On n’attend pas des parlementaires qu’ils se prononcent sur les lois de la pression des gaz ou sur la dérive des continents. » (27) Cet argument revient plusieurs fois dans sa bouche, comme l’implacable démonstration que les politiques n’ont pas vocation à « dire l’histoire ». Mais à trop vouloir prendre le bon sens à témoin, les sophismes tiennent lieu d’argumentation en établissant des comparaisons fallacieuses, voire grossières : un génocide, un crime contre l’humanité, ce n’est pas une banale affaire de pression des gaz, merci de bien vouloir l’admettre. Lorsqu’ils se prononcent sur un crime imprescriptible commis par un État, les parlementaires font un acte politique ; tel ne serait pas le cas s’ils avaient à se prononcer sur la dérive des continents ou sur quelque question de chimie que ce soit. En votant la loi reconnaissant le génocide des Arméniens, les parlementaires ne se mettaient pas à la place des historiens de métier et ne prétendaient pas faire le travail de ces derniers, travail qui avait déjà été fait cela va sans dire. « Chaque génération, dit René Rémond, fait une nouvelle lecture du passé. L’honnêteté intellectuelle, c’est de hiérarchiser les affirmations en fonction de leur degré dans une échelle qui va de la certitude scientifique à l’opinion probable et à l’hypothèse à vérifier » (28). Certes le recul de l’historien par rapport aux faits dont il écrit l’histoire peut modifier sa lecture des faits, et on peut admettre que ce recul est indispensable pour être habilité à qualifier les faits (29). Cette remarque doit se comprendre dans le prolongement de celle qui précède sur l’incompétence présumée des parlementaires à exprimer un avis sur l’histoire, non pas pour une question déontologique, mais parce qu’ils ne sont pas « qualifiés [entendre professionnellement] à cette fin ». Qui d’autre est qualifié à cette fin, sinon les historiens ? C’est à nouveau le truisme présidentiel qui s’impose. Pour autant, sachant que l’on ne s’improvise pas spécialiste, doit-on considérer que tous les historiens de métier sont « qualifiés » à se prononcer sur n’importe quel débat du moment qu’il concerne une question historique ? René Rémond s’inquiète de la spécialisation croissante des historiens et de la diminution du nombre des « généralistes », sans doute les mieux à mêmes de posséder ce « sixième sens de l’historien » qu’il estime indispensable pour comprendre les problèmes dans leur globalité. « Comment le chercheur enfermé dans sa spécialité serait-il à même de porter un jugement global et circonstancié ? » (30) Il est troublant de constater que, parallèlement à ces propos d’un bon sens apparent, les remarques faites par René Rémond au sujet du « génocide » des Arméniens ne tiennent pas compte des travaux des spécialistes, dont il apparaît clairement ici qu’ils sont passablement ignorés. S’il est regrettable que l’histoire se cloisonne dans des spécialités, ne serait-il pas encore plus regrettable que des « généralistes » s’autorisent à énoncer, en vertu d’un « sixième sens » qui reste à démontrer, des jugements péremptoires ? Ainsi, quand un historien, fût-il reconnu par ses pairs pour la qualité de ses travaux, affirme que le parlement qui légifère sur le génocide arménien écrit en lieu et place des historiens une histoire qui n’a pas encore été écrite, fait-il vraiment preuve de compétence sur la question ? L’intervention des députés se faisait dans un tout autre registre que celui de la recherche scientifique. Il ne s’agissait pas d’établir une vérité historique mais d’exprimer solennellement sa reconnaissance, ce qui n’est pas la même chose. Mais, prophétise René Rémond, « si on persévère dans cette façon de faire, c’est la mort d’une recherche historique objective. D’une part, on fuira les sujets délicats : aucun jeune chercheur ne prendra le risque de consacrer quelques années de son travail à une recherche qui peut l’amener devant les tribunaux, aucun directeur de recherche n’osera non plus engager ceux dont il a la responsabilité dans une aventure aussi risquée. D’autre part, sur nombre d’événements, il y aura une vérité officielle qui ne pourra être remise en question. (31) » On en arrive à la crainte d’une vérité officielle, prélude à l’avènement d’un régime totalitaire qui interdirait toute recherche historique véritablement critique. Cet argument a été sans doute l’un des plus utilisés par les détracteurs des « lois mémorielles ». Sans approfondir ici la réflexion sur ce type d’argument (est-ce bien recevable de parler de « Liberté pour l’Histoire » comme si nous vivions dans un État totalitaire où les historiens ne sont pas libres ?) on peut néanmoins poser les questions suivantes : la loi Gayssot a-t-elle empêché un seul historien de faire des recherches sur le génocide des juifs ? D’autre part, en l’état actuel de notre législation, et compte tenu de la loi Taubira, peut-on sérieusement considérer qu’Olivier Pétré-Grenouilleau courait un risque d’être condamné (32) ? A contrario, des citoyens turcs peuvent, encore aujourd’hui, être condamnés à une peine de prison dans leur pays (ou menacés de mort) s’ils font publiquement allusion au génocide arménien.
CONCLUSION

