mardi 25 septembre 2012

« La Résistance » ou le balancier de l’histoire par Sonia Combe.

Ce texte a été publié dans la revue Témoigner entre histoire et mémoire, revue de la Fondation Auschwitz de Belgique, n°108, septembre 2010, dossier « Témoins et historiens à l’épreuve de l’écriture filmique ». Il est reproduit ici avec l’autorisation de la revue.



« La Résistance », docu-fiction diffusé en prime time à l’automne 2008, semble avoir définitivement légitimé le genre. En atteste sa réception auprès de la presse, dont les critiques n’ont pratiquement pas porté sur la forme, et auprès du public puisque ce docu-fiction qui appartient au genre du documentaire historique généralement relégué aux cases horaires plus tardives, aurait, selon les estimations de l’audimat, avec ses 4,5 millions de téléspectateurs, devancé « Jurassic Park » de Steven Spielberg (4,4 millions) et l’émission de Mireille Dumas « Vie privée, vie publique » (3,5 millions) au programme de la même soirée.
Cette performance tient au fait que le réalisateur à l’origine du projet, Christoph Nick, a su s’adjoindre les compétences nécessaires et bénéficier d’un budget plus que conséquent (6 millions d’euros). C’est là le fruit de la collaboration de deux chaînes du service public, France 2 et France 5. Composé de documentaires-fictions (2 fois 90 minutes) produits par France 2 et de documentaires (4 fois 52 minute) produits par France 5, « La Résistance » a mobilisé en tout 3 réalisateurs, 110 comédiens, 1500 figurants, 2 documentalistes et 10 historiens. Sans compter quelques « aimables participations » dont les bénéfices secondaires peuvent être gratifiants en termes d’image et, last but not least, le patronage de Simone Veil. On avait donc à faire à un travail doublement accrédité, à la fois par un témoin doté d’un fort capital symbolique et par les savants.


« La vulgate des années 1970 »
C’est toutefois au sujet, lequel a largement conditionné les  moyens techniques et financiers mis à sa disposition, que ce docu-fiction prolongé par des documentaires doit son succès. En l’occurrence, il ne s’agit pas d’une commande, mais d’une idée née de la confrontation de l’histoire personnelle du réalisateur, Christoph Nick, avec une l’expérience vécue peu auparavant. « Ce projet, explique-t-il dans le dossier de presse, a des origines anciennes et multiples. Certaines ont à voir avec mon expérience personnelle, d’autres avec mon travail passé. Pour commencer : dans ma famille, pendant la guerre, tout le monde était résistant. J’ai grandi dans cette culture. Pas de culture héroïque pour autant, mais une évidence : on résiste, un point c’est tout. ». Il dit avoir été presque troublé lorsque des membres de sa famille ont reçu le titre de « Justes ». Cela ne sous-entendait-il pas que « la norme était de ne rien faire, d’être un lâche ou pis, un salaud ? »
L’élément déclencheur fut la rencontre avec des jeunes de banlieue, à l’occasion de la préparation d’un documentaire intitulé « Chroniques de la violence ordinaire ». Tentant de raisonner des jeunes qui caillassaient des voitures, Christophe Nick leur conseille de s’engager politiquement et s’attire la réponse : « Tes valeurs républicaines, c’est de la foutaise. Y a qu’à voir : quand les Allemands débarquent, à part quelques résistants, tout le monde se couche ! » « J’étais, dit alors Christophe Nick, effaré. Et davantage encore quand, en parlant autour de moi, j’ai réalisé que c’était au fond la vulgate sur l’Occupation que nous ont légué les années 70. » Où étaient donc passés, dans la mémoire collective de la France, ces voisins qui savaient très bien que le grand-père de Christophe Nick cachait des Juifs et qui se taisaient, cet instituteur qui venait donner des cours aux enfants, ces paysans qui offraient de la nourriture ? Ce sont ces gens-là, qui ne sont pas des héros, ni même des résistants mais qui ont résisté, à leur manière, avec leurs moyens, que le réalisateur veut sortir de l’oubli.
L’idée se défend. Elle est même justifiée. Elle touche à la question des comportements quotidiens d’une société en régime autoritaire/dictatorial dans lequel tout acte d’opposition ou de rébellion entraîne la répression et peut conduire à la mort. Passée la phase d’établissement des faits qui correspond à l’écriture de l’histoire factuelle, à celle des grands acteurs de l’histoire, l’historien s’engage dans l’étude, plus difficile car les archives ne sont pas forcément là pour l’aider, du comportement social. Nous en sommes, dans l’historiographie de l’Occupation française, précisément à ce stade-là. L’idée de Christophe Nick tombe donc à pic, élément qu’il convient de prendre en considération. Elle est dans l’air du temps. Elle traverse les travaux savants et commence à atteindre la sphère de ce qu’on appelle le grand public « avisé », voire au-delà. Cela n’a pas échappé à Patricia Boutinard Rouelle, alors directrice de l’Unité magazines et documentaires de France 2, qui la traduit fort bien dans le dossier de presse en déclarant : « Nous souhaitons que le téléspectateur curieux de cette période trouve ici matière à bousculer les idées reçues (souligné par nos soins) et s’enrichisse du récit de cette page de notre Histoire au cours de laquelle les fondements de notre identité nationale se sont forgées sur des valeurs que nous souhaitons partager encore, et peut-être plus que jamais, aujourd’hui. »

Une histoire sans archives
Une fois l’idée précisée, comment la mettre en images ? On sait qu’on dispose de peu d’archives filmées concernant la Résistance, celle organisée qui se bat l’arme au poing. Elles sont rares pour des raisons compréhensibles de sécurité (il était interdit de filmer sous l’Occupation) et d’état d’esprit (on avait d’autres chats à fouetter qu’à se filmer en action). La plupart des archives filmées de cette période sont des films de propagande ou bien des films tournés après les faits, à la Libération[1], selon ce même principe appliqué par les Soviétiques à Auschwitz et à Berlin (on se souvient de la scène où le drapeau soviétique est hissé sur le Reichstag) ou par les Anglais à Bergen-Belsen et dans la plupart des camps. Contemporaines de l’événement, ces reconstitutions conservent cependant une indéniable valeur documentaire. Les acteurs y jouent leur propre rôle, le décor est le décor d’origine, les vêtements sont les mêmes, etc. Si les films d’amateurs, qui ont fait l’objet d’une véritable investigation des documentalistes de « La Résistance »[2], sont rares, ceux qui concernent des actes « infimes », discrets et individuels de résistance le sont davantage encore. Autant dire qu’il n’y en a pas. C’est la raison avancée pour justifier le docu-fiction. Il est vrai qu’on aurait pu essayer de trouver des témoins. Il est également vrai qu’il y en a de moins en moins, que ces gens pour la plupart ne se manifestent guère tant ce qu’ils ont fait leur semble normal, encore que, on cherchant bien… Cela aurait d’ailleurs pu constituer une réelle nouveauté de voir et d’entendre des hommes « ordinaires », naturellement du côté du bien. D’emblée récusé, le témoin, semble-t-il, est passé de mode.
L’odyssée de l’espèce a crée un antécédent. C’est toutefois la reconstitution de scènes – authentiques, comme il est précisé – qui est privilégiée. C'est-à-dire qu’il s’agit de scènes reconstituées à partir de documents d’archives ou de témoignages sur des faits réels et non fictifs. On saisit la différence avec la série américaine Holocaust de Marvin Chomsky (1979) qui inventa une famille juive tellement semblable à la plupart des familles « bien de chez nous » que l’identification, but de l’opération, s’opérait immédiatement. Rien à voir avec ces pauvres diables du Shtetl dans lesquels on ne se reconnaît évidemment pas. Le problème cependant, c’est que la reconstitution de scènes encouragée par les chaînes de télévision (c'est-à-dire, le plus souvent, le ou les co-producteur(s) soumis à la pression du diffuseur) est souvent de mauvaise qualité : c’est du sous-cinéma, voire même du sous-téléfilm. Cette fois, on va tenter de faire mieux. Le budget permet d’éviter le docu-fiction du pauvre qui crie le manque de moyens.
