Pour préparer cet exposé, je me suis fixé trois objectifs :
- Présenter un rapide « état des lieux » à propos des programmes de l’enseignement élémentaire (cycle 3) et secondaire (classes de 5ème, de 4ème et de seconde), des manuels et des ouvrages destinés à la préparation de la classe, des productions de l’édition pour la jeunesse (littérature, documentaires) [1] ;
- Mener une réflexion critique sur quelques questions pédagogiques que m’a posées cet enseignement en tant que professeur de collège puis en tant que formateur IUFM s’adressant à des professeurs des écoles et en tant qu’auteur de manuels scolaires pour l’école élémentaire et pour le lycée ;
- Proposer quelques pistes didactiques dans une perspective interdisciplinaire (N.B. je rédigerai cette partie s’il est possible de reproduire les textes et images utilisés lors de mon exposé à Marly).
1- Etat des lieux (programmes, manuels, documentation pédagogique, ouvrages pour la jeunesse)A l’école élémentaire, les programmes de 2002 [2] publiés après le vote de la loi Taubira-Delanon [3] explicitement référence à la traite des Noirs et à « l’apparition d’une nouvelle forme d’esclavage » (Qu’apprend-on à l’école élémentaire ? page 214). Les Documents d’application évoquent « le massacre des Indiens d’Amérique, une nouvelle forme d’esclavage avec la traite des Noirs … » (p. 13), définissent comme un « point fort des programmes » le fait que « de nouvelles formes d’esclavage se développent alors dans les colonies d’Amérique à partir de la traite des Noirs, tandis que disparaît une partie de la population indienne d’Amérique »(p.14) et citent « les esclaves d’une plantation » dans la rubrique des « personnages et groupes significatifs » (p. 14) ainsi que Victor Schoelcher (p. 15). L’abolition de l’esclavage en 1848 fait partie des « repères chronologiques » (p. 15).
La première conséquence perceptible de cette inscription nouvelle de l’histoire de la traite et de l’esclavage dans les programmes de l’Ecole élémentaire est l’apparition dans quelques manuels publiés depuis 2002 de chapitres consacrés à leur étude [4]
Les programmes du collège (1997) et du lycée (2000) ne font aucune mention explicite de l’histoire de la traite et de l’esclavage des Noirs. Toutefois, les manuels l’évoquent plus ou moins succinctement :
- En 5ème à propos de la géographie de l’Afrique, « le poids de l’histoire ancienne et récente est mis en évidence » 5 et le recours à l’esclavage peut être associé à la « destruction des civilisations amérindiennes » dans le chapitre « l’Europe à la découverte du monde ». [5]
- En 4ème quelques lignes souvent accompagnées d’une carte du commerce triangulaire « expédient » la question que les élèves retrouvent, parfois, sous forme d’un dossier consacré à l’abolition de 1848.
- En 2e, certains manuels abordent l’histoire de la traite, de l’esclavage et des abolitions dans la partie du programme intitulée « la Révolution et les expériences politiques en France jusqu’en 1851 » [7]
Cette mise au point sur la place de l’histoire de la traite et de l’esclavage dans les programmes de l’enseignement élémentaire et secondaire appelle deux constats et une interrogation :
- l’inscription de cette question à l’école élémentaire a déjà eu des effets éditoriaux (pages dans les manuels, édition d’ouvrages pour la jeunesse [8], cf. bibliographie) ;
- le silence des programmes du secondaire n’empêche pas des professeurs et certains auteurs de manuels de prendre en compte cette question lors de leurs leçons, mais la plupart se contentent d’une évocation et n’expliquent pas aux élèves la place déterminante de ce point pour comprendre le monde contemporain ;
- comment les programmes de l’école élémentaire de 2002 et la note de service du 16 février 2000 [9] seront-ils mis en oeuvre dans les classes ?
Je conclurai ce point par le souhait qu’à leur tour les programmes « métropolitains » du secondaire soient « adaptés » et permettent, par exemple, que pour tous les élèves qui fréquentent une classe de 4ème, « on ajoute un développement sur les îles à sucre et la traite au XVIIIe siècle (…) on évoque l’impact de la Révolution et de l’Empire aux Antilles et en Guyane [10](…) on ajoute une étude de l’économie et de la société coloniales en insistant sur l’esclavage et son abolition … » [11] . Au nom des principes d’universalité auxquels se réfèrent les auteurs de cette note de service, les professeurs d’histoire seraient ainsi officiellement incités à transmettre une culture historique qui, sur cette question majeure, rompe avec l’ignorance. J’ai, ainsi, pu constater, en octobre 2004, que pour une centaine d’étudiants préparant le concours de professeurs des écoles ou l’ayant réussi l’année précédente (tous étant donc titulaires d’une licence, certains d’une licence d’histoire), moins d’une dizaine connaissait le nom de Victor Schoelcher qui figure depuis 2002 parmi les « personnages significatifs » que devrait connaître un élève à la fin de l’enseignement primaire.
2- Quelques questions et pistes de réflexion pédagogiques …
A- Interroger la place de la traite et de l’esclavage des Noirs dans l’historiographie
Comme pour toute préparation d’une leçon se pose la question de l’accessibilité de la production scientifique, notamment pour les maîtres du Primaire qui n’ont pas nécessairement suivi des études d’histoire. Des publications récentes et de qualité ne manquent pas [12]. Toutefois, la prise en compte de ce chapitre par les ouvrages de synthèse qui influent le plus sur l’information des étudiants et des enseignants demeure insuffisante, voire inexistante. Ce qu’a écrit Yves Benot [13] à propos de la période révolutionnaire peut être élargi à l’ensemble de l’historiographie française : l’histoire de l’esclavage et des résistances à l’esclavage n’est qu’un à côté secondaire de la « grande histoire » : « La thèse de l’influence inconsciente du climat impérialiste n’est pas entièrement satisfaisante … Il y aurait donc un autre facteur non négligeable, le poids des habitudes, une certaine force d’inertie des idées – ou des absences d’idées – acquises. »[14]
B- Permettre une nouvelle définition des repères historiques et du « panthéon scolaire »Les programmes d’histoire ne peuvent plus reproduire la transmission du « mythe national » tel qu’il a été élaboré par les historiens et les pédagogues du 19ème siècle. [15] Depuis les années soixante, l’élaboration d’une histoire scolaire qui s’ouvre sur l’Europe et sur le Monde, a transformé cet enseignement dans son contenu et ses méthodes[16]. Toutefois, des points cruciaux pour la compréhension du monde contemporain n’ont pas encore trouvé leur place dans les programmes d’histoire. Comme l’écrit François Durpaire : « Pour être véritablement commune, l’histoire doit prendre en compte la complexité, la variété des héritages. On ne peut pas faire l’histoire de la puissance coloniale sans prendre en compte l’histoire de la colonie. L’histoire de la puissance négrière ne peut laisser de côté l’histoire du peuple réduit en esclavage (…) L’enseignement de l’histoire doit intégrer les apports de la recherche (…) il est un élément essentiel de l’intégration citoyenne. Si les Français issus des groupes minoritaires ne se retrouvent pas dans cette histoire scolaire, ils pourraient être tentés de se réfugier dans un passé mythique … » [17]
La réflexion critique sur les objectifs de l’enseignement de l’histoire amène à s’interroger sur la signification du « panthéon scolaire ». Les documents d’application des programmes d’histoiredestinés aux élèves du cycle 3 publiés en 2002 ont redéfini les critères de sélection, renouvelé la liste des « personnages majeurs » et l’ont accompagnée de « groupes significatifs » parmi lesquels « les esclaves d’une plantation » (cf. supra). Ainsi le maître continuera-t-il à enseigner à ses élèves l’absolutisme de Louis XIV (pensera-t-il alors à expliquer comme il le fait pour la révocation de l’édit de Nantes la signification du Code noir promulgué la même année ?) et la biographie de Napoléon Bonaparte (sera-ce alors l’occasion d’étudier les conséquences du rétablissement de l’esclavage en 1802 pour la Guadeloupe et pour Haïti ?), mais ne devrait plus passer sous silence la condition des esclaves africains déportés dans les colonies européennes d’Amérique ?
