Auteure : Aurore Chery
Le 27 octobre
2016, France 3 diffusait Patrick Buisson, le mauvais génie. Réalisé par
Tancrède Ramonet et produit par Morgane Production, il s'agit de l'adaptation
de l'ouvrage homonyme d'Ariane Chemin et Vanessa Schneider. En le visionnant,
on repense avec nostalgie à l'époque où inviter un leader d'extrême droite à la
télévision suscitait le débat. Si le documentaire constate en effet que Buisson
a contribué à faire sauter les digues entre « la droite traditionnelle et
l'extrême droite », il se garde bien de préciser que la forme même qu'il
adopte est le résultat de ces digues totalement absentes, qui n'affectent pas
seulement la frontière entre la droite et l'extrême droite, mais une grande
partie de la société française et, plus particulièrement, de ses médias. Ici,
pendant près d'une heure, les grandes figures de cette droite nationaliste
s'affichent à l'écran : Bruno Mégret, le souverainiste Paul-Marie
Coûteaux, Eric Branca, ancien directeur de la rédaction de Valeurs actuelles,
Jean-Sébastien Ferjou d'Atlantico, Yves Montenay, ancien de Minute,
Martin Peltier de Radio Courtoisie. Notons au passage qu'en arrivant à France
Télévisions en 2015, Delphine Ernotte avait déclaré : « On a une
télévision d'hommes blancs du plus de cinquante ans et ça, il va falloir que ça
change[1] ».
Ici, bien que deux femmes soient les auteures du film, la seule présente à
l'écran est Nathalie Kosciuzko-Morizet, pour une passage éclair. Il va sans
dire que tout le monde est blanc. On remarque donc bien l'ampleur du
changement. Notons encore que l'anti-intellectualisme règne et privilégie un
confortable entre-soi journalistes-politiques. Le seul historien présent,
Benjamin Stora, l'est à titre d'ancien étudiant de Nanterre, à la même époque
que Buisson. Il s'agit donc avant tout d'un témoignage et non pas d'une
analyse. Le recul critique est confié à Jean-Philippe Moinet, ancien
journaliste au Figaro, créateur d'une association auto-proclamée
Observatoire de l'extrémisme, organisme qui semble dormant et sert donc avant
tout à gonfler le CV de son fondateur.
Le film commence
par nous expliquer que ça n'a pas été facile, pour le jeune étudiant Buisson,
d'être d'extrême droite à Nanterre, à la FNEF. Mais il assume, malgré tout.
Pour un peu, il deviendrait presque héroïque, voire martyre quand les locaux de
la FNEF sont attaqués. « Les gauchistes et Cohn-Bendit n'étaient pas des
tendres » nous précise un de ses amis. Bruno Mégret nous évoque Minute « un
journal un peu provocateur ». On débat pour savoir si c'était vraiment un
journal antisémite. Au fond, Buisson, comme nous dit un autre intervenant, il a
surtout permis de « libérer la parole ». La voix off tempère à peine.
Par exemple, lorsqu'un extrait de la contribution de Buisson à LCI est
présenté, on le voit évoquer un sondage relatif au procès Papon. Il y expose que les plus âgés,
c'est-à-dire, ceux qui ont connu Vichy, sont les plus indulgents à l'égard de
cette période. A aucun moment, cette parole et ses implications ne sont
décryptées. La lecture totalement spécieuse de l'Occupation à travers les
ouvrages et les documentaires de Buisson (Paris Céline, L'Occupation
intime, Amour et sexe sous l'Occupation) est à peine suggérée. Elle
est pourtant sans ambiguïté quand l'auteur ne cesse de vanter les douceurs de
la période – éminemment érotique selon lui – qu'il passe presque totalement
sous silence l'antisémitisme de Céline et que les forces de la résistance sont
les seules porteuses de violence et donc nécessairement néfastes. A cet égard,
on est gêné de constater que le documentaire de France 3 a emprunté la
rhétorique buissonnienne en décrivant les affrontements de Nanterre : les
violences sont le fait exclusif des « gauchistes ». En fait, c'est la geste buissonnienne
qui nous est déroulée pendant une heure, son parcours, comment il a réussi,
etc. Certes, il est bien un peu inquiétant, on nous précise qu'il est d'extrême
droite mais puisque celle-ci s'est tant banalisée... Buisson devient ici
intéressant en tant qu'être humain avec une histoire et c'est bien tout le
problème puisque, parallèlement, il n'est jamais véritablement question des
conséquences de ses idées autrement que sur un plan purement électoraliste. Les
victimes du racisme et de l'islamophobie au quotidien, les victimes du sexisme
aussi (un aspect de Buisson dont il n'est pas question dans le film) sont
écartées. Enfin, le danger Buisson semble aujourd'hui appartenir au passé. Même
si l'on voit Bruno Mégret affirmer fièrement que leurs idées ont triomphé, le
film laisse croire que l'affaire des enregistrements à l'Elysée et,
sous-entendue, l'élection de François Hollande, ont mis fin à son influence
délètère. On va voir que les conditions de réalisation du film même montrent
tout à fait le contraire.
Bien évidemment,
tout cela n'a rien d'étonnant dans le climat actuel, le site Acrimed se fait
régulièrement l'écho de ces dérives mais si je m'y intéresse aujourd'hui, c'est
parce que j'ai été le témoin privilégié des transformations radicales subies
par ce film, ce qui m'a conduite à me retrouver – bien malgré moi au vu du
résultat final – mentionnée dans les remerciements. Ce point de vue de
l'intérieur m'amènera à poser plus largement la question du statut du documentaire
à la télévision. Il y a quelques mois, j'ai été contactée par Tancrède
Ramonet, dont je connais le
travail par ailleurs et qui est aussi un lecteur des Historiens de garde, pour
intervenir dans son film. Son objectif était alors de traiter de la
« buissonnisation des esprits ». Les usages publics de l'histoire par
Patrick Buisson, directeur général de la chaîne Histoire depuis 2007,
réalisateur de documentaires et d'ouvrages de vulgarisation sur l'Occupation,
Louis-Ferdinand Céline ou les guerres de Vendée devaient être au cœur du
propos. Etait-ce un choix légitime ? Parfaitement, dans la mesure où
l'histoire est absolument centrale dans la stratégie buissonnienne : dans
une interprétation très personnelle de Gramsci, Buisson fait de l'histoire l'un
des principaux éléments pour imposer l'hégémonie culturelle de l'extrême
droite. Une telle ambition ne s'est évidemment pas bornée à la chaîne Histoire.
Comme l'a montré l'ouvrage publié par le CVUH, Comment Nicolas Sarkozy écrit
l'histoire de France, l'histoire a été un des fondements de la campagne du
candidat et ce, au prix de déformations et de manipulations dans le but de
servir son discours électoral. De même – et ça le documentaire le précise –
c'est Patrick Buisson qui a imposé dans le débat politique le terme
« identité », utilisé par Philippe de Villiers, avant de se voir
consacrer par le « Ministère de l'immigration et de l'identité
nationale » sous la présidence Sarkozy. Pendant une demi-journée de
tournage, nous avons donc abordé ces sujets, nous avons même traité de l'image
de la femme chez Buisson mais il est vrai, aussi, que nous avons parlé de son
influence plus large, et ce jusqu'à la télévision publique. En effet, comme je
l'ai déjà montré ailleurs, la télévision publique a été totalement conquise
elle-même par les idées buissonniennes. Sous la présidence Sarkozy, elle a
largement participé à la réécriture d'un nouveau roman national réactionnaire[2]
qui se poursuit actuellement à travers le soutien de productions comme Métronome
de Lorànt Deutsch sur France 5 ou encore de Secrets d'histoire sur
France 2. Tout cela, il en a donc été question et Tancrède Ramonet avait l'air
véritablement déterminé sur le sens qu'il voulait donner à son film. De manière
tout à fait anecdotique, il m'est arrivé de parler de « la Fête du
travail », ce qu'il a absolument tenu à corriger pour que je parle de
« la Fête des travailleurs ». De cette demi-journée de tournage, il
n'est absolument rien resté. A ce moment-là, j'étais cependant loin d'imaginer
ce qui allait se passer même si des expériences antérieures à France
Télévisions m'y avaient préparée. Pour rappel, en 2011, j'avais participé à un
documentaire de Frédéric Compain intitulé Tête-à-tête avec Louis XVI. Il
était destiné à être diffusé sur France 2, en deuxième partie de soirée, à la
suite du film de Thierry Binisti, Louis XVI, l'homme qui ne voulait pas être
roi. Frédéric Compain est connu pour être un réalisateur qui donne une
patte très personnelle à ses films et, au fond, c'est bien aussi le rôle du réalisateur
de documentaire. Il n'hésite pas à explorer des terrains inhabituels. Au cours
