Ce texte a été publié
dans la revue Témoigner entre histoire et
mémoire, revue de la Fondation Auschwitz de Belgique, n°108, septembre
2010, dossier « Témoins et historiens à l’épreuve de l’écriture
filmique ». Il est reproduit ici avec l’autorisation de la
revue.
« La
Résistance », docu-fiction diffusé en prime
time à l’automne 2008, semble avoir définitivement légitimé le genre. En
atteste sa réception auprès de la presse, dont les critiques n’ont pratiquement
pas porté sur la forme, et auprès du public puisque ce docu-fiction qui
appartient au genre du documentaire historique généralement relégué aux cases
horaires plus tardives, aurait, selon les estimations de l’audimat, avec ses
4,5 millions de téléspectateurs, devancé « Jurassic Park » de Steven
Spielberg (4,4 millions) et l’émission de Mireille Dumas « Vie privée, vie
publique » (3,5 millions) au programme de la même soirée.
Cette
performance tient au fait que le réalisateur à l’origine du projet, Christoph
Nick, a su s’adjoindre les compétences nécessaires et bénéficier d’un budget
plus que conséquent (6 millions d’euros). C’est là le fruit de la collaboration
de deux chaînes du service public, France 2 et France 5. Composé de
documentaires-fictions (2 fois 90 minutes) produits par France 2 et de documentaires
(4 fois 52 minute) produits par France 5, « La Résistance » a mobilisé
en tout 3 réalisateurs, 110 comédiens, 1500 figurants, 2 documentalistes et 10
historiens. Sans compter quelques « aimables participations » dont
les bénéfices secondaires peuvent être gratifiants en termes d’image et, last but not least, le patronage de
Simone Veil. On avait donc à faire à un travail doublement accrédité, à la fois
par un témoin doté d’un fort capital symbolique et par les savants.
« La
vulgate des années 1970 »
C’est toutefois
au sujet, lequel a largement conditionné les moyens techniques et financiers mis à sa
disposition, que ce docu-fiction prolongé par des documentaires doit son succès.
En l’occurrence, il ne s’agit pas d’une commande, mais d’une idée née de la
confrontation de l’histoire personnelle du réalisateur, Christoph Nick, avec
une l’expérience vécue peu auparavant. « Ce projet, explique-t-il dans le
dossier de presse, a des origines anciennes et multiples. Certaines ont à voir
avec mon expérience personnelle, d’autres avec mon travail passé. Pour
commencer : dans ma famille, pendant la guerre, tout le monde était
résistant. J’ai grandi dans cette culture. Pas de culture héroïque pour autant,
mais une évidence : on résiste, un point c’est tout. ». Il dit avoir
été presque troublé lorsque des membres de sa famille ont reçu le titre de
« Justes ». Cela ne sous-entendait-il pas que « la norme était
de ne rien faire, d’être un lâche ou pis, un salaud ? »
L’élément
déclencheur fut la rencontre avec des jeunes de banlieue, à l’occasion de la
préparation d’un documentaire intitulé « Chroniques de la violence
ordinaire ». Tentant de raisonner des jeunes qui caillassaient des
voitures, Christophe Nick leur conseille de s’engager politiquement et s’attire
la réponse : « Tes valeurs républicaines, c’est de la foutaise. Y a
qu’à voir : quand les Allemands débarquent, à part quelques résistants,
tout le monde se couche ! » « J’étais, dit alors Christophe Nick,
effaré. Et davantage encore quand, en parlant autour de moi, j’ai réalisé que
c’était au fond la vulgate sur l’Occupation que nous ont légué les années
70. » Où étaient donc passés, dans la mémoire collective de la France, ces
voisins qui savaient très bien que le grand-père de Christophe Nick cachait des
Juifs et qui se taisaient, cet instituteur qui venait donner des cours aux
enfants, ces paysans qui offraient de la nourriture ? Ce sont ces gens-là,
qui ne sont pas des héros, ni même des résistants mais qui ont résisté, à leur
manière, avec leurs moyens, que le réalisateur veut sortir de l’oubli.
L’idée se
défend. Elle est même justifiée. Elle touche à la question des comportements
quotidiens d’une société en régime autoritaire/dictatorial dans lequel tout
acte d’opposition ou de rébellion entraîne la répression et peut conduire à la
mort. Passée la phase d’établissement des faits qui correspond à l’écriture de
l’histoire factuelle, à celle des grands acteurs de l’histoire, l’historien s’engage
dans l’étude, plus difficile car les archives ne sont pas forcément là pour
l’aider, du comportement social. Nous en sommes, dans l’historiographie de
l’Occupation française, précisément à ce stade-là. L’idée de Christophe Nick
tombe donc à pic, élément qu’il convient de prendre en considération. Elle est
dans l’air du temps. Elle traverse les travaux savants et commence à atteindre
la sphère de ce qu’on appelle le grand public « avisé », voire
au-delà. Cela n’a pas échappé à Patricia Boutinard Rouelle, alors directrice de
l’Unité magazines et documentaires de France 2, qui la traduit fort bien dans
le dossier de presse en déclarant : « Nous souhaitons que le
téléspectateur curieux de cette période trouve ici matière à bousculer les idées reçues (souligné par
nos soins) et s’enrichisse du récit de cette page de notre Histoire au cours de
laquelle les fondements de notre identité nationale se sont forgées sur des
valeurs que nous souhaitons partager encore, et peut-être plus que jamais,
aujourd’hui. »
Une
histoire sans archives
Une fois l’idée
précisée, comment la mettre en images ? On sait qu’on dispose de peu d’archives
filmées concernant la Résistance, celle organisée qui se bat l’arme au poing.
Elles sont rares pour des raisons compréhensibles de sécurité (il était
interdit de filmer sous l’Occupation) et d’état d’esprit (on avait d’autres
chats à fouetter qu’à se filmer en action). La plupart des archives filmées de
cette période sont des films de propagande ou bien des films tournés après les faits,
à la Libération[1],
selon ce même principe appliqué par les Soviétiques à Auschwitz et à Berlin (on
se souvient de la scène où le drapeau soviétique est hissé sur le Reichstag) ou
par les Anglais à Bergen-Belsen et dans la plupart des camps. Contemporaines de
l’événement, ces reconstitutions conservent cependant une indéniable valeur
documentaire. Les acteurs y jouent leur propre rôle, le décor est le décor
d’origine, les vêtements sont les mêmes, etc. Si les films d’amateurs, qui ont
fait l’objet d’une véritable investigation des documentalistes de « La
Résistance »[2],
sont rares, ceux qui concernent des actes « infimes », discrets et
individuels de résistance le sont davantage encore. Autant dire qu’il n’y en a
pas. C’est la raison avancée pour justifier le docu-fiction. Il est vrai qu’on
aurait pu essayer de trouver des témoins. Il est également vrai qu’il y en a de
moins en moins, que ces gens pour la plupart ne se manifestent guère tant ce
qu’ils ont fait leur semble normal, encore que, on cherchant bien… Cela aurait d’ailleurs
pu constituer une réelle nouveauté de voir et d’entendre des hommes « ordinaires »,
naturellement du côté du bien.
D’emblée récusé, le témoin, semble-t-il, est passé de mode.
L’odyssée de l’espèce a crée un
antécédent. C’est toutefois la reconstitution de scènes – authentiques, comme
il est précisé – qui est privilégiée. C'est-à-dire qu’il s’agit de scènes
reconstituées à partir de documents d’archives ou de témoignages sur des faits
réels et non fictifs. On saisit la différence avec la série américaine Holocaust de Marvin Chomsky (1979) qui
inventa une famille juive tellement semblable à la plupart des familles
« bien de chez nous » que l’identification, but de l’opération,
s’opérait immédiatement. Rien à voir avec ces pauvres diables du Shtetl dans lesquels on ne se reconnaît
évidemment pas. Le problème cependant, c’est que la reconstitution de scènes
encouragée par les chaînes de télévision (c'est-à-dire, le plus souvent, le ou
les co-producteur(s) soumis à la pression du diffuseur) est souvent de mauvaise
qualité : c’est du sous-cinéma, voire même du sous-téléfilm. Cette fois,
on va tenter de faire mieux. Le budget permet d’éviter le docu-fiction du
pauvre qui crie le manque de moyens.