C- Valoriser l’esprit critiqueL’actualité des enjeux civiques [18]rend d’autant plus nécessaires la précision et la rigueur de notre enseignement pour contrecarrer la confusion entretenue par la « concurrence des mémoires » [19]
L’information scientifique apportée par la leçon et l’étude de dossiers documentaires contribueront à l’instruction et à la formation de l’esprit critique des élèves. Comme lors de tout cours d’histoire, l’identification précise sources documentaires (nature du texte ou de l’image ? date de production et contexte ? auteur ? destinataire ?...) est d’autant plus formatrice qu’elle aide à comprendre :
- l’importance du point de vue de celui qui tient la plume (ou le pinceau)
- la différence entre un témoignage, un roman historique, le texte d’un historien ou entre un reportage, le filmage de sources documentaires, une reconstitution historique ou une œuvre de fiction cinématographique.
L’initiation à la critique documentaire permise par la leçon d’histoire amène l’élève à s’interroger sur le sens du choix de tel mot ou de telle image pour justifier ou pour condamner la traite et l’esclavage. Elle le rend sensible à la polysémie de mots comme celui de liberté qui n’avait pas le même sens pour le négrier et pour celui qui était enchaîné à fond de cale. Elle incite le futur citoyen à la défiance à l’encontre de l’euphémisation des pratiques criminelles déjà largement pratiquée par la « communication » (c’est-à-dire de la propagande) du lobby négrier qui se fit, face aux critiques, le défenseur de la « liberté du commerce », de la « prospérité des ports, des colonies et de la France » grâce au maintien du trafic du « bois d’ébène » et des « pièces d’Inde » sauvées de la « barbarie africaine ».
D- Promouvoir les approches interdisciplinaires (cf. troisième partie du texte consacrée aux « pistes pédagogiques »)Dans le prolongement du chapitre consacré au « temps des découvertes », le cours sur l’histoire de la traite et de l’esclavage gagnera à être mis explicitement en relation avec le programme de géographie(« regards sur le monde » au cycle 3 / l’Afrique et l’Amérique en 5e / Les DOM et TOM en 4e ). Comment, en effet, comprendre la complexité du peuplement américain et la diversité de ses populations sans les mettre en relation avec ces pages d’histoire ? Quant à la connaissance de l’histoire et de la géographie des sociétés africaines, elle demeure un des « angles morts » de nos programmes. Cette ignorance contribue à la persistance des stéréotypes racistes hérités de la traite négrière et de la colonisation.
Du 16e siècle à nos jours, la déportation et l’esclavage des Noirs sont à l’origine de textes littéraires [20] dont certains, comme « le nègre de Surinam » dans Candide de Voltaire, sont des classiques de la culture scolaire. La lecture de romans ou de pièces de théâtre, tout en formant la culture littéraire des élèves, les amènera à percevoir la diversité et l’évolution des regards malgré la persistance de stéréotypes [21].
E- Mener une réflexion sur les finalités de notre enseignement et sur nos responsabilités pédagogiques
Comment prendre en compte les relations complexes et souvent conflictuelles entre la mémoire dont certains de nos élèves peuvent être porteurs et l’enseignement de l’histoire ?
Comment donner du sens aux informations que reçoivent nos élèves (à l’école, par les medias, dans la famille) ?
Que montrer (ou ne pas montrer) en tenant compte de la maturité des élèves ? Comment aborder des textes qui défendent des thèses racistes ou des images qui donnent une vision dégradante de l’être humain ? « Censurer » n’équivaut-il pas à proposer une vision édulcorée, voire mensongère, de la réalité ?
Quel équilibre trouver entre une nécessaire mise à distance et une évocation formelle qui cantonnerait cette histoire à un segment sur une frise chronologique ? Comment transmettre les nombres des pertes humaines sans les réduire à un « bilan comptable » ? Comment incarner la terrifiante froideur de ces nombres exprimés en centaines de milliers ou en millions dont la réalité demeure inconcevable, même pour des adultes ?
- Quelques propositions de « pistes didactiques » …
Le propos de cette troisième partie du texte est d’envisager des « pistes didactiques » qui prennent en compte les programmes d’histoire de l’école élémentaire et leur objectif de promouvoir la transversalité des apprentissages et leur évaluation.[22]Ces « pistes » seront développées et précisées dans un ouvrage à paraître au CRDP de l’Académie de Créteil …
A- Mettre en relation un témoignage et des images des 18ème et 19ème siècles
L’ouvrage d’Olaudah Equiano [23] a été publié en 1789 en anglais. Cette première autobiographie d’un ancien esclave africain a connu un succès de librairie.
Equiano situe la date de sa naissance en 1745 dans le Nigeria oriental. Il parlait l’ibo. Il fut capturé avec sa sœur par des bandits locaux à l’âge de dix ans et fut descendu par le fleuve Niger ou l’un de ses affluents. Après avoir subi l’esclavage en Afrique, il fut déporté aux Caraïbes. Il eut comme maître le lieutenant Pascal qui le nomma Gustave Vasa. Il participa avec son maître à la Guerre de Sept Ans. Il reçut une éducation scolaire lors d’un voyage en Angleterre. Pascal le vendit à un Quaker qui finit par accepter qu’Equiano soit affranchi en échange de quarante livres. Libéré à 21 ans (1766), il voyagea en Méditerranée, dans l’Arctique, en Amérique centrale. Il joua un rôle dans la tentative d’implantation d’esclaves affranchis en Sierra Leone. Entré en contact avec les abolitionnistes et Granville Sharp, il sillonna l’Angleterre pour dénoncer la traite et l’esclavage. Il mourut à Londres en 1797. Malgré un sort plus heureux que celui de ses compagnons, il eut à subir l’horreur de la traversée et les humiliations de l’esclavage.
Ann Cameron a adapté le texte d’Olaudah Equiano en modernisant et en abrégeant le texte initial tout en restant fidèle au récit et à la pensée de l’auteur [24]. C’est un extrait de cet ouvrage que j’ai choisi (deux chapitres « le bateau aux esclaves » et « vente aux enchères à la Barbade », pp. 43 à 52). Il correspond au chapitre 3 du livre édité par les éditions caribéennes (« le négrier », pp. 28 à 34).
Le Prince esclave « Le bateau aux esclaves »
C’est ainsi que j’ai voyagé après mon enlèvement pendant six à sept mois,passant de maître en maître, traversant différents pays pour arriver finalement jusqu’à l’océan.
Un bateau au mouillage attendait son chargement. J’étais rempli d’un étonnement qui s’est vite transformé en peur, car on m’a fait monter à bord.
Les hommes de l’équipage avaient une peau bizarre, des cheveux longs, et parlaient une langue très différente de toutes celles que j’avais entendues jusqu’alors. Quelques-uns m’ont donné des coups et m’ont inspecté sous toutes les coutures pour voir si j’étais en bonne santé. J’ai cru me trouver au royaume de mauvais esprits qui allaient me tuer.
J’étais terrifié. J’aurais préféré être dans la peau du dernier des esclaves de mon pays plutôt que dans la mienne ; si j’avais eu dix mille royaumes, je lui en aurais fait cadeau rien que pour échanger mon sort contre le sien.
En jetant un coup d’œil sur le pont, j’ai aperçu un chaudron en ébullition et des hommes noirs enchaînés ensemble, le visage accablé de chagrin. Épouvanté par cette vision, je me suis évanoui.
Lorsque j’ai repris conscience, les Noirs qui m’avaient conduit à bord étaient penchés sur moi. En attendant d’être payés, ils ont essayé de me réconforter. Sans succès.
Je leur ai demandé si ces hommes blancs aux horribles figures rouges et aux longs cheveux allaient me manger.
– Non, m’ont-ils rassuré.
Un homme blanc m’a apporté un peu d’alcool dans un verre mais, terrorisé, je n’ai rien voulu accepter de sa main. Un Noir lui a alors pris le verre pour me le donner ; j’en ai avalé une gorgée. C’était la première fois que je buvais de l’alcool, et j’ai éprouvé une sensation étrange qui m’a plongé dans l’abattement le plus profond.
Peu après, les Noirs qui m’avaient amené sur le pont ont quitté le bateau en m’abandonnant à mon désespoir. Je n’avais plus aucune chance de retourner chez moi, ni même de regagner la terre ferme.
Les hommes d’équipage m’ont fait descendre au fond d’une cale puante. Deux hommes blancs m’ont proposé à manger mais j’ai refusé. Entre l’odeur épouvantable et les larmes qui m’étouffaient, je me sentais si mal que je ne pouvais rien avaler. J’avais juste envie de mourir.
L’un d’eux m’a alors allongé et ligoté les pieds pendant que l’autre me fouettait. Quand ils m’ont relâché, j’ai voulu me jeter à la mer même si je redoutais l’eau et que je ne savais pas nager. Mais de hauts filets tendus le long du bateau m’en ont empêché. D’ailleurs, les marins ne nous quittaient pas des yeux dès que nous n’étions plus enchaînés dans la cale.
Quelques jours plus tard, j’ai vu des Africains sévèrement flagellés pour avoir tenté de sauter à la mer. Et il ne se passait pas une heure sans que le fouet s’abatte sur l’un de nous qui avait refusé de se nourrir. Cela m’est souvent arrivé.
Dès le premier jour, j’ai découvert des gens du Bénin enchaînés dans la cale. Je les ai interrogés :
– Que vont-ils faire de nous ?
– Ils nous emmènent pour nous faire travailler, m’a expliqué un homme.
– Et ils vivent ici, dans ce bateau ?
– Non, ils ont un pays d’hommes blancs, mais il est très loin.
– Comment se fait-il que personne n’ait jamais entendu parler d’eux dans notre pays ?
– Ils vivent très très loin, a ajouté un autre homme.
– Où sont leurs femmes ? Est-ce qu’ils en ont ?
– Oui, a répondu le premier homme.
– Pourquoi est-ce qu’on ne les voit pas ?
– Ils les ont laissées chez eux.
– Comment le bateau avance-t-il ?
– Nous ne savons pas très bien. Ils attachent du tissu sur ces grands mâts, avec des cordes. Et le vaisseau avance. En plus, ils peuvent l’arrêter quand ils le veulent, par magie.
Ce récit m’a extrêmement surpris et convaincu que les hommes blancs étaient des esprits d’un autre monde. Il fallait les éviter à tout prix. Pourtant, ils me terrorisaient un peu moins maintenant que je savais qu’ils nous emmenaient pour nous faire travailler. Si c’était tout ce qu’ils voulaient de moi, c’était supportable.
Malgré ce que m’avaient assuré les hommes du Bénin, je craignais souvent d’être mis à mort par ces hommes blancs qui me paraissaient si sauvages. Jamais je n’avais vu personne agir avec une telle cruauté et une telle brutalité.
De temps en temps, lorsque nous étions arrêtés au large d’une côte, nous avions la permission de rester sur le pont. C’est ainsi qu’un jour j’ai vu arriver un grand vaisseau toutes voiles déployées. Dès que les hommes blancs l’ont aperçu, ils ont poussé un grand cri qui nous a effrayés. Plus le vaisseau se rapprochait, plus sa silhouette grandissait. Puis soudain l’ancre a été jetée et il s’est arrêté, comme par magie.
Peu après, des chaloupes sont descendues du bateau et se sont dirigées vers nous. Les gens des deux vaisseaux semblaient très contents de se voir. Plusieurs étrangers nous ont serré la main et nous ont fait des signes. Je suppose qu’ils essayaient de nous expliquer que nous allions partir avec eux, mais nous ne comprenions rien.
Quand le chargement a été terminé, les matelots ont préparé le départ en faisant des bruits effrayants. On nous a fait descendre dans la cale où beaucoup d’entre nous sont morts, victimes de l’avidité de nos acheteurs qui nous avaient tellement entassés que nous pouvions à peine bouger. Les chaînes nous écorchaient la peau. En guise de toilettes, nous n’avions que des bacs dans lesquels des enfants tombaient souvent et manquaient se noyer. Entre les odeurs et la chaleur, l’air est vite devenu irrespirable. Nous étions malades. Nous étouffions. Et cette atmosphère fétide, pestilentielle, vibrait heure après heure des cris des femmes et des gémissements des mourants.
Heureusement pour moi, j’ai frôlé la mort de si près qu’on m’a laissé presque tout le temps sur le pont et mon jeune âge m’a épargné d’être enchaîné. Presque chaque jour, des Noirs à l’agonie étaient montés de la cale. J’espérais moi aussi mourir le plus vite possible. Je pensais souvent que les poissons étaient bien plus heureux que moi. J’enviais leur liberté et j’aurais volontiers échangé mon sort contre le leur.
Plus je les voyais agir et plus je trouvais les hommes blancs cruels. Un jour, ils ont pris au filet une énorme quantité de poissons ; ils en ont mangé autant qu’ils l’ont pu puis ont rejeté le reste à la mer, alors que nous les suppliions de nous en donner quelques-uns. Certains de mes compatriotes affamés ont essayé d’en dérober, mais ils ont été sévèrement fouettés.
Leur cruauté ne s’exerçait pas seulement à l’encontre de nous, les Noirs, mais aussi de leurs semblables. Une fois, un marin blanc a été fouetté à mort et jeté par-dessus bord comme un animal.
Pendant notre voyage, j’ai vu pour la première fois des poissons volants passer par dessus le bateau et certains tomber sur le pont. Pour la première fois aussi, un marin m’a permis de regarder dans un sextant dont j’ignorais l’usage. J’ai vu des nuages poussés par le vent et j’ai pensé qu’ils étaient des terres qui se déplaçaient puis disparaissaient. J’étais persuadé d’être dans un autre monde, un monde empreint de magie.Vente aux enchères à la Barbade
Un jour, les hommes blancs ont poussé de grands cris de joie en nous faisant des signes. Bientôt, nous avons vu apparaître l’île de la Barbade, son port, et toutes sortes de bateaux, de formes et de tailles variées. Nous avons jeté l’ancre à Bridgetown.
De nombreux marchands et planteurs sont montés à bord. Ils nous ont séparés en groupes et examinés, puis ils ont montré la terre du doigt pour nous indiquer où ils nous emmenaient. Mais nous avons compris que ces hommes horribles voulaient nous battre. Quand nous sommes redescendus dans la cale, nous tremblions de la tête aux pieds.
Toute la nuit, le bateau a résonné de plaintes amères. Si bien que l’équipage est allé chercher des esclaves à terre pour nous calmer. Ils nous ont expliqué que personne n’avait l’intention de nous manger, mais seulement de nous faire travailler. A terre, nous verrions beaucoup de nos compatriotes. Soulagés, nous avons fini par nous endormir. Effectivement, peu de temps après notre débarquement, de nombreux Africains de toutes langues sont venus nous parler.
On nous a conduits dans la cour d’un marchand où nous avons été parqués comme des moutons. Tout était nouveau à mes yeux. Les maisons à étages étaient construites en briques. Elles ne ressemblaient pas à celles d’Afrique. Il y avait aussi, à mon grand étonnement, des gens montés sur des chevaux. Je croyais que c’était encore de la magie. Mais l’un des esclaves m’a affirmé qu’il y avait également des chevaux dans son pays.
Au bout de quelques jours, nous avons été vendus. Cela s’est déroulé de la façon suivante : quelqu’un frappait sur un tambour, les acheteurs se précipitaient alors dans la cour pour choisir le groupe d’esclaves qu’ils préféraient. Ils passaient d’un groupe à un autre, bruyants, avides, et nous étions terrifiés.
Trois frères ont été vendus dans des lots différents. Je me souviens encore de leurs cris lorsqu’on les a séparés. Ils ne se sont probablement jamais revus.
Je l’ignorais alors, mais à l’occasion de toutes ces ventes d’esclaves les parents perdaient leurs enfants, les frères perdaient leurs sœurs, les maris perdaient leurs femmes.
Nous avions déjà perdu notre pays, notre maison, et presque tous ceux que nous aimions. Les acheteurs et les vendeurs auraient pu se débrouiller pour ne pas nous séparer de nos derniers parents ou amis. Notre souffrance et notre labeur ne leur suffisaient-ils donc pas ? Que gagnaient-ils de plus à faire preuve d’une telle cruauté ? Mais c’était leur façon d’agir et ensuite ils allaient à l’église le dimanche, et se disaient chrétiens. Ces extraits du récit « adapté » d’O. Equiano offrent aux élèves un document exceptionnel puisque les sources écrites sur la traite et l’esclavage des Noirs dans les colonies d’Amérique ont été produites par des Européens, qui, même lorsqu’ils avaient un regard « bienveillant », ne pouvaient exprimer le point de vue d’un Africain déporté vers des terres, de lui, inconnues.
Le dossier documentaire élaboré par Olivier Pétré-Grenouilleau 25permet d’étudier des images à mettre en relation avec le texte. J’en ai choisi trois :
- « une caravane de captifs en route pour Tette au Mozambique », gravure sur bois de Josiah Wood Whymper, 1865 (cf. p. 25, transparent n° 4)
- « les plans du Brookes » établis par Thomas Clarkson, 1789 (cf. p. 45, transparent n° 11)
- « une vente aux enchères d’esclaves à Charleston en Virginie », gravure anonyme, 1861 (cf. p. 35, transparent n° 7)
L’identification de ces images montre qu’elles n’illustrent pas directement le récit d’Equiano (NB il y a un portrait de celui-ci à la page 47 du dossier cité), mais ces gravures, comme le récit, évoquent des étapes de « la route de l’esclave ».
La description de l’iconographie et sa mise en relation avec les différentes parties du texte permettront d’élaborer, en fonction du questionnement et des consignes de l’enseignant, une trace écrite visant à définir ce qu’était la traite transatlantique.
Un projet d’affiche de Pierre Perron pour l’exposition « les anneaux de la mémoire » qui s’est tenue à Nantes de 1992 à 1994 (cf. p. 61, transparent n°17) offre un éventuel prolongement de ce travail historique en relation avec les arts visuels.
NB : Il serait souhaitable de reproduire l’iconographie + carte montrant le trajet d’Equiano
B- Lire un extrait d’un roman autobiographique, La Rue Cases-Nègres de Joseph Zobel et voir le film d’Euzhan Palcy 26
L’extrait proposé évoque l’histoire de l’esclavage à la Martinique et son abolition. Le texte n’est pas un témoignage mais un roman autobiographique qui narre l’enfance de l’auteur, José dans le roman, élevé par sa grand-mère « m’man Tine », pendant les années trente. L’enfant grandit au milieu de descendants d’esclaves dans la « rue cases-nègres ». En allant à l’école, au bourg, puis au lycée, à Fort-de-France, il découvrira la diversité et la dureté des relations sociales dans une Martinique coloniale marquée par les stigmates de son histoire esclavagiste.
L’Amitié de José pour M. Médouze
Moi, mon grand ami ne me donne rien. Il est le plus vieux, le plus misérable, le plus abandonné de toute la plantation. Et je l’aime plus que de courir, gambader, me dissiper ou chiper du sucre.
Moi qui ne peux pas tenir en place un instant, je resterais longtemps assis tranquillement à côté de lui. Sa cabane est la plus dénudée et la plus sordide, mais je la préfère à celle de m’man Tine qui est une des plus belles et des mieux tenues de la rue Cases.
– Les enfants ne doivent pas toujours être fourrés chez les gens, me rappelle ma grand-mère ; c’est mal élevé.
Mais le soir, pendant que je regardais fumer m’man Tine, je ne souhaitais qu’une chose, je n’attendais qu’une chose : que la voix de M. Médouze m’eût appelé.
Devant une porte qui béait sur l’obscurité déjà accumulée dans la case, une ombre à peine visible de loin m’attendait. C’était pour m’envoyer demander un peu de sel à m’man Tine, ou acheter deux sous de kérosène à la boutique.
Puis, devant la case, nous allumions un feu entre trois pierres. C’était moi qui cherchais aux alentours les brindilles dont la flamme est friande.
Tandis que dans le canari un tumultueux bouillon convertissait les racines sauvages rapportées du champ de canne où il avait travaillé, le spectre s’asseyait sur le seuil de la case, au bord de cette terrible gueule rectangulaire qui buvait la nuit, et je me mettais à côté de lui. Il bourrait sa pipe ; lorsqu’il avait fini, j’allais près du foyer lui prendre une brindille enflammée, et lorsque sa tête se penchait dessus pour allumer sa pipe, la lueur lui appliquait sur le visage un masque hallucinant - le vrai visage de M. Médouze, avec sa tête grenée de cheveux roussâtres, sa barbe à l’aspect de ronces et ses yeux dont on ne voyait jamais qu’un petit filet, parce que ses paupières restaient presque fermées (...)
Enfin, certains soirs, soit dans ses contes, soit dans ses propos, M. Médouze évoque un autre pays plus lointain, plus profond que la France, et qui est celui de son père : la Guinée. Là, les gens sont comme lui et moi ; mais ils ne meurent pas de fatigue ni de faim.
On n’y voit pas la misère comme ici.
Rien de plus étrange que de voir M. Médouze évoquer la Guinée, d’entendre la voix qui monte de ses entrailles quand il parle de l’esclavage et raconte
l’horrible histoire que lui avait dite son père, de l’enlèvement de sa famille, de la disparition de ses neuf oncles et tantes, de son grand-père et de sa grand-mère.
– Chaque fois que mon père essayait de conter sa vie, poursuit-il, arrivé à : “ J’avais un grand frère qui s’appelait Ousmane, une petite sœur qui s’appelait Sokhna, la dernière ”, il refermait très fort ses yeux, se taisant brusquement. Et moi aussi, je me mordais les lèvres comme si j’avais reçu un caillou dans le cœur. “ J’étais jeune, disait mon père, lorsque tous les nègres s’enfuirent des plantations, parce qu’on avait dit que l’esclavage était fini. ” Moi aussi, je gambadai de joie et je parcourus toute la Martinique en courant ; car depuis longtemps j’avais tant envie de fuir, de me sauver. Mais, quand je fus revenu de l’ivresse de la libération, je dus constater que rien n’avait changé pour moi ni pour mes compagnons de chaîne. Je n’avais pas retrouvé mes frères et sœurs, ni mon père, ni ma mère. Je restai comme tous les nègres dans ce pays maudit : les békés gardaient la terre, toute la terre du pays, et nous continuions à travailler pour eux. La loi interdisait de nous fouetter, mais elle ne les obligeait pas à nous payer comme il faut.
“ Oui, ajoutait-il, de toute façon, nous restons soumis au béké, attachés à sa terre ; et lui demeure notre maître. ”
Certes, M. Médouze était alors en colère, et j’avais beau le regarder en fronçant les sourcils, j’avais beau avoir une furieuse envie de frapper le premier béké qui m’eût apparu, je ne réalisais pas tout ce qu’il maugréait et, pour le consoler, je lui disais :
– Si tu partais en Guinée, monsieur Médouze, tu sais, j’irais avec toi. Je pense que m’man Tine voudra bien.
– Hélas ! me répondait-il, avec un sourire mélancolique, Médouze verra pas la Guinée. D’ailleurs, j’ai plus ni maman, ni papa, ni frères et sœurs en Guinée... Oui, quand je serai mort, j’irai en Guinée ; mais alors, je pourrai pas t’emmener. Tu auras pas l’âge ; et puis, il faudrait pas…Le récit de Médouze, très intelligemment mis en scène par Euzhan Palcy, n’est pas un témoignage. Le vieil homme transmet à l’enfant la mémoire de l’Afrique, de la déportation, de l’abolition de 1848 et des désillusions qui l’ont accompagnée. La lecture d’extraits du roman de J. Zobel et le visionnage du film d’E. Palcy permettront aux élèves de découvrir la société martiniquaise pendant l’entre-deux-guerres : le poids des préjugés et des discriminations racistes, les inégalités d’une société coloniale longtemps structurée par le mode de production esclavagiste, le rôle de l’école comme outil d’assimilation à la culture française et comme possibilité d’ascension sociale pour une infime minorité. Des scènes permettront d’évoquer des aspects de la culture et de la géographie antillaises :
- la langue créole, les croyances, les contes, la musique et la danse ;
- les paysages, les contrastes entre la société rurale et la ville et entre les quartiers populaires et le quartier des possédants …
C- Lire des œuvres de littérature de jeunesse
Le ministère de l’Education nationale a publié une liste de référence des œuvres de littérature de jeunesse pour le cycle 3 27. Parmi les 300 livres sélectionnés, certains ont comme cadre l’espace antillais :
- Axel Godard,Maman D’lo, Albin Michel Jeunesse.
- Patrick Chamoiseau, Le Commandeur d’une pluie suivi de L’Accra de la richesse, Gallimard Jeunesse.
- Maryse Condé, Rêves amers, Bayard Jeunesse.
- Un roman historique d’Evelyne Brisou-Pellen illustré par Nicolas Wintz, Deux graines de cacaopublié par le Livre de Poche Jeunesse en 2001.
Ce dernier ouvrage est ainsi présenté dans « la liste de référence » : « Julien découvre qu’il a été adopté. Bouleversé, il s’embarque sur un navire marchand vers son pays d’origine, Haïti. On est en 1819. Il est le témoin actif d’une opération de traite des esclaves. En Haïti, il découvre ses origines, en même temps qu’il apprend les secrets de la culture du cacao. Son avenir est en France, auprès de ses parents adoptifs, fabricants de chocolat à Nantes.
La fin de l’histoire rend plus explicites le titre et les liens qui unissent l’histoire de France à celle de Haïti, la cohabitation des marins et des esclaves sur un négrier, la culture du cacao, sont autant de thèmes de connaissances détaillés dans le roman qui pourront être prolongés par des activités de lecture documentaire. En ce qui concerne l’infamie que représente l’esclavage, passé et contemporain, les élèves pourront par exemple lire Grand-mère, ça commence où la route de l’esclave ? de Dany Bebel-Gisler aux éditions Jasor. »
Outre ces ouvrages choisis par le ministère, je propose en complément les deux livres suivants, compte tenu de la qualité de leur écriture et de leur information historique :
Sur les traces des esclaves raconté par Marie-Thérèse Davidson, illustré par Christian Heinrich, avec des pages documentaires conçues par Thierry Aprile, Gallimard Jeunesse, 2003 ;
Yves Manglou, Noir mais marron, éditions du Paille-En Queue-Noir, île de la Réunion, 2001.
Le roman historique met en scène, au fil des aventures de Sagaye jeune esclave dont le père a été supplicié, l’univers d’une plantation et celui des Noirs Marrons de la Réunion. I1 nous fait revivre leur histoire au quotidien, dans les plantations d’abord, puis dans les cirques où l’on côtoie Mafate. Si certaines scènes sont un peu dures, elles ne sont pas inventées, seulement racontées. Des faits historiques en témoignent.
