mardi 31 juillet 2007

« La France postcoloniale en question : enjeux et actions ». Esclavage, colonisation, racisme, "post colonialité" : nouveaux débats, nouveaux enjeux. par Catherine Coquery-Vidrovitch



Conférence donnée dans le cadre des activités du CVUH, 14 juin 2007 (texte brut).


L’histoire de l’esclavage aux Antilles et le passé colonial africain ont été l’objet d’investissements politiques majeurs depuis les années 2000. Le propos de cette conférence, après le rappel des sujets de désaccord et de passion sociale qui rendent compte de l’accueil particulier fait en France à ces questions, est de tenter une présentation critique des principales directions de travail suggérées aux historiens : quel est l’intérêt scientifique des problématiques aussi bien coloniales que "postcoloniales", une fois dégagées de leur impact aujourd’hui surtout médiatique ?
Je ne vais pas raconter une fois de plus ce qui a été dit et répété depuis le début des années 2000. Je rappellerai simplement la chronologie, qui a son importance pour les enseignants quant à la nouveauté relative du sujet.
Je ne vais pas parler non plus des programmes récents du secondaire, dont je connais mal l’évolution car je l’ai quitté depuis longtemps et mes enfants ne sont plus d’âge scolaire. Je voudrais simplement mettre au clair, pour commencer, quelques réalités de la recherche sur la question, car cette recherche est faite pour fournir aux enseignants une partie des matériaux à enseigner.
Concernant la connaissance de l’histoire de la colonisation française, il n’est pas vrai qu’elle n’a pas été enseignée naguère. Je puis en témoigner personnellement, j’étais au lycée au début des années 50, et on m’a enseigné, entre autres, pour ne donner qu’un ex. frappant, les enfumades de Bugeaud durant la conquête algérienne, on n’en faisait d’ailleurs pas tout un plat, considérant après tout cela comme une espèce de normalité de la guerre coloniale… J’ai aussi constaté, dans le Malet Isaac de Terminales, année 1930, un long chapitre sur la colonisation sous la Troisième République, très optimiste bien entendu.
En revanche, il est tout à fait vrai que l’histoire de l’esclavage dans les colonies française, qui est aussi partie de l’histoire de cette colonisation française, n’a pas été enseignée du tout pendant très longtemps. Là encore, je peux en témoigner, avec le manuel du primaire bien connu dit le Petit Lavisse que j’ai eu entre les mains en cours moyen première année, en 1946 pour ne rien vous cacher : RIEN. Ce rien avait évidemment été la règle avant guerre ; dans un colloque récent auquel j’ai participé en Martinique, sur la question de savoir comment enseigner cette question dans les DOM, il y avait une très belle exposition organisées par les Archives départementales sur les manuels scolaires anciens : les programmes, qui étaient ceux de la troisième république pour l’ensemble des petits Français, et les manuels sont explicites : rien sur l’esclavage. A signaler néanmoins un petit manuel du tout début du siècle, 1902-1903, consacré à l’histoire de la Martinique, manuel destiné aux enseignants et aux curieux car ce n’était pas dans le programme, qui est tout à fait moderne, et dont certaines phrases pourraient faire penser qu’il aurait été écrit vers les années 2000 : mais c’est l’exception qui confirme la règle. Cette règle s’est poursuivie fort longtemps dans le primaire, sans doute plus ou moins jusqu’à la fin du XXe siècle.
Qui plus est, j’ai aussi fait un sondage aprofondi dans les manuels du secondaire : je peux vous dire que rien n’est dit dans l’ancêtre du autrefois bien connu Malet-Isaac, il s’agit du manuel de classes terminales de Malet et Grillet suivant les instructions officielles de 1902. Rien non plus dans le Jules Isaac de la classe de Première, édition de 1929, où l’esclavage n’a été supprimé ni par la convention en 1794, ni par la Révolution de 1848 ; n’ayant jamais existé, il n’a pas non plus été rétabli en 1802. D’ailleurs, dans le manuel de seconde Malet et Isaac de 1931, au XVIIe siècle les Antilles françaises existent à peine, donc pas non plus le code dit noir de 1685, pourtant l’année de la Révocation de l’Edit de Nantes, et ce n’était pas un hasard : ce n’est pas pour rien que le premier article du code exige que tous les esclaves soient baptisés dans la religion catholique. Je ne résiste pas à citer la phrase litotique sur la question p. 196 :

« Dans les Antilles, alors les plus riches de nos colonies, la culture de la canne à sucre se développa et donna lieu à un fructueux trafic avec les ports de l’Atlantique ». C’est tout… Silence absolu sur l’esclavage et la traite des esclaves.


Sur la colonisation, esclavage exclu donc, la recherche, elle, a été active, entièrement refondée pendant les prémices et à la suite de la décolonisation. Il y a eu à la tête de ce mouvement un grand prof qui a occupé en Sorbonne la chaire d’histoire de la colonisation de 1947 à 1961, Charles-André Julien. De grandes thèses d’Etat ont été soutenues et publiées sous son égide.
Ce courant s’est maintenu jusqu’au début des années 1970. Ensuite, la recherche s’est tarie, et il y eut sur 20 ans seulement deux publications scientifiques notables, qui d’ailleurs étaient l’une et l’autre l’aboutissement de l’effervescence antérieure : L’idée coloniale en France, de Raoul Girardet, publiée en 1972, et Empire colonial et capitalisme français, de Jacques Marseille, publiée en 1986. Ensuite, plus rien, ou presque ; si bien que Daniel Rivet, dans un article de la revue XXe siècle de 1992, concluait provisoirement : « Le fait colonial et nous : histoire d’un éloignement ». Drôle de conclusion, un peu surprenante quand même au moment où cela allait repartir, avec juste l’année précédente la publication de deux grosses Histoire de la France coloniale, dont celle publiée chez Colin, qui connut une version poche en 1996, et est aujourd’hui complètement épuisée, tandis que Marc Ferro, toujours attentif à pressentir les questions à venir, publiait son Histoire des colonisations en 1994.
Ce qui semblait néanmoins établi, c’est qu’on arrivait à un débat désormais apaisé. Or surprise ! La querelle entre historiens repart de plus belle avec le début du XXIe siècle. Le point de départ fut la publication en 2003 du livre publié sous la direction de Marc Ferro, toujours lui, sur « Le livre noir du colonialisme », dans l’ensemble bien accueilli par la critique, et fort mal par les collègues qui trouvèrent son titre provocateur, donc non scientifique. Le titre ayant évidemment été inventé par l’éditeur pour faire vendre, ce que l’université n’aime guère…
Bref, nous tombons alors dans le débat sur les lois dites mémorielles, à la suite de la découverte de l’article 4 de la loi de février 2005, signalé par l’une de ses étudiantes à Claude Liauzu qui a lancé alors, en compagnie de Gilbert Meynier et de Gérard Noiriel, une large pétition traduisant à juste titre l’ire de la communauté scientifique des historiens, puisque le politique s’arrogeait le droit de commander aux enseignants ce qu’ils devaient enseigner, en leur enjoignant de présenter à leurs élèves les aspects positifs de la colonisation, en particulier en Algérie. Vous savez que l’opposition a été telle que finalement le président Chirac, par un tour de passe-passe juridique, a fait l’année suivante retirer l’article de la loi.

Je n’ai pas ici l’intention d’aborder la polémique sur les lois mémorielles, sur lesquelles vous pourrez, si vous le désirez, me poser des questions. Ce que je veux aborder, c’est le contexte que ce débat révèle, et je voudrais faire ici avec vous le point de ce que les enseignants peuvent en tirer, dans leur façon d’enseigner à leurs élèves l’histoire de la colonisation. 


Premier point : il n’y a en histoire ni tabou ni anachronisme. On rend compte de ce qui s’est passé, on s’efforce de démonter les enchaînements et les mécanismes, de répondre surtout à la question : pourquoi cela s’est-il passé ainsi, au delà du simple descriptif « comment cela s’est-il passé ». C’est le travail de base de l’historien. L’historien n’a pas à porter sur le passé des jugements de valeur relevant d’un point de vue d’aujourd’hui. Il faut comprendre comment et pourquoi cela était pensé de cette façon à l’époque lointaine que l’on étudie. C’est une des raisons pour lesquelles l’idée de peser le pour et le contre, en distinguant les aspects estimés positifs de ceux estimés négatifs de la colonisation, est particulièrement inepte : c’est mélanger le jugement moral d’aujourd’hui et l’analyse historique du passé. C’est proprement faire acte volontaire d’anachronisme.