Co-réalisatrice
de Christoph Nick, Patricia Bodet est séduite par le projet[3].
Sans avoir le même ancrage biographique de Christophe Nick, elle a le souvenir
d’une grand-mère, un « petit bout de femme », qui avait caché des
aviateurs anglais dans sa grange sans en faire toute une histoire, comme ça,
parce c’est ce qu’il fallait faire. Elle aussi a envie de donner de la
visibilité à ces actes d’ « infra-résistance » comme disent les
historiens, empruntant la notion de « Resistenz »
des historiens allemands (exemple : bras à demi plié et non tendu pour
faire le salut hitlérien). Pour autant, le docu-fiction ne la tente pas
particulièrement. Elle n’en a jamais fait et n’est pas forcément convaincue par
le genre. Présentant l’avantage d’avoir commencé dans la profession comme
monteuse, elle y mettra cependant tout son talent et c’est sans doute à lui que
l’on doit cette fluidité entre images d’archives (le plus souvent en noir et
blanc) et les passages de fiction (tous en couleur) remarquée par la plupart des
critiques, au point qu’ils se sont presque tous étonnamment abstenus de
commentaires sur le genre lui-même. Les propres réticences de Patricia Bodet face
à la fictionnalisation de l’histoire tombent au fur et à mesure où elle
constate la difficulté d’exploiter des images d’archives authentiques, prises à
la volée, comme celles retrouvées par Christine Loiseau qui montrent le fameux
coup d’éclat de la Résistance, le 11 novembre 1943, lorsque le maquis descend
des montagnes pour célébrer l’armistice de 1918 dans la petite ville d’Oyonnax.
Filmée à l’arrachée par un amateur avec une caméra d’époque forcément peu
performante, cette scène ne suscitait pas d'émotion. On ne pouvait même pas
comprendre vraiment ce qui se passait. Or, en mêlant images d’archives et
images reconstituées, Patricia Bodet fait prendre à l'archive tout son sens. Ce
procédé ne put être malheureusement appliqué à cet incroyable film amateur
retrouvé par Anne Connan où une famille juive cachée s’est filmée, notamment
lors d’une sortie dans un jardin public, puis à la Libération, et dont on ne
connaît pas l’auteur. Comme telles, ces images « ne fonctionnaient
pas » et il fut décidé de s’en passer. En revanche, les images sur le procès
de la maison de la chimie (avril 1942), procès à l’issue duquel 23 résistants
furent fusillés au mont Valérien, offrent un cas tout à fait différent. Remarquablement
filmées par les Allemands qui les utilisaient pour leur propagande, ces images
étaient fortes en elles-mêmes ; elles ne nécessitaient aucune explication
et furent intégrées telles qu’elles. Mais d’une manière générale, Patricia
Bodet ne croit pas à la « vérité » de l’archive en elle-même, à sa
valeur intrinsèque parce qu’archive. L’archive filmée est le regard de celui
qui la prend, de la même façon que le document d’archives publiques est le
produit de l’institution dont il émane. Confrontée à une masse d’images
d’archives qu’elle doit alterner avec les passages filmés, Patricia Bodet tente
surtout de freiner le désir de Christophe Nick de se lancer dans l’impossible
fresque de la Seconde Guerre mondiale au
risque de s’éloigner de l’histoire d’en bas. Son souci, c’est au contraire de
rester fidèle au projet initial en construisant l’histoire des gens qui ont su
dire « non ». Les discussions entre réalisateurs ont porté sur ce
point : fallait-il tout dire, sous peine d’en dire trop et de noyer le
spectateur sous une avalanche de dates, de rappels d’événements majeurs
etc. ? De ce point de vue, elle aurait peut-être préféré des commentaires
plus sobres.