Les passages suivants sont extraits de ce livre qui, outre le récit romanesque, fournit une chronologie, un glossaire une courte mise au point su l’histoire du marronnage et une bibliographie :
L’Esclavage à Bourbon (aujourd’hui la Réunion) au 18e siècle
1702 : Première introduction d’Africains de l’ouest à Bourbon. Les ordonnances du gouverneur
De Villiers établissent la discrimination raciale, en matière pénale.
1704 : Premières tentatives de fuite en canot vers Madagascar signalées à Bourbon.
1719 : Promesse d’amnistie pour les Marrons qui se rendent.
1724 : Le “ code noir ”, refondu en décembre 1723 à l’usage des Mascareignes, est enregistré à Saint-Paul.
1726 : Premières récompenses offertes pour la capture de Marrons.
1727 : Le conseil supérieur de Bourbon rend obligatoire la marque de tous les esclaves.
1729 : Réglementation des détachements contre les Marrons.
1732 : Première grave descente de Marrons (De Brossard tué à la pointe de Grand Bois).
1735 : Considérable essor de la traite sous Mahé de La Bourdonnais.
1741 : Des esclaves de Bourbon sont envoyés combattre aux Indes.
1742 : François Mussard promu chef de détachement.
1751 : Mussard tue Mafate.
1752 : Laverdure (le roy de tous les marrons) tué par le détachement de Mussard.
1765 : Dernière grave descente de Marrons et dernier détachement organisé.
1775 : Suppression de la peine de mort pour faits de marronnage.
1791 : Suppression des mutilations pour faits de marronnage.
D’après Jean-Marie Desport, De la servitude à la liberté : Bourbon des origines à 1848., Océan éditions, Saint-Denis, 1989.
Notes sur le marronnage
Le mot Marron apparaît dans la littérature française en 1640. Il nous arrive des Antilles et provient d’une altération de l’hispano-américain Cimarron “ esclave fugitif ”. Le terme marronnage apparaît quant à lui un peu plus tard.
Le développement du marronnage est intimement lié à celui de la traite qui aura un essor considérable avec l’arrivée de Mahé de La Bourdonnais en 1735.
Le nombre d’esclaves passera de quelques centaines en 1702 à plusieurs milliers en 1770. Les chiffres sont contradictoires et sujets à caution. L’impôt local portant alors sur la quantité d’esclaves, on comprend mieux ces données aléatoires.
Les causes du marronnage étaient multiples, la plus légitime étant sans doute la soif de liberté.
Les mauvais traitements infligés par les maîtres incitaient également certains esclaves à la fuite.
D’autre part, les raisons sentimentales restaient fortes : les enfants séparés de leurs parents, les amours contrariées. Les légendes d’Anchaing et Héva, de Cimendef et Marianne sont là pour nous le rappeler.
Il faut savoir enfin que la population marronne était constituée d’une majorité de Malgaches qui ont marqué de leur empreinte les différents sites, à l’intérieur de l’île : Taïbit, Salaze, Marla, Mafate...
Une bibliographie en fin d’ouvrage ouvrira des portes à ceux qui veulent aller un peu plus loin dans leurs recherches.Sagaye découvre la liberté… (pp. 45-46)
Mon premier geste d’homme libre fut d’attacher mon amulette autour du cou : le sang de mon père mêlé à la terre de Bourbon. J’avais pris soin d’astiquer le cauri et, à mes yeux, il brillait comme un diamant. Je me prosternai et jurai tout haut que jamais plus ce symbole ne serait caché, dusses-je en mourir.
J’avais marché toute la nuit depuis que j’avais quitté l’habitation des hauts de Saint-Paul. La terre était douce à mes pieds, et si la forêt était dense, elle se laissait facilement pénétrer. Le chant de Saphime me guidait avec précision. Il suffisait de lever les yeux et de les ouvrir en grand pour retrouver les indices de mon itinéraire, de son itinéraire. Aux premières heures de la nuit, ma compagne de route fut la lune qui monta vite dans le ciel, versant généreusement sa lumière blanche sur le flanc des montagnes. Au fond des vallées, je retrouvais les points d’eau et les sources décrites dans le chant.
Les deux calebasses réservées à cet effet, fermées par des cotons maïs, étaient toujours pleines, c’était bien là l’essentiel.
Au petit jour, la végétation devint de plus en plus rare et de plus en plus rabougrie. Un léger frisson me parcourut des pieds à la tête. Je me retrouvai tout à coup au bord d’une falaise.
J’aurais aimé être un oiseau pour plonger dans ce vide et aller à la rencontre des îlets verdoyants que je devinais, plus que je ne les voyais, entourés de cours d’eau bondissants. En bas, une légère brume habillait les arbres. Je compris tout de suite pourquoi j’avais si froid, j’étais monté très haut. L’écho me renvoya mon chant :
Sur la falaise là-haut,
Sur la falaise,
Marche,
Marche vers la mer
Et la montagne s’ouvrira,
Son flanc de cailloux
Te portera
Te portera vers la rivière,
Va, plonge,
Dévale...
Je découvris effectivement une brèche un peu plus loin et me mis à dévaler la pente. J’étais seul et libre, j’avais envie de crier. Ce fut pour moi le premier matin sans le son de l’ancive, la conque du malheur. Pas de claquement sec du chabouc, pas de coups de gueule du commandeur. Mais cette liberté avait un prix : Saphime était absent de mon univers. J’étais libre, mais seul. Une autre vie commençait, j’étais un Grand Marron. Je ferais honneur à mon père, plus jamais esclave, plutôt la mort, c’était là ma certitude.
J’atteignis le fond de la vallée lorsque le soleil fut juste au dessus de ma tête. J’avais faim. Je me suis assis au bord d’un petit ruisseau qui devait alimenter la grande
rivière un peu plus bas. Je sortis du bertel une cassave de manioc que je roulai autour d’un bout de lard boucané. Je mangeai avec précipitation, comme j’en avais pris l’habitude.
Je réalisai soudain que j’avais tout mon temps, que le fouet n’allait pas venir troubler mon repas. Ratsy n’allait pas venir me donner un ordre, écourtant de ce fait le peu de temps qui nous était donné pour avaler notre repas. J’avais le temps, j’avais du temps, le temps m’appartenait.
La Chasse aux marrons (pp. 101 à 104)
Après avoir fait ses civilités à quelques amis de la ville, Delamarre fit donner son cheval vers l’habitation de Mussard. Ce dernier, entouré d’une dizaine d’hommes blancs et de quelques Noirs fidèles, s’entraînait à charger et à épauler le plus rapidement possible. Les fusils se chargeaient encore par la gueule et il fallait au moins trente secondes à un excellent tireur pour recharger son arme. La procédure était toujours la même : ... “ verser la poudre, pousser une bourre, glisser une balle, verser encore un peu de poudre dans le bassinet avant de relever le chien pour tirer... ”
La tête de Mussard impressionna Delamarre. Jamais il n’avait vu autant de détermination sur un visage, buriné par le soleil, le sourcil épais, les lèvres minces. L’austérité de son costume ajoutait encore à l’impression de puissance qui se dégageait de sa personne. On se serra la main, les doigts lisses du cavalier craquèrent sous la pression violente des phalanges rêches et ossues.