Ceci dit, aucun mot n’est non plus tabou. Prenons par exemple le terme d’ « abus coloniaux ». Ce n’est pas un terme « politiquement incorrect ». D’abord, les acteurs eux-mêmes de la colonisation en ont parlé abondamment. Cela a fait depuis les débuts de la troisième République la une des journaux, et donné lieu à de multiples interpellations à la chambre des Députés chaque fois que des excès étaient détectés. Le gouvernement du Front populaire, qui était partisan de la colonisation mais désireux de remédier à ses abus, l’a mis très officiellement à l’ordre du jour de ses préoccupations. Il n’est donc pas impossible d’expliquer aux élèves que, à partir du moment où un très petit nombre d’administrateurs et de militaires très peu contrôlés, surnommés par eux-mêmes et par leurs administrés « Commandant » même s’il s’agissait de civils, jouissaient de quasi tous les pouvoirs aux colonies, avec une séparation des pouvoirs inexistante, des abus ont été inévitables, dans un régime inégalitaire où le colonisateur était le dominant, et le colonisé le sujet à soumettre. Bien entendu, les choses ont été extrêmement complexes et nuancées, car l’interrelation entre colonisateur et colonisé était étroite et réciproque. Cela a été montré dans un superbe texte d’Albert Memmi dès les années 1950, Portrait du colonisateur, suivi dePortrait du colonisé. Cela a été repris de façon savante par Henri Brunschwig sur l’Afrique noire, dans un ouvrage dont le sous-titre était : « comment le colonisé devint colonisateur ». C’est évident : les rapports humains, sociaux et politiques ont été dans les pays colonisés très compliqués, il y a eu symbiose et interactivité, et non pas deux blocs antagoniques face à face, les colonisés et les colonisateurs. Mutatis mutandis, c’est comme dans la France de Vichy : vous avez eu une minorité de gens convaincus et actifs, d’un côté les collaborateurs, de l’autre les résistants, et entre les deux une masse complexe et fluctuante, capable du meilleur et du pire en fonction d’une multiplicité de données et de circonstances. Il n’empêche, un historien peut s’attacher à analyser des actes de résistance, ou des actes de collaboration, sans être nécessairement taxé de repentance ou de solidarité. Or à l’époque coloniale, et à cause des rapports de force et de culture mis en place, il y a eu, entre autres choses, pas mal d’abus, ceux-ci sont souvent répertoriés en tant que tels dans les archives, connues des historiens, et ils sont en sus aisément explicables. Donc je ne comprends vraiment pas pourquoi, tout à coup, au nom de l’idée de la France, de l’honneur de la France, ou de la mémoire de la France, selon les expressions utilisées par divers historiens, il ne faudrait pas en parler car ce serait faire acte de repentance. Je le dis fermement, et je pense que ce doit être clair pour les élèves, et ce n’est pas facile à expliquer justement parce qu’ils ont tendance à confondre les registres : la repentance est du domaine de la morale et ce peut être une arme ou une manipulation politique, - ça l’est d’ailleurs puisque le terme a été repris par le président Sarkozy -, ce n’est pas du ressort de l’historien, car l’histoire est affaire de savoir et non de morale. Il ne faut pas se tromper de domaine. Il me paraît essentiel que l’enseignant parvienne à expliquer sans pathos et sans drame à ses élèves et étudiants que les discussions pas toujours très informées qu’il entend à la télé, - où par ailleurs il peut aussi apprendre beaucoup de choses -, ne sont pas à accepter pour argent comptant : il y faut exercer son esprit critique comme dans l’usage d’internet. Mais à l’inverse, il est exaspérant de lire comme argument contradictoire supposé scientifique, comme je l’ai lu récemment chez un pourtant excellent historien, l’accusation d’avoir trop de succès dans les medias. Lisez attentivement nombre de spécialistes actuels de la question coloniale, notamment mais pas seulement chez les historiens : accuser un auteur d’avoir du succès ou de faire parler de soi dans les medias (ce qui d’ailleurs est tout relatif sauf pour un nombre très limité d’intellectuels vedettes) est devenu peu ou prou preuve de culpabilité. Cela revient à démontrer que l’auteur en question écrit des sottises. Or le plus souvent, c’est le compte rendu qu’en donnent les medias qui est réducteur. Je ne saurais trop recommander de lire dans le texte les auteurs incriminés, vous vous apercevrez la plupart du temps que le critique construit un adversaire imaginaire, présenté comme mauvais penseur parce que partial, simpliste et polémique, Si vous vous reportez au texte incriminé, vous n’y retrouvez même pas ce que le critique est supposé combattre. Je pense qu’en ce domaine Gérard Noiriel a bien raison : les medias font de plus en plus les opinions, mais ce qui me navre, c’est que beaucoup de chercheurs scientifiques en sont victimes comme les autres : ils confondent l’interprétation médiatisée de théories avec la théorie elle-même, qui du coup est rejetée avant d’être étudiée ou analysée sérieusement.