Co-réalisatrice de Christoph Nick, Patricia Bodet est séduite par le projet[3]. Sans avoir le même ancrage biographique de Christophe Nick, elle a le souvenir d’une grand-mère, un « petit bout de femme », qui avait caché des aviateurs anglais dans sa grange sans en faire toute une histoire, comme ça, parce c’est ce qu’il fallait faire. Elle aussi a envie de donner de la visibilité à ces actes d’ « infra-résistance » comme disent les historiens, empruntant la notion de « Resistenz » des historiens allemands (exemple : bras à demi plié et non tendu pour faire le salut hitlérien). Pour autant, le docu-fiction ne la tente pas particulièrement. Elle n’en a jamais fait et n’est pas forcément convaincue par le genre. Présentant l’avantage d’avoir commencé dans la profession comme monteuse, elle y mettra cependant tout son talent et c’est sans doute à lui que l’on doit cette fluidité entre images d’archives (le plus souvent en noir et blanc) et les passages de fiction (tous en couleur) remarquée par la plupart des critiques, au point qu’ils se sont presque tous étonnamment abstenus de commentaires sur le genre lui-même. Les propres réticences de Patricia Bodet face à la fictionnalisation de l’histoire tombent au fur et à mesure où elle constate la difficulté d’exploiter des images d’archives authentiques, prises à la volée, comme celles retrouvées par Christine Loiseau qui montrent le fameux coup d’éclat de la Résistance, le 11 novembre 1943, lorsque le maquis descend des montagnes pour célébrer l’armistice de 1918 dans la petite ville d’Oyonnax. Filmée à l’arrachée par un amateur avec une caméra d’époque forcément peu performante, cette scène ne suscitait pas d'émotion. On ne pouvait même pas comprendre vraiment ce qui se passait. Or, en mêlant images d’archives et images reconstituées, Patricia Bodet fait prendre à l'archive tout son sens. Ce procédé ne put être malheureusement appliqué à cet incroyable film amateur retrouvé par Anne Connan où une famille juive cachée s’est filmée, notamment lors d’une sortie dans un jardin public, puis à la Libération, et dont on ne connaît pas l’auteur. Comme telles, ces images « ne fonctionnaient pas » et il fut décidé de s’en passer. En revanche, les images sur le procès de la maison de la chimie (avril 1942), procès à l’issue duquel 23 résistants furent fusillés au mont Valérien, offrent un cas tout à fait différent. Remarquablement filmées par les Allemands qui les utilisaient pour leur propagande, ces images étaient fortes en elles-mêmes ; elles ne nécessitaient aucune explication et furent intégrées telles qu’elles. Mais d’une manière générale, Patricia Bodet ne croit pas à la « vérité » de l’archive en elle-même, à sa valeur intrinsèque parce qu’archive. L’archive filmée est le regard de celui qui la prend, de la même façon que le document d’archives publiques est le produit de l’institution dont il émane. Confrontée à une masse d’images d’archives qu’elle doit alterner avec les passages filmés, Patricia Bodet tente surtout de freiner le désir de Christophe Nick de se lancer dans l’impossible fresque de la  Seconde Guerre mondiale au risque de s’éloigner de l’histoire d’en bas. Son souci, c’est au contraire de rester fidèle au projet initial en construisant l’histoire des gens qui ont su dire « non ». Les discussions entre réalisateurs ont porté sur ce point : fallait-il tout dire, sous peine d’en dire trop et de noyer le spectateur sous une avalanche de dates, de rappels d’événements majeurs etc. ? De ce point de vue, elle aurait peut-être préféré des commentaires plus sobres.