Bien que l’agitation politique et médiatique soit provisoirement retombée, le débat sur les rapports entre la loi et l’histoire reste ouvert. Cependant, si la question des places respectives du Parlement et de l’historien dans la société prête effectivement matière à une discussion sérieuse, il faut regretter que les termes en ont été faussés dès le départ par l’emploi inconsidéré dans les médias, dans le monde politique, mais aussi de la part de certains historiens, de la notion tendancieuse de « loi mémorielle ». S’agissant plus particulièrement du génocide arménien, entrevu dans cet article, la notion de loi mémorielle interdit une réflexion nécessaire sur le problème posé par sa négation. Ainsi la récente proposition de loi socialiste visant à pénaliser la négation de ce génocide a-t-elle suscité des critiques exaspérées par l’allongement d’une supposée liste des lois « mémorielles », oubliant au passage que la question de fond était celle de la pertinence qu’il y a ou non à légiférer contre le négationnisme. La demande d’abrogation indistincte des lois dites « mémorielles » en fournit une illustration : étroitement liée à un soupçon du communautarisme, cette formule simpliste détourne le débat que mériterait pourtant, au cas par cas, chacun des textes qu’elle vise à confondre.


Boris Adjemian


=========
Notes :

(1Quand l’État se mêle de l’Histoire, Stock, avril 2006. Cité ci-après Rémond et Azouvi (2006).
(2) Lire également de René Rémond « L’Histoire et la Loi », Études 2006 / 6, Tome 404, pp. 763-773 qui reprend dans des termes similaires les explications développées dans ses entretiens avec F. Azouvi.
(3) Rémond et Azouvi (2006), p. 33. L’expression apparaît pour la première fois et sans guillemets p. 8.
(4) Rémond et Azouvi (2006), p. 82.
(5) Rémond et Azouvi (2006), p. 101.
(6) Rémond et Azouvi (2006), pp. 80-81. C’est moi qui souligne.
(7) Rémond et Azouvi (2006), p. 30.
(8) « Les députés contre l’histoire », Le Monde du Mardi 17 octobre 2006. Le texte est ainsi sous-titré : « Le vote d’une loi sur la négation du génocide arménien appartient au genre de la démagogie politique ».
(9) Ce lieu commun prend appui sur les modèles positifs de « bonne intégration » ou d’« intégration réussie » véhiculés par le discours politique et les médias, ce qui n’implique pas qu’il ait été validé scientifiquement. Cf. Martine Hovhanessian, Le lien communautaire. Trois générations d’Arméniens, Armand Colin, 1992, p. 38.
(10) Rémond et Azouvi (2006), p. 32.
(11) Une première pétition intitulée « Colonisation : non à l’enseignement d’une histoire officielle » a été signée dès le 21 mars 2005 par des historiens qui s’inquiétaient des implications pédagogiques, scientifiques et civiques de la loi du 23 février 2005 et demandaient son abrogation. Ces historiens ne figuraient pas au nombre des signataires de la pétition du 12 décembre 2005.
(12) Rémond et Azouvi (2006), pp. 34-36.
(13) Le 20 décembre 2005, un texte intitulé « Ne mélangeons pas tout », publié dans le Nouvel Observateur, critiquait l’amalgame qui avait été fait dans la pétition « Liberté pour l’Histoire », « entre un article de loi éminemment discutable et trois autres lois de nature radicalement différente ». Les premiers signataires étaient les avocats Serge Klarsfeld et Alain Jakubowicz, l’écrivain Didier Daeninckx, le cinéaste Danis Tanovic. La remise en question du même amalgame était réitérée en janvier 2006 par des historiens dans un texte titré : « Urgence : l’abrogation de la loi du 23 février 2005 contre l’indépendance de l’histoire ».
(14) Lire le compte-rendu par Catherine Coquery-Vidrovitch du livre de Daniel Lefeuvre, Pour en finir avec la repentance coloniale (Paris, Flammarion, 2006) sur le site du CVUH. Lire aussi, pour un début de réflexion globale sur ce thème, Mona Chollet, « Arrière-pensées des discours sur la “victimisation” », Le Monde diplomatique, Septembre 2007.
(15) Rémond et Azouvi (2006), pp. 52-53.
(16) Rémond et Azouvi (2006), pp. 43-44.
(17) Rémond et Azouvi (2006), pp. 35-36.
(18) Rémond et Azouvi (2006), pp. 53-54.
(19) Je souligne.
(20) Rémond et Azouvi (2006), p. 45.
(21) Rémond et Azouvi (2006), pp. 41-42.
(22) Rémond et Azouvi (2006), p. 32.
(23) Pour reprendre l’expression employée par François Azouvi, p. 81.
(24) Rémond et Azouvi (2006), pp. 82-83.
(25) Rémond et Azouvi (2006), p. 32.
(26) Rémond et Azouvi (2006), p. 30.
(27) Rémond et Azouvi (2006), p. 95.
(28) Rémond et Azouvi (2006), p. 61.
(29) Compte tenu de ce qui suit, on comprendra bien que, s’agissant du « génocide arménien », il s’en tient encore au troisième degré de l’échelle (hypothèse à vérifier).
(30) Rémond et Azouvi (2006), pp. 66-67.
(31) Rémond et Azouvi (2006), pp. 41-42.
(32) Le collectif d’associations qui a attaqué O. Pétré-Grenouilleau à la suite de son interview dans le Journal du Dimanche a finalement retiré sa plainte avant que le procès n’ait lieu.

Aucun commentaire: