
Le livre n’est pas un OHNI (Objet
Historiographique Non Identifié). Il vient en continuité de réflexions que j’ai
menées sur la longue durée. Les thèses et propositions ont été présentées
successivement dans la première version (1974) d’un petit livre sur Alexandre
(Que-sais-je ? 622 ; 8e édition 2016), où je plaidais pour
la décolonisation de l’histoire de la conquête macédonienne ; dans un article consacré en 1979 à
« Alexandre modèle colonial[3] » ;
puis dans un dossier (« Impérialismes
d’hier et d’aujourd’hui ») préparé à partir d’une collection de manuels
d’enseignement datés entre 1850 et 1950 : ce dossier, a été présenté en
1982 dans le cadre de la formation continuée des professeurs de collèges de
l’Académie de Toulouse ; des études sur « Alexandre au présent et au
passé[4] » ;
enfin, une recherche focalisée (entre 2004 et 2012) sur l’époque des Lumières,
qui a résulté en un livre sur « Alexandre des Lumières »[5],
où j’ai traité de l’évolution des images d’Alexandre au cours du long XVIIIe
siècle en Europe et de leur insertion dans les débats sur l’expansion
européenne, en particulier vers l’Inde.

Alexandre a ainsi été érigé en
précédent glorieux de l’expansion européenne, que l’on brandit en toutes
circonstances. En 1767, l’historien allemand C. Gatterer, bientôt suivi par
certains de ses collègues au début du XIXe siècle, a eu ce mot
extraordinairement révélateur sur la place accordée à Alexandre dans les
discours historiques et politiques sur les rapports entre Occident et
Orient : « Grâce à Alexandre, la domination mondiale passa pour la
première fois des Asiatiques entre les mains des Européens ». En cela,
l’histoire d’Alexandre fut partie prenante d’une histoire de la Question
d’Orient (p. 156-163), en ce sens que, depuis Byzance et le Moyen-Âge (les
Croisades : p. 143-156), les représentations européennes assimilent l’un à
l’autre l’empire ottoman et l’empire perse de l’Antiquité : dès lors, l’exemple
d’Alexandre annonce l’écroulement de l’empire des sultans et, par conséquent,
la mainmise européenne sur les territoires impériaux. D’où le recours à
Alexandre que fait Rigas, le révolutionnaire grec qui, en 1797, tente
d’insuffler à ses compatriotes la volonté de lutter contre la domination turque
(p. 163-171).
D’où aussi l’introduction
d’Alexandre dans des débats sur l’expansion coloniale à l’époque de Jules Ferry
ou à l’époque du Protectorat sur le Maroc (p. 208-217). D’où aussi les
interrogations sur le bien-fondé de la politique d’Alexandre en lien avec les
débats sur la politique coloniale : « En raison de l’étroite homologie fonctionnelle entre les
discours portant, les uns, sur l’expansion européenne de l’époque moderne et
contemporaine, les autres, sur la conquête d’Alexandre, le statut de prestige
d’Alexandre allait en effet être fragilisé, au fur et à mesure que les liens se
distendaient entre métropoles et colonies, que les peuples colonisés
s’arrachaient au joug des puissances coloniales européennes, et qu’ainsi
s’évanouissaient les justifications morales et politiques de la conquête
coloniale. Lié étroitement à la grandeur affirmée de la civilisation
européenne, le personnage allait souffrir de la perte d’influence de l’Europe
dans le monde » (p. 448). Dans certains pays colonisés (Inde britannique :
p. 171-195), le récit national, construit par les historiens indiens, la
littérature populaire, les films (Sikandar,
1941), tendit à rendre aux héros nationaux de l’Antiquité (Poros, Chandragupta)
la première place que l’historiographie britannique avait confisquée au
bénéfice de celui que, non sans fierté impériale, un historien britannique
dénomme « l’Européen »[7].
Rendant compte du film Sikandar du
réalisateur indien Sohrab Modi, le Times
of India du 29 septembre 1941 se situe clairement au présent, en évoquant
« un drame impressionnant de la résistance indienne réunie sous le
leadership du sage et intrépide roi Poros, dont la philosophie se résumait en
un principe : ‘Il est préférable de mourir en homme libre que de vivre
comme un esclave’ » (p. 183).
Le coup fatal devait être porté dans les années 1950-1980 par
un courant historiographique qui, même sans se revendiquer de l’étiquette
« postcolonial », remit violemment en cause l’Alexandre colonial et
proposa plutôt de faire « une histoire des victimes » et de
transformer Alexandre en un conquérant massacreur, responsable d’un
« génocide », rapproché de Cortès dans une formule qui fut exprimée sous
les mots suivants par l’historien B. Bosworth en 2000 : « Pour de
vastes régions de l’Asie, l’arrivée d’Alexandre signifia carnage et famine, et
les conséquences en furent tout aussi dévastatrices que celles des Espagnols au
Mexique. Les conquérants créèrent un
désert et l’appelèrent empire » (p. 398-414 ; 485-503). D’où
des débats interminables, depuis l’Antiquité et l’histoire maîtresse de vie
jusqu’à aujourd’hui, pour déterminer si Alexandre mérite ou nom d’être appelé
« le Grand »[8] !
Malgré l’influence très notable
de ces condamnations dans la corporation historienne, la vision de la conquête
macédonienne en « mission civilisatrice » est loin d’avoir disparu.
Elle est toujours en honneur dans une partie de la littérature spécialisée, et
plus encore dans des medias grand public[9],
qu’il s’agisse de certaines compositions de groupes de Heavy metal (p.
292-297), de livres de vulgarisation non scientifique (p. 297-312), de films
hollywoodiens (p. 312-324), mais aussi, plus curieusement (du moins à première
vue), de catalogues d’expositions qui, entre 1979 et 2013, ont été organisées
autour de l’image héroïque d’Alexandre l’Européen. La raison en est qu’au
départ, ces expositions ont été voulues et favorisées par le gouvernement
grec : « Sans la stratégie grecque visant à exploiter politiquement
les découvertes [archéologiques] en les liant à Alexandre et à sa mission
civilisatrice, beaucoup de ces expositions n’auraient pu se tenir » (p.
324-349). Cette offensive diplomatique grecque a rencontré le désir des musées de
changer de modèle de développement, et de mettre sur pied ce qu’il est convenu
d’appeler des blockbusters. Main dans
la main, autorités grecques et grands musées d’Europe, des États-Unis, du
Canada, d’Australie, du Japon et de Russie ont promu l’image de celui qui, « non seulement pour la
défense de l’Europe, mais aussi en vue de la dissémination dans l’Orient de la
culture grecque en sa qualité de civilisation œcuménique de valeurs humaines, a
étendu les frontières de la civilisation et de la connaissance, et a changé le
cours de l’Histoire » (citation du Président de la Fondation Onassis en
2004: p. 344).
Dans notre actualité, bien des déclarations
et des initiatives rendent compte de la popularité de l’image d’Alexandre et de
son caractère opératoire (p. 286-292)[10] :
« L’utilisation politique de l’image du
‘grand homme’ n’a pas disparu dans les pays occidentaux. Dans ses deux caractéristiques basiques de grand chef
militaire et de marqueur-diffuseur de la civilisation grecque, la présence
d’Alexandre peut être aisément identifiée dans l’actualité internationale. Il
est introduit naïvement ou malignement dans notre histoire immédiate au titre
d’acteur, au risque grave de défigurer le travail historien et de le transmuter
en un story-telling imaginé dans les
cabinets ministériels et dans les états-majors militaires, parfois avec la
collaboration, active ou passive, d’historiens et d’archéologues de
profession » (p. 506). Dans son discours de candidat tenu à Toulon
le 7 février 2007, N. Sarkozy ne faisait-il pas appel, parmi d’autres figures
historiques antiques (Socrate, Auguste), à « Alexandre éternellement jeune et à son rêve grandiose d'un empire
universel unissant l'Orient et l'Occident », tout en affirmant que
« le rêve méditerranéen ne fut pas tant un rêve de conquête qu’un rêve de
civilisation » ?
De
cette présence d’Alexandre (ou plutôt « Alexandre ») dans la
réflexion politique d’aujourd’hui au sein de notre histoire immédiate[11], témoignent abondamment, aux États-Unis,
analyses et récits qui, par-delà les siècles, rassemblent et assimilent la
guerre menée par Alexandre en Bactriane et la guerre menée par les Etats-Unis
et la ‘Coalition’ en Afghanistan (p. 506-519). En 2010, le général Wesley
Clarke n’affirmait-il pas qu’à West Point, « tous les principes de guerre qui y étaient
étudiés de son temps remontaient à Alexandre, [et que] son héritage a ainsi
formé la base de la pensée militaire occidentale depuis 2000 ans, [et qu’il]
offrira information et inspiration aux générations futures » ? La
même année, un historien américain n’hésitait pas à faire d’Alexandre le promoteur de « la
notion occidentale de nation building ».
Chacun tente désespérément de tirer du passé des leçons pour le présent et de
projeter le présent sur le passé, témoin cet autre historien américain soucieux
d’établir un lien pédagogique et civique entre le passé et le présent :
« À la lumière de l’engagement de l’Amérique post-11-Septembre au
Moyen-Orient, les enseignants d’histoire ancienne peuvent donner une pertinence
nouvelle à l’époque d’Alexandre, […] et du même coup mieux préparer de jeunes
citoyens aux choix qu’ils devront affronter » (p. 511).
Sur un autre « front »,
celui des Balkans, la lutte engagée, en particulier depuis 1991, entre la
Grèce et son voisin du nord autour de la légitimité de celui-ci de se dénommer « République
de Macédoine » est menée autour des images d’Alexandre le Grand, qui «
continua de plus belle à être à la fois l’otage et l’enjeu d’une guerre
acharnée de propagandes nationalistes de part et d’autre de la frontière »
(p. 545). En Macédoine, l’érection en 2011 sur la grande place de Skopje d’une
statue gigantesque d’Alexandre (photo de couverture) marqua une sorte
d’exacerbation de l’instrumentalisation du conquérant. Récupéré en janvier 2015
par Antonis Samaras au cours de la campagne électorale qui l’opposa à Syriza, et
ce malgré la lassitude de l’opinion publique, le mythe d’Alexandre continue
d’être l’un des protagonistes de débats de notre temps.
Les analyses présentées dans les
chapitres 1-7 ont évidemment des implications importantes au regard de la
méthode et du travail de l’historien-ne[12].
De mon point de vue, passer d’une histoire des vainqueurs à une « histoire
des victimes », et d’une « légende rose » à une « légende
noire », ne résout rien. L’historien n’a pas à choisir entre les vainqueurs
et les vaincus : il analyse une phase historique sans s’identifier ni aux
uns ni aux autres. L’erreur serait (est) d’oublier que ni Darius (le Grand roi
perse), ni les populations soumises par la conquête, ne sont des victimes
réduites à un rôle passif. Au même titre qu’Alexandre et les siens, le roi et
les élites locales sont des acteurs de ce qui est aussi leur histoire. Je
proposerais donc volontiers, en l’affaire, de répudier le genre biographique,
qui fait d’Alexandre « le deux
ex machina d’une évolution historique dont il contrôlerait seul les tenants
et les aboutissants » (p. 567). Il s’agit bien plutôt d’inscrire la conquête dans une histoire
globale, où, dans sa diversité, l’adversaire d’Alexandre, à savoir l’empire
achéménide, retrouve un rôle de
plein droit qu’il n’aurait jamais dû perdre. C’est aussi là manière de mener
jusqu’à son terme le processus de décolonisation de l’histoire d’Alexandre.
[1] Chapitre
1 : « Les image du Prince » (p. 21-96)
[2] Chapitre
2 : « D’Orient et d’Occident » (p.97-205)
[3]
« Impérialismes antiques et idéologie coloniale dans la France
contemporaine : Alexandre le Grand modèle colonial » : http://www.persee.fr/doc/dha_0755-7256_1979_num_5_1_1395.
[4] Par exemple
« “Alexandre et l’hellénisation de l’Asie” : l’histoire au passé et
au présent », Studi Ellenistici
XVI (2005) : 9-69.
[5]
Alexandre des Lumières. Fragments
d’histoire européenne, NRF-Essais, Gallimard, 2012. Parmi les nombreux
comptes rendus, voir par exemple S. Sebastiani, « La mondialisation selon
Alexandre le Grand », La Vie des
Idées, 11 mars 2013 : http://www.laviedesidees.fr/La-mondialisation-selon-Alexandre.html.
[6]
Sur Montesquieu, Droysen et quelques-uns de leurs successeurs jusqu’à
aujourd’hui, voir chapitre 5 : « Galerie d’experts » (p.
350-414).
[7]
C’est sous ce titre (The first European. A
History of Alexander in the Age of Empire) que mon livre de 2012 est
traduit à Harvard UP.
[8] Voir
chapitre 6 : « Juger Alexandre ? » (p. 415-503).
[9] Voir
chapitre 4 : »Médias et médiatisation » (p. 286-349).
[10] Voir par
exemple https://www.youtube.com/watch?v=Q2lkQgZzRs4.
[11] Voir
chapitre 7 : « Au péril de l’histoire immédiate » (p. 504-555).
[12] Voir
chapitre 8 : « Que faire ? » (p. 556-569).
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