250 000 juifs sauvés par les Français ?
Si l’on fait abstraction du genre « docu-fiction », du fait que des témoins auraient pu s’exprimer (les vieillards passeraient-ils si mal à l’image ? Imagine-t-on Shoah avec des comédiens ?) à la place de comédiens certes judicieusement choisis parmi des acteurs peu connus, que reprocher à « La Résistance » du point de vue du message qu’il délivre en terme de connaissance historique ? On serait tenté de répondre : rien dans le détail, mais le principal en termes de production de sens. Nous l’avons dit, pour la plupart, les critiques de presse seront fort louangeuses. Seuls quelques journaux (essentiellement Télérama, Le Monde, Libération) émettront quelques réserves sur ce « nouveau regard » du documentaire sur la société : « … focalisé sur ces multiples actes individuels ou collectifs, il [le documentaire] en vient à présenter le peuple de France sous un jour excessivement flatteur », écrit Télérama [4]qui pense que Christophe Nick veut réhabiliter la résistance dont, par un retour du balancier, on aurait minimisé l’importance. En réhabilitant l’anonyme, le documentaire aurait troqué une vulgate simplificatrice (sous-entendu la « légende noire » d’une France collabo) contre une autre et produit une légende « rose ». Même son de cloche du côté du Monde pour qui le documentaire accentue l’image d’une société idéalement résistante[5]. Ce à quoi Patricia Bodet répond : « Nous faisions un documentaire sur la résistance et non sur la collaboration. » Quant au comportement social dominant donné à voir dans « La Résistance », elle s’en remet au discours des historiens.
Sur ce point, on ne peut que lui donner raison. Tous insistent en effet sur « la gamme de micro-actions » qui ont autorisé la résistance, ce « bricolage fait de gestes spontanés de refus » (Jacques Sémelin). L’historien anglais, Julian Jackson, le résume clairement : la résistance n’a jamais été un mouvement de masse, mais elle n’aurait pu exister sans une société civile qui était une société de non consentement. La France refuse l’Occupation, mais ne s’engage pas. Toutefois, par le biais du commentaire « La Résistance » force la parole des historiens en accréditant l’idée que finalement seul l’appareil d’Etat et ses institutions auraient collaboré avec l’occupant, dédouanant ainsi largement la société. On néglige le simple détail que pour ce faire, il fallait des exécutants à chaque échelon de chaque administration. Sinon, que serait-il advenu de la collaboration et des consignes du gouvernement de Vichy sans ces multiples rouages, si ces collaborateurs « ordinaires » eux aussi avaient, comme certains d’entre eux mais non – et de loin – la majorité, tout au moins fait davantage la grève du zèle? On aurait pu éviter l’impasse sur cette multitude de collaborateurs « passifs » en rappelant simplement, par quelques images, que le contraire de ce que l’on voulait mettre en valeur avait existé. Y renonçant, le documentaire s’enfonce davantage : lorsqu’il aborde la question de la persécution des Juifs, il ne parle que des policiers qui les auraient prévenus des rafles alors même qu’on sait que les 76 000 Juifs raflés et déportés de France l’ont été principalement par les policiers français. On sait aussi que les policiers qui les aidèrent à échapper aux rafles furent peu nombreux, si peu nombreux d’ailleurs qu’on pourrait procéder à leur décompte et mettre ainsi leur courage en relief par comparaison avec la masse de tous ceux qui ont participé aux rafles. De fait, c’est le commentaire qui porte le film et délivre, sans l’énoncer explicitement, un message qui s’éloigne du projet initial. D’où sait-on que « les témoins ont été horrifiés » par la rafle du Vel d’Hiv ? Or ce message subliminal a fait la manchette du quotidien régional au plus fort tirage, Ouest-France, qui titre le 16 février 2008 : « Comment les Français sauvèrent 250 000 Juifs ».
Certes, cela n’a pas vraiment été énoncé par les historiens, mais c’est ce qui en ressort. Les historiens qui en ont parlé ont surtout dit que les Juifs s’étaient pour la plupart sauvés eux-mêmes, mais qu’ils avaient pu le faire en raison de l’attitude générale de la société civile. Soit en raison, pour certains, de leur intégration dans la société française (Katy Hazan) et donc des liens qu’ils y avaient noués, soit, ce qui demanderait à être nuancé, parce que les Français n’auraient pas été antisémites (Sabine Zeitoun)… C’est là ignorer qu’on pouvait être antisémite et ne pas accepter la persécution des Juifs. C’est là refuser de voir l’antisémitisme par conformisme qui était alors de saison, y compris dans la Résistance[6]. C’est aussi passer sous silence les nombreuses dénonciations quand bien même elles auraient été moins nombreuses que les signes de sympathie. Mais doit-on pour autant parler de « résistance » et même de « Resistenz » face au fait de ne pas avoir dénoncé ?
A évacuer la complexité, on tombe bel et bien cette fois dans la production d’une nouvelle légende qui suscitera la colère, exprimée dans un « Rebond » de Libération, d’un historien qui fut aussi un résistant, Jean-Louis Crémieux-Brilhac. Ce dernier évoque son malaise face au documentaire et brise ce qui est là un authentique tabou en déclarant : « La Résistance n’a pas appelé à sauver les Juifs »[7]. La légitimité de l’auteur du « Rebond » ne mettra pas pour autant un terme au débat. Une semaine plus tard, un autre historien, Lucien Lazare, s’insurge et vole au secours de la Résistance: « Oui, c’est vrai la Résistance n’a pas appelé à sauver les juifs, mais… […] Il est heureux que France Télévision ait patronné des films documentaires, avec le soutien d’une poignée d’historiens, pour entreprendre de mettre fin à l’imposture que représente une image restrictive et mutilée de la Résistance »[8]. Cette « image restrictive et mutilée » serait issue de cette fameuse « vulgate des années 1970 » à laquelle Christophe Nick veut mettre un terme.
Si les historiens intervenant dans le documentaire n’ont effectivement pas dit que la Résistance s’était intéressée aux sort des Juifs, ils se sont abstenus de préciser (à moins que cela n’ait pas été retenu à l’écran) pour autant ce fait incontestable, à savoir que cela n’avait été ni sa priorité ni son souci. On doit d’ailleurs mentionner au passage, là encore, une véritable prouesse du montage qui fait que la partie documentaire articule remarquablement bien la parole des différents historiens – au point qu’on ne repère aucune dissension. Le résultat en est ce discours consensuel d’une « poignée d’historiens », pour reprendre l’expression citée plus haut, qui ont ici parole d’autorité.
Un autre vrai tabou lui aussi ne sera pas abordé : celui du rôle de la SNCF dans les déportations, de ces cheminots que Christophe Nick – dont le film a reçu le soutien de la SNCF – estime avoir été, avec les postiers, la profession la plus impliquée dans les actes de résistance. Sans doute, mais pas dans le sauvetage des Juifs. Contrairement aux cheminots bulgares qui ont refusé, le 23 mai 1943, de faire démarrer le premier convoi de déportation, empêchant qu’il y en ait d’autres et contribuant ainsi au sauvetage des Juifs bulgares, pays allié de l’Allemagne nazie[9].

Une révolution historiographique ?
On assiste in fine à la remise en cause des œuvres qui auraient été à l’origine de la fameuse « légende noire »  que l’on nous dit obsolète: le documentaire de Marcel Ophüls, Le chagrin et la pitié, et l’ouvrage de l’historien américain, Robert Paxton, La France de Vichy[10], sortis l’un et l’autre au début des années 1970. Dans une interview à la presse, l’un des historiens conseiller du documentaire dira même « être tombé dans le panneau » en parlant du film d’Ophüls qu’il avait conseillé d’aller voir à ses étudiants. Il en oublie le contexte de la sortie du film, interdit de diffusion à la télévision jusqu’en 1981 sur les conseils notamment de Simone Veil, alors membre du conseil d’administration de l’ORTF qui n’a eu de cesse depuis de décrier ce film[11]… ce qui pourrait bien constituer la preuve qu’il avait frappé juste. A la fin des années 1960, le réalisateur avait mené une enquête dans la France profonde dont il ressortait notamment que la plupart des Français avaient longtemps préféré Pétain à de Gaulle. A cette époque régnait en France, dans le champ académique comme dans le champ médiatique, alors sous contrôle de l’Etat[12], le mythe dit « résistancialiste » selon lequel la France aurait été à 80% résistante. Ce mythe, construit par les milieux gaullistes et le parti communiste pour des raisons qui ont été longuement analysées, était encore largement dominant lorsque sortirent les travaux d’historiens étrangers. Eberhard Jäckel[13] tout d’abord, et Robert Paxton à sa suite, avaient consulté les archives allemandes et démontré le haut degré de collaboration des institutions, de même que la façon dont le gouvernement de Vichy avait pu devancer les désirs de l’occupant. Le livre de Robert Paxton avait soulevé un tollé dans le milieu universitaire ainsi qu’en atteste la phrase célèbre d’un imprudent historien le stigmatisant comme un « roman » [14]. On rappellera aussi pour mémoire que le premier colloque sur Vichy qui se tint à Sciences-Po en 1970 ne comportait aucune intervention sur la persécution des Juifs et qu’un historien pouvait, en 1975, publier un ouvrage sur Vichy sans même évoquer cette dernière[15]. Quelles sont alors les nouvelles sources, ces fameuses « archives inédites » selon l’expression consacrée, qui auraient permis de mettre fin à « l’imposture » (Lucien Lazare), permis de « pulvériser les clichés » [16] ? Sur quoi s’appuie-t-on pour, finalement, aboutir à ce qui donne l’impression d’une volte-face, d’un retour du balancier? Sur les rapports des préfets, tout comme sur ceux des Renseignements généraux (RG) ou encore le contrôle postal qui attestent que la population n’aimait pas l’occupant, répond l’historien Pierre Laborie. Sans doute. Il est possible que ces documents d’archives n’aient pas été accessibles dans les années 1970-1980. Mais leur consultation n’a pu que confirmer ce qu’on savait déjà : personne n’avait jamais douté que la société française ait été anti-allemande. Tout au plus s’était-elle, comme cela a été démontré, « accommodée » (Philippe Burrin) de la situation. L’occupant est rarement aimé. La mémoire collective, les mémoires familiales, sont unanimes sur ce point.  La confusion est ainsi créée entre le sentiment anti-allemand et le passage à l’acte, aussi discret et minime soit-il. Rien n’autorisait à intituler la deuxième partie du documentaire « Quand il fallait sauver les Juifs » et à postuler d’une voix vibrante (le commentaire) l’indignation collective des Français dès les premières rafles. Indignation n’est pas action. La confusion minore le mérite et le courage de ceux qui prirent des risques.
Bien plus que le genre, c’est donc le message délivré par « La Résistance » qui est contestable, un message amplifié par la réception du film auprès des médias. Mais la fictionnalisation de l’histoire n’aurait-elle joué aucun rôle? Le parti-pris d’écarter les éventuels témoins, d’échapper au classique « entretiens, archives filmées, illustration » semble renforcer la possibilité de manipuler l’histoire. La scène du policier venant prévenir une femme et son enfant de l’éminence d’une rafle risque de rester gravée dans les mémoires bien davantage que l’évocation de l’inverse dans nombre de récits de survivants. Le souci d’échapper à une vision manichéenne, souci qui devrait être celui qui fait œuvre d’historien, qu’il s’exprime par l’écrit ou par l’image, exige de renoncer à des facilités narratives sous peine de produire à son tour une autre vision partiale et partielle de la réalité. L’emphase du commentaire (le ton « épique » comme a pu écrire Le Monde) a certainement contribué à la production de cette vision rasserénante, mais c’est surtout la volonté proclamée de briser des tabous pour « vendre » le film, qui a dévié le documentaire de son projet initial. Il suffit de se plonger dans les mémoires et témoignages sur cette période, ne serait-ce que dans l’un des derniers, celui de l’étudiante Hélène Berr, pour comprendre que ces professeurs de la Sorbonne, ces étudiants qui détournaient pudiquement leur regard de son étoile jaune et qui ne l’ont pas dénoncée, ont agi comme la majorité de la population[17]. Ne pas dénoncer ne permet pas de décerner la médaille du Juste. Dans une grande mesure, c’est la « passivité », comportement social largement dominant, qui a permis aux Juifs de se sauver eux-mêmes et des Français les ont aidés, avec ces gestes qui pouvaient aller du signe de sympathie à la prise de risque.
« La Résistance » avait un vrai sujet. Mais à vouloir écrire une belle histoire, une légende est née qu’on aurait aimé ne pas devoir déconstruire. On n’écrit pas l’histoire pour « bousculer des idées reçues », mais pour « enlever un peu d’erreur aux fables », disait modestement Michel de Certeau. L’exigence de vérité s’opposerait-elle radicalement aux exigences de la télévision ?  



[1] Entretien avec Christine Loiseau et Anne Connan , documentalistes pour « La Résistance », 18 février 2010.
[2] Idem.  Ceci est à mettre au crédit de la production car le travail de recherche documentaire tend de plus en plus à être sacrifié pour des raisons financières et il est rare, soulignent Christine Loiseau et Anne Connan, de disposer autant de temps que pour « La Résistance ». Toutes deux insistent sur le fait que de nouvelles archives peuvent toujours être retrouvées, voire exhumées , d’où l’importance de la recherche documentaire. Les héritiers et détenteurs de ce type de documents ne sont pas toujours conscients de leur valeur.
[3] Entretien réalisé le 13 février 2010. Patricia Bodet venait de réaliser le documentaire Racines avec Christophe Nick.
[4] 13/2/2008 et 27/2/2008
[5] Le Monde Radio-télévision, 18/2/2008
[6] Voir à ce sujet l’article de Daniel Cordier « La résistance française et les Juifs », Les Annales ESC, mai juin 1993.
[7] 21/2/2008.
[8] 27/2/2008.
[9] Cf. La fragilité du bien. Le sauvetage des Juifs bulgares, Albin Michel, 1999. Les Juifs de Thrace et de Macédoine, territoires restitués à la Bulgarie par l’Allemagne nazie dont elle était l’allié, ont eux été déportés.
[10] Robert Paxton, La France de Vichy, 1940-1944, Le Seuil, 1973.
[11] Simone Veil, Une vie, Stock, 2007. Ne pouvant passer à la télévision, Le chagrin et la pitié sortit néanmoins en salle.
[12] Il n’y avait alors que des chaînes d’Etat, au nombre de 2.
[13] Eberhard Jäckel, La France dans l’Europe de Hitler, Fayard, 1968.
[14] Cf. Le Monde du 8 août 2008 a rappelé ce jugement d’Alain-Gérard Slama qui exprimait alors le sentiment dominant des historiens.
[15] Les actes de ce colloque ont été publiés sous le titre Le gouvernement de Vichy, 1940-1942, Armand Colon et FNSP, 1972. Jean-Pierre Azéma, La collaboration 1940-1944, PUF, 1975.
[16] Le Courrier de l’Ouest, 18/2/2008.
[17] Hélène Berr, Une vie confisquée, Fayard, 2007.

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