– Je viens vous proposer l’aide de trois de mes esclaves, mon commandeur Ratsy que vous connaissez et les jumeaux mozambiques Castor et Pollux, excellents pisteurs.
– Qu’ils se tiennent prêts à partir dans deux jours, je ferai le détour par chez vous de grand matin.
Delamarre fit ainsi le tour des petits propriétaires terriens les exhortant à partir en chasse eux aussi, à rejoindre les détachements, à donner un coup de main à Mussard, bref à reprendre la colonie en mains.
A compter de ce jour, les Marrons allaient être poursuivis jour et nuit, sans répit jusqu’à ce que les têtes tombent et que les camps se débandent. Si Caron de l’autre côté de l’île se déplaçait avec un détachement d’une centaine de personnes, une véritable petite armée, Mussard, lui, opérait par petites courses avec peu de chasseurs. Il gardait l’avantage de la surprise et du silence. Caron était vite repéré par les guetteurs et les Marrons avaient le temps de s’enfuir. (…)
Le bruit des chiens et le cliquetis des armes qu’on fourbissait rythmaient la levée du jour. Le fils Delamarre aux côtés de son père ressemblait à un fauve qui allait chasser. Les Noirs étaient chargés comme des baudets, la colonne s’étira dans les premiers rayons de soleil. Le temps béni du marronnage était terminé. (…)
Lorsque j’arrivai sur les lieux deux jours plus tard, ma haine pour l’homme blanc et pour les Noirs qui les servaient trouva de quoi s’alimenter. C’était la désolation, on aurait dit un cyclone doublé d’un incendie. Toutes les cases avaient été brûlées, des cadavres jonchaient le sol, des cadavres à qui il manquait des mains, preuves pour se faire payer les captures. Les corps commençaient à pourrir et une odeur pestilentielle régnait sur les lieux. J’essayais de reconnaître des amis, de retrouver des enfants, mais les visages bouffis étaient méconnaissables. J’aurais voulu donner une sépulture à mes compagnons, mais la tâche aurait été trop lourde pour un seul homme, sans compter le manque d’outils.
Les Blancs avaient tout repris, les outils, les armes vraisemblablement. Ils avaient détruit les petits jardins, emporté les animaux.
Nos pièges avaient fonctionné et je retrouvai du sang dans les fosses que nous avions creusées, mais devant la puissance des armes des colons, notre défense fut dérisoire.
Notes :
1 Après la rédaction de ce texte, le Comité pour la mémoire de l’esclavage a remis au Premier Ministre le 12/04/05 un rapport intitulé « Mémoires de la traite négrière, de l’esclavage et de leurs abolitions ». Ce rapport est consultable sur le net : http: // www. comite-memoire-esclavage.fr
cf. la deuxième partie du rapport (pp. 32 à 53) : « Enseignement et recherche » et les annexes (pp. 62 à 83) consacrées aux manuels et aux programmes scolaires.
2 Ministère de l’Education nationale, Qu’apprend-on à l’école élémentaire ?, CNDP / XO éditions, 2002
Documents d’application des programmes histoire et géographie cycle 3, CNDP, 2002
3 Ce texte voté en 2001 affirme dans son article 1er que « la traite négrière … et l’esclavage … perpétrés … contre les populations africaines, amérindiennes, malgaches et indiennes constituent un crime contre l’humanité » et prévoit , par son article 2, que « les programmes scolaires et les programmes de recherche en histoire et en sciences humaines accorderont à la traite négrière et à l’esclavage la place conséquente qu’ils méritent … »
4 Parmi ceux que j’ai consultés à ce jour, deux manuels se distinguent par la place accordée au sujet et par la pertinence de leur contenu :
Histoire cycle 3, collection « les savoirs de l’école, Hachette, 2002.
Histoire Géographie CM1, collection Magellan, Hatier, 2003.
La lecture d’autres manuels récemment édités montrent que, pour leurs auteurs, les prescriptions du programme sont, certes, une condition nécessaire mais encore … insuffisante.
5 Programmes du cycle central 5è et 4è (livret 1, page 40), CNDP, 1997.
6 Ibidem, p. 39.
7 Programme histoire 2e, BO hors-série, n° 6 du 31/08/2000.
8 La liste de références des œuvres de littérature de jeunesse pour le cycle 3 publiée dans les>Documents d’application des programmes de littérature, (CNDP, 2004) a retenu le roman historique d’Evelyne Brisou-Pellen , Deux graines de cacao, Hachette Jeunesse, 2001 et suggère de le mettre en relation avec Grand-mère, ça commence où la « route de l’esclave » ?, de Dany Bebel-Gisler, publié par les éditions Jasor en 1998. (cf. infra p. 11)
D’autres ouvrages de bonne qualité ont été récemment édités, notamment :
Adaptation par Ann Cameron du témoignage écrit au 18ème siècle par Olaudah Equiano, Le Prince esclave, Rageot éditeur, 2002. (cf. infra pp. 7 et sq.)
Davidson M. Th., Aprile Th., Sur les traces des esclaves, Gallimard Jeunesse, 2003. (cf. infra p. 12)
9 Adaptation des programmes d’histoire et de géographie pour les enseignements donnés dans les DOM Afin de permettre d’adapter l’enseignement de l’histoire et de la géographie donné dans les départements d’outre-mer à la situation régionale et à un héritage culturel local, les programmes d’histoire et de géographie nationaux du collège et du lycée général et technologique sont complétés à chaque niveau d’enseignement par des instructions qui s’appliquent à compter de l’année scolaire 2000-2001 dans les académies de la Guadeloupe, de la Guyane, de la Martinique et de la Réunion, conformément au contenu des textes annexés à la présente note de service.
L’adaptation des programmes d’histoire et de géographie ne bouleverse pas l’architecture des textes actuellement en vigueur dont elle maintient l’essentiel des contenus. Les finalités de ces programmes, qui veulent aider les élèves à connaître et à comprendre le monde d’aujourd’hui, reposent sur des valeurs universelles, celles des Droits de l’homme, de la démocratie et de la République. Cependant, construits en métropole, ils prennent prioritairement en compte son environnement européen. Enseigner ces programmes dans les Caraïbes ou au sud de l’océan Indien suppose que les élèves apprennent à se situer localement et régionalement et qu’ils soient conscients d’une histoire qui ne se confond pas toujours avec celle de la France (…)
Mais l’histoire et la géographie ne sont réellement formatrices que si elles ne s’enferment pas dans des territoires finis et des identités closes. La dialectique entre le local et le régional d’une part et l’universel d’autre part doit constamment sous-tendre les enseignements d’histoire et de géographie dans les départements d’outre-mer comme en métropole (…)
A la suite de cette note de service deux éditeurs, à ma connaissance, ont publié en partenariat avec les CRDP Antilles-Guyane et Réunion les manuels suivants :
Histoire Géographie collège Antilles-Guyane, CRDP /Hatier International, 2001.Histoire de la Réunion niveau collège, CRDP / Hachette Edicef, 2001.