250 000
juifs sauvés par les Français ?
Si l’on fait
abstraction du genre « docu-fiction », du fait que des témoins
auraient pu s’exprimer (les vieillards passeraient-ils si mal à l’image ?
Imagine-t-on Shoah avec des
comédiens ?) à la place de comédiens certes judicieusement choisis parmi
des acteurs peu connus, que reprocher à « La Résistance » du point de
vue du message qu’il délivre en terme de connaissance historique ? On
serait tenté de répondre : rien dans le détail, mais le principal en termes
de production de sens. Nous l’avons dit, pour la plupart, les critiques de
presse seront fort louangeuses. Seuls quelques journaux (essentiellement Télérama, Le Monde, Libération) émettront quelques réserves sur ce « nouveau
regard » du documentaire sur la société : « … focalisé sur ces
multiples actes individuels ou collectifs, il [le documentaire] en vient à
présenter le peuple de France sous un jour excessivement flatteur », écrit
Télérama [4]qui
pense que Christophe Nick veut réhabiliter la résistance dont, par un retour du
balancier, on aurait minimisé l’importance. En réhabilitant l’anonyme, le
documentaire aurait troqué une vulgate simplificatrice (sous-entendu la
« légende noire » d’une France collabo) contre une autre et produit
une légende « rose ». Même son de cloche du côté du Monde pour qui le documentaire accentue
l’image d’une société idéalement résistante[5].
Ce à quoi Patricia Bodet répond : « Nous faisions un documentaire sur
la résistance et non sur la collaboration. » Quant au comportement social
dominant donné à voir dans « La Résistance », elle s’en remet au discours
des historiens.
Sur ce point, on
ne peut que lui donner raison. Tous insistent en effet sur « la gamme de
micro-actions » qui ont autorisé la résistance, ce « bricolage fait
de gestes spontanés de refus » (Jacques Sémelin). L’historien anglais, Julian
Jackson, le résume clairement : la résistance n’a jamais été un mouvement
de masse, mais elle n’aurait pu exister sans une société civile qui était une
société de non consentement. La France refuse l’Occupation, mais ne s’engage
pas. Toutefois, par le biais du commentaire « La Résistance » force
la parole des historiens en accréditant l’idée que finalement seul l’appareil
d’Etat et ses institutions auraient collaboré avec l’occupant, dédouanant ainsi
largement la société. On néglige le simple détail que pour ce faire, il fallait
des exécutants à chaque échelon de chaque administration. Sinon, que serait-il
advenu de la collaboration et des consignes du gouvernement de Vichy sans
ces multiples rouages, si ces collaborateurs « ordinaires » eux aussi
avaient, comme certains d’entre eux mais non – et de loin – la majorité, tout
au moins fait davantage la grève du zèle? On aurait pu éviter l’impasse sur
cette multitude de collaborateurs « passifs » en rappelant simplement,
par quelques images, que le contraire de ce que l’on voulait mettre en valeur avait
existé. Y renonçant, le documentaire s’enfonce davantage : lorsqu’il
aborde la question de la persécution des Juifs, il ne parle que des policiers qui les auraient
prévenus des rafles alors même qu’on sait que les 76 000 Juifs raflés et
déportés de France l’ont été principalement par les policiers français. On sait
aussi que les policiers qui les aidèrent à échapper aux rafles furent peu
nombreux, si peu nombreux d’ailleurs qu’on pourrait procéder à leur décompte et
mettre ainsi leur courage en relief par comparaison avec la masse de tous ceux
qui ont participé aux rafles. De fait, c’est le commentaire qui porte le film
et délivre, sans l’énoncer explicitement,
un message qui s’éloigne du projet initial. D’où sait-on que « les témoins
ont été horrifiés » par la rafle du Vel d’Hiv ? Or ce message
subliminal a fait la manchette du quotidien régional au plus fort tirage, Ouest-France, qui titre le 16 février
2008 : « Comment les Français sauvèrent 250 000 Juifs ».
Certes, cela n’a
pas vraiment été énoncé par les historiens, mais c’est ce qui en ressort. Les
historiens qui en ont parlé ont surtout dit que les Juifs s’étaient pour la
plupart sauvés eux-mêmes, mais qu’ils avaient pu le faire en raison de
l’attitude générale de la société civile. Soit en raison, pour certains, de
leur intégration dans la société française (Katy Hazan) et donc des liens
qu’ils y avaient noués, soit, ce qui demanderait à être nuancé, parce que les
Français n’auraient pas été antisémites (Sabine Zeitoun)… C’est là ignorer
qu’on pouvait être antisémite et ne pas accepter la persécution des Juifs.
C’est là refuser de voir l’antisémitisme par
conformisme qui était alors de saison, y compris dans la Résistance[6].
C’est aussi passer sous silence les nombreuses dénonciations quand bien même
elles auraient été moins nombreuses que les signes de sympathie. Mais doit-on
pour autant parler de « résistance » et même de « Resistenz » face au fait de ne pas avoir
dénoncé ?
A évacuer la
complexité, on tombe bel et bien cette fois dans la production d’une nouvelle
légende qui suscitera la colère, exprimée dans un « Rebond » de Libération, d’un historien qui fut aussi
un résistant, Jean-Louis Crémieux-Brilhac. Ce dernier évoque son malaise face
au documentaire et brise ce qui est là un authentique tabou en déclarant :
« La Résistance n’a pas appelé à sauver les Juifs »[7].
La légitimité de l’auteur du « Rebond » ne mettra pas pour autant un
terme au débat. Une semaine plus tard, un autre historien, Lucien Lazare,
s’insurge et vole au secours de la Résistance: « Oui, c’est vrai la
Résistance n’a pas appelé à sauver les juifs, mais… […] Il est heureux que
France Télévision ait patronné des films documentaires, avec le soutien d’une
poignée d’historiens, pour entreprendre de mettre fin à l’imposture que
représente une image restrictive et mutilée de la Résistance »[8].
Cette « image restrictive et mutilée » serait issue de cette fameuse
« vulgate des années 1970 » à laquelle Christophe Nick veut mettre un
terme.
Si les historiens
intervenant dans le documentaire n’ont effectivement pas dit que la Résistance
s’était intéressée aux sort des Juifs, ils se sont abstenus de préciser (à
moins que cela n’ait pas été retenu à l’écran) pour autant ce fait
incontestable, à savoir que cela n’avait été ni sa priorité ni son souci. On
doit d’ailleurs mentionner au passage, là encore, une véritable prouesse du
montage qui fait que la partie documentaire articule remarquablement bien la
parole des différents historiens – au point qu’on ne repère aucune dissension.
Le résultat en est ce discours consensuel d’une « poignée d’historiens »,
pour reprendre l’expression citée plus haut, qui ont ici parole d’autorité.
Un autre vrai tabou
lui aussi ne sera pas abordé : celui du rôle de la SNCF dans les
déportations, de ces cheminots que Christophe Nick – dont le film a reçu le
soutien de la SNCF – estime avoir été, avec les postiers, la profession la plus
impliquée dans les actes de résistance. Sans doute, mais pas dans le sauvetage
des Juifs. Contrairement aux cheminots bulgares qui ont refusé, le 23 mai 1943,
de faire démarrer le premier convoi de déportation, empêchant qu’il y en ait d’autres
et contribuant ainsi au sauvetage des Juifs bulgares, pays allié de l’Allemagne
nazie[9].
Une
révolution historiographique ?