Je plaide, d’une façon générale, pour le doute scientifique, qualité à mes yeux primordiale de l’historien. Ce que je vais dire est une règle de base banale pour les historiens, qui a été explicitée de façon bien plus savante que je ne vais le faire par nombre d’historiens de qualité ; c’est ce que j’ai en somme passé ma vie professionnelle à enseigner à mes étudiants : ne faites jamais confiance à un autre, même s’il ou elle a la réputation d’être savant, y compris votre propre directrice de recherche : chaque historien, qu’il le veuille ou non, a son point de vue, car une volonté d’esprit critique rigoureux n’empêche pas que chacun est situé dans le temps et l’espace et donc parle d’un point de vue qui n’est pas universel. Une citation n’est pas une preuve, et souvent, quand on se reporte au texte original, on constate que le sens originel a été biaisé, le plus souvent involontairement, tout simplement parce que chacun a tendance à ne trouver que ce qu’il ou elle cherche. Cela fait à la fois le charme et le danger des sciences sociales, qui ne sont pas des sciences exactes. Contrairement à ce que le public croit, il faut en effet beaucoup d’imagination, certes contrôlée, à un historien pour élaborer des explications concernant les évolutions du passé. C’est cette imagination contrôlée qui permet de faire des hypothèses ; mais ensuite, une grande partie du travail consiste à contrôler si elles sont judicieuses. Contrairement à d’autres sciences moins pragmatiques, le fait est têtu pour l’historien : le bon historien est celui qui accepte de s’être trompé, parce que entre l’hypothèse et le fait, s’ils s’avèrent contradictoires, c’est le fait qu’il va choisir, et il doit en ce cas renoncer à son idée.
Ce qui me choque donc le plus, aujourd’hui, c’est la façon dont ce que j’appellerai l’establishment académique a tendance à affirmer comme vérité absolue ce qui n’est en somme qu’un point de vue sérieusement argumenté, certes, mais qui contient toujours une interprétation nécessairement relative, car datée et située (par exemple originaire du nord ou du sud, sans nécessairement d’ailleurs que ce soit contradictoire).
C’est pourquoi je voudrais aujourd’hui vous parler d’un concept qui fait couler beaucoup d’encre et écrire bien des sottises : celui de postcolonialité. Je préfère le terme de postcolonialité, qui exprime le constat d’un fait, d’une réalité culturelle complexe, à celui de postcolonialisme, qui est un pseudo-américanisme maladroit posant un phénomène en théorie. Il faut aussi savoir que les penseurs américains adorent proposer de nouvelles théories, ils en inventent au moins une par an sinon davantage, mais ce qu’ils appellent théorie n’en est pas vraiment une, il faudrait plutôt le traduire, comme je l’évoquais à l’instant, par « hypothèse de travail à explorer ». D’ailleurs, en l’occurrence, les Américains, ne disent pas « postcolonialism », mais « postcolonial studies », ce qui est nettement plus intéressant. Le mot en –isme « postcolonialisme » serait plutôt une invention française à nuance péjorative pour stigmatiser ce qui a longtemps été rejeté en France comme « encore une de ces idées farfelues lancées par ces Américains » - ce qui est en l’occurrence inexact, puisque la naissance de ce courant est due à des chercheurs indiens, qui le firent d’abord connaître sous le nom de subaltern studies.
Pourquoi mettre les choses au point ? Parce que, entre autres, il y a quelques jours, en comité de rédaction d’une revue en sciences sociales, j’ai assisté à une discussion qui m’a surprise. L’idée présentée par quelques chercheurs était de prévoir un numéro faisant le point sur la postcolonialité. Tollé de la plupart des présents : mais on ne parle que de ça ! on ne voit que les tenants de la question, on n’entend qu’eux. Un peu estomaquée, parce que j’ai au contraire le sentiment, peut-être erroné, que les idées postcoloniales ont beaucoup de mal à déboucher dans la recherche française, j’ai demandé ce qui leur faisait affirmer cela : « la télé », ont-ils argué en cœur. Alors j’ai compris : je ne regarde pratiquement jamais la télé et j’écoute trop rarement France Culture. J’avoue donc humblement n’être pas informée de cette supposée déferlante ; pour ma part je lis les auteurs, les pour et les contre, j’essaie de réfléchir sur ces études, d’utiliser ce qui me paraît efficace, et de faire passer parmi mes pairs ce que j’en comprends et ce que j’en tire. J’ai d’ailleurs été rangée, par une collègue américaine, dans la catégorie des « soft multiculturalists ». Autrement dit, je fais partie de ceux qui pensent que dans de nouveaux concepts excitants il y a en général des éléments à prendre et d’autres à laisser, bref j’aime procéder à ma propre synthèse avec mon propre esprit critique de façon aussi rigoureuse et honnête, et aussi pragmatique que possible. Ceci est typiquement, à mon avis, une démarche d’historien, l’histoire étant une science expérimentale partant du concret et y revenant constamment, à la différence de sciences plus conceptuelles comme la sociologie ou l’économie, davantage friandes de théorisation. Or je suis bloquée auprès de mes pairs en France, je l’apprends soudain… par la télé.
Alors je voudrais vraiment ici faire le partage, et vous dire comment je comprends la chose, non pas à travers les annonces des médias sur ce qu’on pourrait appeler le « postcolonialisme populaire » (à supposé que beaucoup d’autres que les chercheurs soient préoccupés par ce genre de problème), mais en lisant dans le texte (plutôt qu’à travers des critiques médiatiques, fussent-elles du Monde) les spécialistes de la question que j’estime les plus érudits et les plus rigoureux, c’est à dire justement le contraire de la télé : ma question scientifique c’est : qu’est-ce que peuvent apporter les idées postcoloniales en recherche historique ?
- D’abord qu’est-ce que le postcolonial ?
Je serai direct : je vais commencer par les contresens que l’on fait couramment à ce propos. Je commence donc par ce qu’il n’est pas : ce n’est pas un concept chronologique. Parler du postcolonial ne signifie pas étudier ce qui se passe après la colonisation, ou de façon linéaire à la suite de la colonisation ;
Ce n’est pas non plus un concept homothétique, un décalque de la période coloniale, signifiant par là que ce qui se passe aujourd’hui, après la colonisation, est identique ou à peu près à ce qui se passait du temps de la colonisation.
Ce que je dis est banal, mais ce sont pourtant les reproches courants faits par des chercheurs à d’autres chercheurs. Je prendrai un peu au hasard, car j’aurais l’embarras du choix, la citation à ce propos d’un chercheur que je ne nommerai pas, parce que je le trouve par ailleurs, malgré cette petite faiblesse passagère, de grande qualité. Mais vous avez là néanmoins un exemple typique de ce que je viens de dire. Je lis la conclusion à laquelle l’auteur aboutit, à propos des relations entre racisme etcolonisation :
« Plus généralement, une vision continuiste de l’histoire, qui lie de manière trop linéaire discriminations coloniales et contemporaines comme étant toutes le produit d’un racisme inchangé, est inadéquate ».

Je suis parfaitement d’accord, évidemment, avec ce constat de bon sens. Mais quel historien digne de ce nom a jamais écrit que l’histoire devait être vue dans une vison continuiste, qu’elle devait établir des liens linéaires, et que le racisme était un concept inchangé au cours des temps ? Une phrase de ce type, et on en trouve des myriades chez les meilleurs auteurs, ne s’accompagne pas, en général et pour cause, de citation. Car le critique serait bien en peine d’en trouver une, chez un historien d’une façon ou d’une autre professionnel, qui s’accorde avec ces reproches. On construit donc un adversaire imaginaire globalisé, par exemple « les repentants », et ensuite il devient évidemment assez facile d’en faire le procès.


Noter par ailleurs que je ne voudrais pas non plus avoir l’air de défendre une vieille lune. Car si la bataille du postcolonial apparemment bat encore son plein en France après avoir été dans un premier temps rejetée globalement comme inadéquate, elle est déjà quasi oubliée aux Etats Unis. Nous sommes très en retard. Cela a commencé, comme je l’ai déjà dit, en Inde dans les années 1980, et les penseurs américains, qui ont, il faut le reconnaître, l’art de couper les cheveux en quatre avant d’abandonner les concepts ainsi épuisés, ont décomposé les études postcoloniales en théorie postcoloniale, postcolonialité, condition postcoloniale, critique postcoloniale, et nous en sommes aujourd’hui à la raison postcoloniale. Ces élucubrations, à mon avis d’historienne, n’ont pas grand intérêt, dès lors qu’elles tendent à remplacer l’usage analytique qu’on fait de l’outil conceptuel postcolonial. Pour la description la plus claire et la plus critiquement lucide de ces amusements d’intellectuels bavards, je vous renvoie à un excellent article de celui qui a par ailleurs traduit à l’usage des francophones les textes fondateurs des subaltern studies indiennes, l’historien sénégalais Mamadou Diouf, professeur à Columbia University, New York. L’article s’intitule de façon assez provocante « Les études postcoloniales à l’épreuve des traditions intellectuelles et des banlieues françaises », il a été publié en français dans la revue Contretemps, n° 16, avril 2006. C’est concis, précis, et complet. On peut le compléter par le numéro spécial de la revue Esprit, « Pour comprendre la pensée postcoloniale », n° 330, décembre 2006.
J’entends ici considérer le postcolonial comme un outil d’investigation de l’historien. Je reviens donc à sa définition, compte tenu de tout ce qu’il n’est pas. Le postcolonial, ce n’est pas une période : c’est un mode de penser pluriel, qui prétend d’abord tenir compte de tous les points de vue, et pas seulement de celui, conscient ou pas, transmis par l’historiographie classique des anciennes métropoles européennes, ce qu’un philosophe congolais, lui aussi aujourd’hui professeur dans une université américaine, a qualifié de bibliothèque coloniale. Cette bibliothèque coloniale, qui peut d’ailleurs être autant le fait d’historiens occidentaux qu’africains parce que tous formés dans les mêmes écoles jusqu’à il y a peu, a imprégné tous les étudiants passés dans les universités francophones ou anglophones d’Europe et d’Afrique, quelle que soit leur origine. Le point de vue postcolonial consiste donc à relire le passé à la lumière de la critique menée aujourd’hui sur cette “bibliothèque coloniale”. Nous sommes aidés en cela par une série de thèses récentes de qualité, qui revisitent notre savoir colonial : à ce jour ont été écrites trois thèses, celle d’Emmanuelle Sibeud sur l’histoire de l’anthropologie (EHESS), celle de Marie-Albane de Suremain sur l’histoire de la géographie coloniale dite aussi à l’époque tropicale, et l’HDR de Sophie Dulucq sur l’historiographie proprement dite de l’histoire de la colonisation (toutes deux à l’Université Paris-7). Ce sont des instruments précieux, car ils permettent de resituer les analyses héritées dans leur contexte, et donc de relativiser leur apport en fonction de leur temps et de leur espace. Utiliser l’outil postcolonial dans l’histoire de la colonisation française à écrire aujourd’hui, c’est donc garder à l’esprit que nous sommes, nous Français (et donc aussi nous historiens français), comme d’autres le sont ailleurs, imprégnés d’héritages multiples, parmi lesquels l’épisode colonial a joué son rôle et a laissé des traces, et qui plus est des traces qui ne sont pas les mêmes pour tous, a fortioridu côté des descendants des ex-colonisés et du côté des ex-colonisateurs, et aussi bien entendu au sein de chacun de ces groupes ou les contrastes demeurent à la fois contradictoires et inséparables.
Mais il est une erreur à ne pas commettre – et pourtant des critiques sérieux accusent d’autres historiens sérieux de le faire- ; jamais aucun historien n’a prétendu que tout aujourd’hui, et en particulier les émeutes de banlieue, les mouvements contestataires luttant contre les discriminations raciales, ou les positions politiques, ne s’expliquent que par le passé colonial. Le passé colonial hérité fait partie d’un ensemble infiniment plus riche, où tout notre héritage historique est impliqué, depuis, pour certains, leurs ancêtres les Gaulois jusqu’aux cultures métisses qui se sont développées continûment dans notre pays, qui est, il faut le rappeler, le pays d’Europe qui a attiré dans l’histoire longue le plus grand nombre d’immigrants.
Ce que je viens de dire justifie la pertinence d’examiner des concepts pourtant rejetés sans examen par la plupart de nos collègues, au seul motif le plus souvent allégué, qu’ils ont été lancés de façon médiatique et donc de façon agressive insuffisamment justifiée. Je dirai pour ma part au contraire que ce dernier argument est pour moi une raison de plus de m’emparer du concept, si celui-ci me paraît intéressant : peu me chaud la façon dont un concept a été lancé, pour peu qu’il me paraisse reposer sur quelques fondements. Qu’on en discute est déjà un bon signe, cela est donc à creuser et préciser, voire à réorienter.
Je prendrai au hasard quelques-uns de ces nouveaux concepts qui sont rejetés par la plupart des spécialistes :
Celui de « culture coloniale » puis « postcoloniale » française.
L’inventeur n’en est pas, comme on l’affirme la plupart du temps, trois ouvrages collectifs français, mais un historien américain spécialiste de notre histoire coloniale, Herman Lebovics, prof. à la State University of New York, dont le premier livre sur la question a été traduit en français en 1995 : La vraie France : les enjeux de l’identité culturelle, 1900-1945. Comme il ne s’agissait pas de la période de Vichy, et que le moment était un peu prématuré, il n’a pas connu en France l’écho du livre de Robert Paxton qui fut, comme on le sait, en 1972 seulement, le premier historien à aborder la période de Vichy. Le résultat est que malheureusment les livres suivants de Lebovics, qui creusent cette idée, n’ont pas été traduits (ils sont passionants, et je renvoie au CR que j’en ai fait dans le dernier numéro des Cahiers d’Etudes africaines, n° 186, 2007).
L’idée est simple et tombe sous le sens, pour peu qu’on fasse un effort de bon-sens : une grande puissance coloniale comme la France ne travaille pas son image impériale depuis parfois deux siècles ou plus sans que celle-ci n’ait laissé des traces. L’importation du sucre des Antilles et plus tard celle des ananas de Côte d’Ivoire, la part prise, depuis le retour des harkis, par les merguez dans les fêtes populaires sont des signes concrets que l’empire a exercé son influence au moins sur la consommation quasi quotidienne des Français de France. Autre exemple peut-être plus sérieux : la décolonisation a mis au chômage technique un très grand nombre d’administrateurs coloniaux. Ceux-ci, fonctionnaires, ont évidemment été réinsérés dans la fonction publique métropolitaine. Un certain nombre sont repartis comme coopérants techniques, influant grandement la politique française de coopération tant au Ministère de la coopération qu’outre mer. Mais d’autres ont choisi la carrière préfectorale où ils ont bénéficié d’un accès prioritaire ; ils sont devenus, le nombre est loin d’être négligeable, fonctionnaires d’autorité en France. Quand André Malraux a créé son Ministère de la Culture, faute d’autres candidats, il a eu l’idée assez géniale d’en recruter une soixantaine pour travailler avec lui : comment leur formation et leur culture coloniales ont-elles interféré avec leur carrière et leurs méthodes ultérieures ? Quelles en furent les implications dans la conduite des affaires françaises ? C’est à ce thème, entre autres, que s’est intéressé Lebovics, qui rappelle que le livre de souvenirs qu’en a tiré Biasini s’intitule De l’Afrique au Louvre. Cela suffit à justifier d’étudier la façon dont notre culture est la résultante, entre autres, de notre histoire coloniale.
Quant à la fracture coloniale, autre bouteille à l’encre des historiens, je ne vois vraiment pas pourquoi le concept serait à rejeter sous prétexte qu’il a été lancé par une équipe médiatisée. On lui a reproché d’être un concept confus ou « simpliste » : c’est donc à nous de le corriger. Là encore, je partirai d’un constat de bon-sens : on observe effectivement à propos du fait colonial à une fracture (dans le sens simple de fêlure, de brisure) au sein de la société française non seulement entre Français de bord politique différent, mais aussi entre chercheurs. Nous, historiens, qui revendiquons un regard froid et critique, nous nous étripons entre nous sur la question coloniale avec plus de passion que de bon sens : essayons de comprendre pourquoi. Après tout, le concept de fracture n’est ni plus simpliste ni plus confus que n’importe quel autre : les spécialistes continuent de disserter sur des termes tout aussi schématiquement compris par certains bien que reconnus complexes par d’autres : l’ethnie, l’identité, lamémoire. Pourquoi pas la fracture, dont on s’apercevra bien sûr que, comme les autres, ce n’est pas un singulier (1) ? J’ai, je l’avoue, bien aimé l’essai d’approche qu’en annonce l’introduction de l’ouvrage exploratoire publié sous ce titre :
« Ce concept voudrait à la fois signifier la tension et les effets de la postcolonialité : il recouvre des réalités multiples et des situations hétérogènes […]. Chacun des contributeurs […] tente d’en appréhender une facette, une conséquence, une partie, une dimension mythologique ». Il s’agit donc de commencer à explorer à la fois une idée et un fait : que la société française, pour des raisons qu’il importe de préciser, est aujourd’hui profondément divisée sur la façon de considérer l’histoire coloniale. Quoi de plus excitant pour un chercheur que de se mettre à travailler sur un processus encore mal compris parce que insuffisamment reconnu et étudié ?