Histoire Géographie 4e 3e programmes pour la Réunion, Hatier International, 2001.
Histoire Géographie lycée programmes pour la Réunion, Hatier International, 2003
10 Ne pourrait-on pas également « évoquer l’impact » de l’insurrection de Saint-Domingue et de la proclamation de l’indépendance d’Haïti ?
11 In note de service citée supra.
12 Eléments de bibliographie :
Marc Ferro (dir.), Le Livre noir du colonialisme, Robert Laffont, 2003.
Gilles Manceron, Marianne et les colonies, éditions La Découverte, 2003.
Serge Daget, La Traite des Noirs, ed. Ouest-France, 1990.
Jean Meyer, Esclaves et négriers, Découverte-Gallimard, 1986.
Olivier Pétré-Grenouilleau, La Traite des Noirs, coll. Que sais-je ?, PUF, 1998.
Olivier Pétré-Grenouilleau, Les Traites négrières, ed. Gallimard, 2004.
Marcel Dorigny, De l’esclavage aux abolitions, ed. du Cercle d’Art, 1998.
Claude Fauque, Marie-Josée Thiel, Les Routes de l’esclavage, ed. Hermé, 2004.
Nelly Schmidt, L’Abolition de l’esclavage. Cinq siècles de combat(16e – 19e siècle), Fayard, 2005.
Nelly Schmidt, Victor Schoelcher,Fayard, 1994.
N.B. Le site de l’UNESCO permet d’avoir accès à « la route de l’esclave ».
Ouvrages pour la classe :
Documentation photographique, « Les traites négrières » n° 8032, 2003.
Textes et documents pour la classe (T.D.C.) : « l’esclavage », mai 1984, n°350 ; « les abolitions de l’esclavage », nov. 1993, n°663 ; « littératures d’outre-mer », oct. 1991, n°595 ; « l’empire colonial à son apogée », fév. 1996, n°710 ; « le sucre », avril 2003, n°854.
13 Yves Benot, La Révolution française et la fin des colonies, éd. La Découverte, 1988.
14 Yves Benot, op. cité, pp. 216-217.
15 Suzanne Citron, Le Mythe national, Les Editions ouvrières et EDI, 1991.
Pierre Nora, « Lavisse, instituteur national. Le « petit Lavisse » évangile de la République. » in Les Lieux de Mémoire, (dir.) P. Nora, T. 1, coll. Quarto, Gallimard, 1997.
16 Eric Mesnard, « Histoire, géographie, éducation civique et éducation à la citoyenneté » (pp. 22 et sq.) in l’éducation civique, une dominante transversale, CRDP de l’Académie de Créteil, 2003.
17 François Durpaire, Enseignement de l’histoire et diversité culturelle (pp. 41-42),CNDP/Hachette Education, 2002.
18 En janvier 2005, un appel à des « assises de l’anti-colonialisme post-colonial » est diffusé. Les signataires du texte intitulé « nous sommes tous les indigènes de la République ! » se définissent notamment comme des descendants d’esclaves et de déportés africains ».
Le 25 mars 2005, des historiens ont publié dans Le Monde un texte de protestation contre la loi du 23 février 2005 dont l’article 4 dispose notamment que « les programmes scolaires reconnaissent en particulier le rôle positif de la présence française outre-mer … ». Ces universitaires demandent l’abrogation de cette loi « (…) parce qu’elle elle impose un mensonge officiel sur des crimes, sur des massacres allant parfois jusqu’au génocide, sur l’esclavage, sur le racisme hérité de ce passé ; parce qu’elle légalise un communautarisme nationaliste suscitant en réaction le communautarisme de groupes interdits de tout passé (…) »
19 Après les cérémonies consacrées au 60ème anniversaire de la fin du camp d’Auschwitz Birkenau, les provocations de Dieudonné ont entraîné la publication de nombre d’articles qui mettent en cause les insuffisances de l’enseignement de l’histoire de la traite et de l’esclavage (cf. entre autres :Nouvel observateur du 3 mars 2005, « esclavage, le crime oublié » / l’Express du 14 mars 2005, « esclavage, les devoirs de l’école ».
20 Carpentier Alejo, Le Siècle des Lumières, Gallimard, 1962.
Césaire Aimé, La Tragédie du roi Christophe, Présence africaine, 1970.
Hugo Victor, Bug-Jargal, coll. Folio n° 919, Gallimard.
Madison Smart Bell, Le Soulèvement des âmes, Actes Sud, 1996.
Mérimée Prosper, Tamango et autres nouvelles, GF Flammarion n° 392.
Trouillot Evelyne, Rosalie l’infâme, édtons Dapper, 2003. Zobel Joseph, La Rue cases-nègres, Présence africaine, 1974 (cf. infra p.10)
21 William B. Cohen, Français et Africains. Les Noirs dans le regard des Blancs (1530-1880),Gallimard, 1981.
22 « Certaines de ces compétences sont transversales et se retrouvent dans d’autres disciplines, comme la consultation d’une encyclopédie ou la recherche sur la Toile à travers un moteur de recherches (…) Ce n’est d’ailleurs pas uniquement dans la séquence historique que certaines compétences se construisent et que des connaissances historiques s’acquièrent, toutes les disciplines du domaine de l’éducation littéraire, artistique et humaine y concourent (…) Outre des évaluations de connaissances (…) l’évaluation doit porter sur la lecture (…), sur la capacité à décoder une image pour en mesurer la signification et sur l’aptitude à comparer deux documents simples entre eux (…) Le maître ne perd jamais de vue l’objectif fondamental de la maîtrise de la langue française. L’histoire y apporte largement sa contribution. » Documents d’application … op. cité (pp. 18-19)
23 La Véridique histoire par lui-même d’Olaudah Equiano, Africain, esclave aux Caraïbes, homme libre, traduit par Claire-Lise Charbonnier avec une introduction de Paul Edwards, Les Editions caribéennes, 1983.
24 Le Prince esclave, adaptation d’O. Equiano par Ann Cameron, traduit par Ariane Bataille,Rageot éditeur, 2002.
Jean-Jacques Vayssières a publié un album, Les Fabuleuses aventures d’Equiano aux éditions Jasor, Pointe-à-Pitre, 2001.
25 « Les traites négrières », La Documentation photographique, n° 8032, 2003 (op. cité).
Cette collection propose une mise au point historiographique, une sélection de documents présentés et analysés par l’auteur, des pistes d’exploitation pédagogique. Le dossier est complété par une pochette de transparents rétro projetables.
26 Joseph Zobel, La Rue Cases-Nègres, Présence Africaine, 1974.
Rue Cases-Nègres d’Euzhan Palcy avec Darling Légitimus, durée 103’, distribution Fil à Film, 1983.
27 Documents d’accompagnement des programmes, littérature (2), SCEREN-CNDP, 2004.
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire