vendredi 20 janvier 2017

Les Archives nationales et « le grand récit national » par Sonia Combe

A propos de La grande collecte 2016. De part et d’autre de la Méditerranée Afrique France XIXe et XXe siècle, organisée par les Archives nationales en novembre 2016.



Certains d’entre nous se sont étonnés de la présentation par les Archives nationales de leur projet d’une « grande collecte de documents qui peuvent traiter des relations entre la France et l’Afrique au 19e et 20e siècle sous tous ses aspects (échanges commerciaux ou scientifiques, collaboration économique, partenariats culturels, immigration, événements politiques et militaires etc.), afin d’alimenter « le grand récit national » et « favoriser une mémoire partagée et apaisée ».
Ces termes pudiques qui camouflent le passé colonial posent en effet problème. Ils s’expliquent par l’objectif de l’entreprise : contribuer à la fabrication du « grand récit national ». On pourrait, bien sûr, se moquer de l’affichage de semblable méconnaissance des débats scientifiques, mais ce serait ignorer que si les historiens pour la plupart refusent qu’on leur assigne une telle mission, c’est en revanche la vocation (implicite) des archivistes-paléographes. En un sens, on peut même dire qu’ils sont formés à cela.

Le constat d’une euphémisation, voire d’une occultation, d’épisodes peu glorieux du passé national peut être fait, d’autant plus quand il s’agit du passé proche, à l’encontre de nombre d’expositions organisées par les AN. Quand ces expositions s’accompagnent d’un colloque, les intervenants peuvent redresser le tir, comme dans le cas présent (autour de « la grande collecte »), mais cela ne change rien au message que transmet la scénographie, et leurs catalogues, s’ils existent, continuent à en fournir la preuve. Je citerai trois exemples sur lesquels je m’étais penchée car on m’avait demandé d’en faire un compte-rendu :
-                    En 2003, les archives d’Outre-Mer publiaient un beau livre (« beau » car composé aux trois-quarts d’illustrations) intitulé Archives d’Algérie (1830-1960), dans lequel la rubrique « Guerre d’Algérie » correspondait à 7 pages sur 255 et s’ouvrait sur l’émouvante photo d’un « militaire tenant dans ses bras un enfant ». Le reste était à l’avenant. « Plus édifiant encore, écrivais-je alors dans La Quinzaine littéraire (n°863, 2003), cette scène où des Algériens en babouches et burnous dressent une banderole portant l’inscription « Dieu protège la France » en l’honneur du gouverneur général Chataigneau à Sétif le 14 avril 1946. Evidemment on se doute que les archives d’Outre-Mer à Aix en Provence ne regorgent pas de photos de la répression des manifestants de Sétif, un an plus tôt, le 8 mai 1945, nul Elie Kagan s’y étant trouvé. Mais comment justifier ce choix d’images ? D’autant que malheureusement, le texte ne prend aucune distance vis à vis des illustrations, ne cherche guère à combler les vides laissés par leur absence dans les collections officielles. »
-                    Plus récemment, une exposition intitulée « Fichés ? Photographie et identification du Second Empire aux années soixante (1960 ndlr) » aux AN, dans l’hôtel de Soubise à Paris, nous alléchait par ce qui pouvait être pris pour de l’audace. Depuis quand expose-t-on les pratiques policières ? Il est vrai qu’on ne s’y ennuyait pas et qu’on apprenait beaucoup de choses sur les processus d’identification depuis ladite « révolution Bertillon » qui devait empêcher, jusqu’à la découverte de l’ADN, de confondre une personne avec une autre. Cependant, partagé entre gêne et curiosité, on collait son nez sur des vitrines derrière lesquelles étaient exhibées les photographies de l’instruction judiciaire d’hommes et de femmes destinés à passer ainsi à la postérité et c’était avec un sentiment de voyeurisme qu’on déambulait au milieu de ces « individus », selon le langage policier qui semblait avoir contaminé les commissaires de l’exposition. Souvent insuffisantes, les explications se contentaient de commenter ce qui avait été fait. Nulle évocation, par exemple, des limites et des dérives de la méthode Bertillon présentée ici dans un esprit acritique. (Un an auparavant le livre de Carlo Ginzburg Le fil et les traces avait pourtant été publié.) Enfin, comme il se doit, plus on se rapprochait du présent, moins on entrait dans le détail. Hâtivement « bouclée » par les pratiques de fichage pendant la guerre d’Algérie, l’exposition laissait entendre que le fichage appartenait désormais à un passé révolu. Elle n’éclairait guère sur la finalité du fichage ni sur l’engouement policier pour ce dernier, laissant le visiteur qui ne voulait pas se contenter d’être un voyeur sur sa faim.
-                    C’est un jugement identique (à quoi sert l’érudition sans réflexion critique ?) qu’on pouvait porter sur le catalogue de l’exposition au titre prometteur Le secret de l’Etat. Surveiller-Protéger-Informer XVII-XXe siècle (Archives nationales, 2015) dont voici l’avant-propos : Surveiller, protéger, informer : ce triptyque illustre à la perfection les missions qui incombent à ces organisations discrètes et secrètes à qui l’État confie des activités spécifiques et, en grande partie, clandestines. Comme chacun sait, cette part d’ombre que recèle l’État alimente aujourd’hui de nombreux fantasmes.
Ecrit en langage convenu, ce préambule n’en était pas pour autant dépourvu de sens. Le secret de l’État – entendez ses services secrets - se justifiait pour notre bien. Aucune agence du renseignement, sous n’importe quelle latitude ou n’importe quel régime, ne dit autre chose. On pouvait cependant se consoler avec la lecture de la façon dont la pratique du secret avait été constitutive de la création de l’État moderne. Un processus d’autant mieux analysé qu’il traitait, là encore, du passé. Au fur et à mesure que l’on se rapprochait du présent, les auteurs effleuraient ou contournaient les questions dans un style dont, parfois, on ne savait s’il reflétait l’embarras ou tout simplement la confusion de la pensée. Des formes contemporaines du secret rien – ou fort peu – était dit. Quid des raisons de ce temps de latence qui prive l’historien du contemporain de ces sources estampillées « secret défense » ? De ces documents stipulés à tout jamais incommunicables par l’article L 213-2 de la loi sur les archives de 2008 et dont on attend l’abrogation promise au début du quinquennat de François Hollande ? Certes, la France n’est pas le seul État à protéger ses données « sensibles » et c’est pourquoi on aurait souhaité une comparaison avec des législations étrangères, ignorées par les auteurs.
Même la fameuse « crise des archives » était évoquée en passant. Comme si elle n’avait pas été déclenchée dans les années 1990 par la mise à nu de pratiques de rétention de certaines archives du régime de Vichy et de documents attestant la répression policière des militants algériens du FLN ! Ainsi, cette approche fort érudite du « secret de l’État » nous promenait-elle finalement à travers l’histoire sans trop se poser de questions. Celles qui dérangent, naturellement.

Jadis institution discrète, entièrement dévouée à l’histoire de la Nation, repliée sur elle-même et sur son sentiment d’excellence, les AN sont sorties de l’ombre à la faveur de cette crise qui leur a donné de la visibilité. En vingt ans, elles ont appris à communiquer. Ou plus exactement à faire de la communication. D’où cette présentation dans la langue de la com de « la grande collecte » … sans même penser à mal vraisemblablement. Ont-elles pour autant abandonné ces caractéristiques qui faisaient d’elles le « conservatoire d’un monde du 19e siècle » ? Rien n’est moins sûr. L’Ecole des Chartes, qui forme principalement les archivistes, vient à peine, à la rentrée 2016, de proposer un master d’histoire transnationale dans son cursus ! Elle continue à privilégier l’histoire médiévale et moderne, au détriment de l’histoire contemporaine alors même que les archivistes devront traiter dans leur quotidien des archives récentes. Il suffit de jeter un œil sur les thèses soutenues chaque année à l’Ecole des Chartes pour s’en convaincre : à titre d’exemple, en 2015, sur les 27 thèses soutenues, seules trois d’entre elles portaient sur l’histoire contemporaine. (http://theses.enc.sorbonne.fr/2015).
L’enseignement de l’Ecole continue aussi à privilégier l’étude du latin et du néo-latin, à faire de la version latine sans dictionnaire son titre de gloire. Loin de nous l’idée de mépriser cet enseignement que l’université dispense elle-aussi fort bien, mais il convient de noter l’inadéquation entre l’enseignement reçu et les tâches à venir. Enfin, l’Ecole des Chartes ne semble pas avoir connu le même processus de démocratisation que l’université. En l’absence d’une étude prosopographique du milieu, on se contentera d’observer qu’il existe encore peu de noms à résonnance étrangère parmi la liste des impétrants de 2015 et que Dieu, le roi, la France, cloitres et abbayes restent des sujets prisés par les futurs chartistes.
Des masters d’archivistique ouverts dans différentes universités (et souvent tournés vers les archives contemporaines) pourraient à la longue apporter un bol d’air si ces archivistes formés à l’université ne se destinaient pas le plus souvent à la gestion d’archives privées. La porte des archives publiques de la Nation est bien gardée par les chartistes. En bref, on peut dire sans grand risque de se tromper qu’issus d’un corps socialement, culturellement et ethniquement homogène, les archivistes restent les meilleurs auxiliaires des producteurs du « grand récit national ».









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