On assiste in fine à la remise en cause des œuvres
qui auraient été à l’origine de la fameuse « légende noire »
que l’on nous dit obsolète: le documentaire de Marcel Ophüls, Le chagrin et la pitié, et l’ouvrage de
l’historien américain, Robert Paxton, La
France de Vichy[10],
sortis l’un et l’autre au début des années 1970. Dans une interview à la
presse, l’un des historiens conseiller du documentaire dira même « être
tombé dans le panneau » en parlant du film d’Ophüls qu’il avait conseillé
d’aller voir à ses étudiants. Il en oublie le contexte de la sortie du film,
interdit de diffusion à la télévision jusqu’en 1981 sur les conseils notamment
de Simone Veil, alors membre du conseil d’administration de l’ORTF qui n’a eu
de cesse depuis de décrier ce film[11]…
ce qui pourrait bien constituer la preuve qu’il avait frappé juste. A la fin
des années 1960, le réalisateur avait mené une enquête dans la France profonde dont
il ressortait notamment que la plupart des Français avaient longtemps préféré
Pétain à de Gaulle. A cette époque régnait en France, dans le champ académique
comme dans le champ médiatique, alors sous contrôle de l’Etat[12],
le mythe dit « résistancialiste » selon lequel la France aurait été à
80% résistante. Ce mythe, construit par les milieux gaullistes et le parti
communiste pour des raisons qui ont été longuement analysées, était encore
largement dominant lorsque sortirent les travaux d’historiens étrangers.
Eberhard Jäckel[13]
tout d’abord, et Robert Paxton à sa suite, avaient consulté les archives
allemandes et démontré le haut degré de collaboration des institutions, de même
que la façon dont le gouvernement de Vichy avait pu devancer les désirs de
l’occupant. Le livre de Robert Paxton avait soulevé un tollé dans le milieu
universitaire ainsi qu’en atteste la phrase célèbre d’un imprudent historien le
stigmatisant comme un « roman » [14].
On rappellera aussi pour mémoire que le premier colloque sur Vichy qui se tint
à Sciences-Po en 1970 ne comportait aucune intervention sur la persécution des
Juifs et qu’un historien pouvait, en 1975, publier un ouvrage sur Vichy sans
même évoquer cette dernière[15].
Quelles sont alors les nouvelles sources, ces fameuses « archives
inédites » selon l’expression consacrée, qui auraient permis de mettre fin
à « l’imposture » (Lucien Lazare), permis de « pulvériser les
clichés » [16] ?
Sur quoi s’appuie-t-on pour, finalement, aboutir à ce qui donne l’impression
d’une volte-face, d’un retour du balancier? Sur les rapports des préfets, tout
comme sur ceux des Renseignements généraux (RG) ou encore le contrôle postal
qui attestent que la population n’aimait pas l’occupant, répond l’historien Pierre
Laborie. Sans doute. Il est possible que ces documents d’archives n’aient pas
été accessibles dans les années 1970-1980. Mais leur consultation n’a pu que
confirmer ce qu’on savait déjà : personne n’avait jamais douté que la
société française ait été anti-allemande. Tout au plus s’était-elle, comme cela
a été démontré, « accommodée » (Philippe Burrin) de la situation. L’occupant
est rarement aimé. La mémoire collective, les mémoires familiales, sont
unanimes sur ce point. La confusion est
ainsi créée entre le sentiment anti-allemand et le passage à l’acte, aussi
discret et minime soit-il. Rien n’autorisait à intituler la deuxième partie du
documentaire « Quand il fallait sauver les Juifs » et à postuler
d’une voix vibrante (le commentaire) l’indignation collective des Français dès
les premières rafles. Indignation n’est pas action. La confusion minore le
mérite et le courage de ceux qui prirent des risques.
Bien plus que le
genre, c’est donc le message délivré par « La Résistance » qui est
contestable, un message amplifié par la réception du film auprès des médias. Mais
la fictionnalisation de l’histoire n’aurait-elle joué aucun rôle? Le parti-pris
d’écarter les éventuels témoins, d’échapper au
classique « entretiens, archives filmées, illustration » semble renforcer
la possibilité de manipuler l’histoire. La scène du policier venant prévenir
une femme et son enfant de l’éminence d’une rafle risque de rester gravée dans
les mémoires bien davantage que l’évocation de l’inverse dans nombre de récits
de survivants. Le souci d’échapper à une vision manichéenne, souci qui devrait
être celui qui fait œuvre d’historien, qu’il s’exprime par l’écrit ou par
l’image, exige de renoncer à des facilités narratives sous peine de produire à
son tour une autre vision partiale et partielle de la réalité. L’emphase du
commentaire (le ton « épique » comme a pu écrire Le Monde) a certainement contribué à la production de cette vision rasserénante,
mais c’est surtout la volonté proclamée de briser des tabous pour « vendre »
le film, qui a dévié le documentaire de son projet initial. Il suffit de se
plonger dans les mémoires et témoignages sur cette période, ne serait-ce que
dans l’un des derniers, celui de l’étudiante Hélène Berr, pour comprendre que ces
professeurs de la Sorbonne, ces étudiants qui détournaient pudiquement leur
regard de son étoile jaune et qui ne
l’ont pas dénoncée, ont agi comme la majorité de la population[17].
Ne pas dénoncer ne permet pas de décerner la médaille du Juste. Dans une grande
mesure, c’est la « passivité », comportement social largement dominant,
qui a permis aux Juifs de se sauver eux-mêmes et des Français les ont aidés, avec ces gestes qui pouvaient aller du
signe de sympathie à la prise de risque.
« La
Résistance » avait un vrai sujet. Mais à vouloir écrire une belle histoire,
une légende est née qu’on aurait aimé ne pas devoir déconstruire. On n’écrit
pas l’histoire pour « bousculer des idées reçues », mais pour
« enlever un peu d’erreur aux fables », disait modestement Michel de
Certeau. L’exigence de vérité s’opposerait-elle radicalement aux exigences de
la télévision ?
[1]
Entretien avec Christine Loiseau et Anne Connan , documentalistes pour
« La Résistance », 18 février 2010.
[2] Idem.
Ceci est à mettre au crédit de la
production car le travail de recherche documentaire tend de plus en plus à être
sacrifié pour des raisons financières et il est rare, soulignent Christine
Loiseau et Anne Connan, de disposer autant de temps que pour « La
Résistance ». Toutes deux insistent sur le fait que de nouvelles archives
peuvent toujours être retrouvées, voire exhumées , d’où l’importance de la
recherche documentaire. Les héritiers et détenteurs de ce type de documents ne
sont pas toujours conscients de leur valeur.
[3]
Entretien réalisé le 13 février 2010. Patricia Bodet venait de réaliser le
documentaire Racines avec Christophe
Nick.
[4]
13/2/2008 et 27/2/2008
[5] Le Monde Radio-télévision, 18/2/2008
[6]
Voir à ce sujet l’article de Daniel Cordier « La résistance française et
les Juifs », Les Annales ESC,
mai juin 1993.
[7]
21/2/2008.
[8]
27/2/2008.
[9]
Cf. La fragilité du bien. Le sauvetage
des Juifs bulgares, Albin Michel, 1999. Les Juifs de Thrace et de
Macédoine, territoires restitués à la Bulgarie par l’Allemagne nazie dont elle
était l’allié, ont eux été déportés.
[10]
Robert Paxton, La France de Vichy, 1940-1944, Le Seuil, 1973.
[11]
Simone Veil, Une vie, Stock, 2007. Ne
pouvant passer à la télévision, Le
chagrin et la pitié sortit néanmoins en salle.
[12] Il
n’y avait alors que des chaînes d’Etat, au nombre de 2.
[13]
Eberhard Jäckel, La France dans l’Europe de Hitler, Fayard, 1968.
[14]
Cf. Le Monde du 8 août 2008 a rappelé
ce jugement d’Alain-Gérard Slama qui exprimait alors le sentiment dominant des
historiens.
[15]
Les actes de ce colloque ont été publiés sous le titre Le gouvernement de Vichy, 1940-1942, Armand Colon et FNSP, 1972. Jean-Pierre
Azéma, La collaboration 1940-1944,
PUF, 1975.
[16]
Le Courrier de l’Ouest, 18/2/2008.
[17]
Hélène Berr, Une vie confisquée,
Fayard, 2007.
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