Enfin je prendrai un troisième exemple, dans un autre registre, où je suis, je l’avoue, un peu en désaccord avec la position de Gérard Noiriel, que je comprends fort bien et dont j’approuve les inquiétudes, sans vraiment les partager : à savoir que le fait que travailler sur le phénomène à la fois récurrent et nouveau du racisme – apparemment en train de fortement se réactiver dans la société française - risque de faire oublier un des fondements aujourd’hui en passe d’être exagérément négligé par les historiens : celui des rapports sociaux. C’est vrai qu’un courant américain solide critique sérieusement les théories postcoloniales en arguant que, en mettant essentiellement l’accent sur les représentations, elles sont anti-marxistes. Et pour nombre d’entre eux c’est juste. C’est aussi que les penseurs Américains sont très binaires. Avec eux, il faut toujours choisir entre deux théories, et si l‘on prend l’une, du même coup il faut rejeter l’autre. Je trouve cette attitude compréhensible pour un philosophe, mais peu recevable pour un historien. Nous sommes, je l’ai déjà dit, des pragmatiques, même si certains d’entre nous s’affirment théoriciens. Tout bon outil est à prendre, mais ce n’est pas pour cela que je vais tout accepter d’un bloc. Par exemple, j’ai trouvé en son temps (les années 1960-70), et j’étais loin d’être la seule, que le concept de Mode de production s’avérait efficace pour analyser les composantes d’une société historique, à condition évidemment de la remettre au goût du jour, on dirait aujourd’hui système social, comme l’a proposé Guy Bois, plutôt que mode de production, soit. Cela ne veut pas dire que je trouve tout ce qu’a écrit Marx admirable, ni utilisable par l’historien. Ceci dit, laquestion sociale demeure effectivement centrale, mais on a désormais à l’articuler à la question des discriminations contemporaines et de leur formation historique. Certes on peut discuter sur le rôle qu’aurait ou non joué la colonisation dans l’évolution du racisme en France. Il y a là peut-être une question de génération, entre ceux qui discutent du racisme essentiellement sous sa forme culturelle (comme est le racisme maghrébin, qui ne repose pas sur la couleur même si quelque peu sur le faciès), comme le fait par exemple Emmanuelle Saada, et ceux qui ont l’expérience du racisme de couleur, soit parce qu’ils sont noirs, soit parce qu’ils ont vécu le racisme sinon colonial, du moins immédiatement postérieure aux indépendances. Pour avoir entendu abondamment parler, en Algérie, où j’ai séjourné plusieurs mois en 1960, de “casser du bougnoul” ou autres expressions du même genre –utilisées d’ailleurs aussi en France à l’époque-, et pour avoir vécu à partir de 1965, la première année où j’ai mis le pied en Afrique noire, le racisme anti-noir viscéral exprimé encore avec candeur par les “post colons” vivant au Gabon ou en Côte d’Ivoire, il m’est impossible de penser que traces n’en ont pas résulté, même si les générations actuelles de jeunes historiens spécialistes le nient instinctivement par conviction plus que par lucidité. Il y a là un héritage collectif culturel lourd. Je sais que je joue là sur une corde sensible : le témoignage mémoriel contre l’histoire. Mais je prétends qu’en l’occurrence il s’agit pour l’historien d’une source comme une autre, et que d’un passé aussi récent on ne peut faire table rase. Et puis, le moindre séjour en pays de France noire, comme en Martinique récemment, suffit à démontrer qu’il n’y a pas à finasser avec le concept de racisme. Là-bas, on vit dedans, c’est de l’histoire immédiate comme l’est aussi devenu la question de l’esclavage, très présent dans les mémoires. Il faut absolument l’aborder de front, ce que font d’ailleurs par force tous les Français noirs de France, comme l’expliquent si justement Didier et Eric Fassin dans l’introduction à leur ouvrage collectif que je vous recommande vivement : De la question sociale à la question raciale, paru en 2006 : « la question sociale est aussi une question raciale », tout comme « la question raciale est aussi une question sociale ». On a beaucoup glosé sur un mouvement politique comme celui des « Indigènes de la République », rejeté par les intellectuels comme non conforme à la réalité historique. N’empêche que si les Codes de l’indigénat réglementant la vie des sujets réputés inférieurs aux colonies, en Afrique ou ailleurs, n’avaient pas existé, le terme n’en aurait pas été repris. Rien que ce lien est à étudier en tant que tel.
Bref, le racisme est plus que jamais à l’ordre du jour en France aujourd’hui, c’est donc le devoir citoyen de l’historien que d’en produire l’histoire la plus précise possible.


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Notes :

(1) Cf. F. Cooper, Colonialism in question : theory, knowledge, history, Berkeley, University of California Press, 2005.

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