de ce tournage, nous avons donc parlé usages publics de l'histoire,
transformation de l'image de Louis XVI à travers les médias et plus
particulièrement la télévision, comment tout cela était en très grande partie
liée à la présidence Sarkozy et, par ricochet, à l'influence de Patrick
Buisson. Au cours de cette partie du tournage, une représentante de la chaîne
n'a pas cessé d'intervenir auprès du réalisateur pour lui faire savoir qu'il
allait trop loin, que ce n'était pas possible. Même s'il n'est rien resté de
cette partie dans le montage final, la sanction est tombée à la programmation
avec une diffusion sur France 5, en plein été, à un horaire tardif... On le voit donc, cela fait longtemps
que les usages publics de l'histoire font partie des grands tabous de France
Télévisions, on regrette cependant de constater que la situation s'est encore
dégradée. Ainsi, j'ai non seulement été rayée du film mais je n'ai même pas été
invitée à la présentation à la presse, une pratique tout à fait inhabituelle.
S'il est peu probable que j'aie souhaité me rendre à une soirée où se trouvait
tout le gratin de l'extrême droite, je ne peux que remarquer que
j'embarrassais. Qui ? C'est la question qui reste posée et qui semble,
elle aussi, éminemment embarrassante. Le réalisateur m'a appelée le lendemain
de cette présentation à la presse pour me faire croire que ma radiation du film
s'était décidée le matin même de cette présentation. Outre que la pratique est
concrètement peu envisageable, le site coulisses-tv.fr annonçait la liste des
intervenants du documentaire dès le 5 octobre, et je n'y apparaissais
évidemment pas[3]. Questionnée
sur le sujet, Ariane Chemin n'a trouvé rien de mieux que
de nier le fait que je n'aie pas été invitée.
Dans ces
conditions, en notant l'opposition totale entre la note d'intention de l'auteur
et le résultat final, on peut se demander s'il s'agit encore de documentaire.
Le grand public confond régulièrement le documentaire (film d'auteur) et le
reportage (travail journalistique), on le comprend tant la frontière semble de
plus en plus ténue entre ces deux genres à la télévision. Néanmoins, malgré
cela, on continue à agir comme si le réalisateur assumait bien son rôle
d'auteur et je me suis trouvée particulièrement gênée quand Tancrède Ramonet a
dû m'expliquer, de manière peu convaincante puisque c'était lui qui avait tenu
à ce que je sois dans son film, pourquoi je n'y étais pas finalement. Il aurait
été plus raisonnable que le véritable auteur de cette décision en assume toute
la responsabilité. Je peux comprendre – et c'est plutôt risible – quand Secrets
d'histoire m'appelle pour me demander, dans un premier temps, de participer
à une émission sur Louis XVI puis finit par annuler sous prétexte que je
critique les émissions de Stéphane Bern, avant de me rappeler – après une
protestation publique de Jean-Luc Mélenchon, très relayée, concernant
l'émission[4]
– pour me demander de participer à une émission sur Louis XIV dont je ne suis
absolument pas spécialiste et que j'ai donc naturellement décliné. Je comprends
moins en revanche que le documentaire, théoriquement l'un des derniers espaces
de liberté à la télévision, qui souffre déjà de se trouver réduit à des cases
de diffusion de plus en plus réduites et de plus en plus tardives, doive en
plus être ravalé aux pratiques d'une émission de divertissement culturel. Il
est vrai, sans doute, que ce film ne changera pas grand chose à un climat déjà
considérablement dégradé et inquiétant. Il révèle cependant plus ouvertement
certains positionnements médiatiques qui font froid dans le dos.
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