« de tout paysage garder intense la transe du passage … »
Aimé Césaire, Moi, Laminaire…
La démolition et la reconstruction programmée du Lycée Schœlcher suscitent un débat dans la population de la Martinique. Un collectif s’est constitué pour la sauvegarde de ce lycée en tant que patrimoine architectural et culturel de la Martinique. Qu’il y ait débat montre que la perception patrimoniale ne va pas de soi. Comme il y a une perception morale ou une perception esthétique, il y a une perception patrimoniale qui est évolutive et propre à chaque société. Pour certains, le lycée est un fleuron de l’architecture contemporaine dite « moderniste » qu’il faut conserver à tout prix. C’est le symbole de la mémoire de la construction de l’espace public, de la conquête du droit à l’éducation pour lesquels les familles martiniquaises se sont battues depuis deux siècles. Pour d’autres, le bâtiment est vieux, dangereux pour les usagers et ne comporte aucun intérêt esthétique particulier. Il y a bien là le signe d’un malaise, d’une interrogation face à la question de la perception patrimoniale. Quels obstacles empêchent de considérer le lycée comme faisant partie du patrimoine martiniquais ? A partir de quoi un « objet » devient patrimonial ? Quels en sont les critères ?
Le problème est beaucoup plus complexe que celui des normes parasismiques et de la dégradation du bâti. On peut se demander pourquoi a-t-on laissé un tel monument se dégrader depuis des décennies ? Pourquoi l’Etat, à l’époque en charge des lycées, n’a pas jugé bon de le classer « monument historique » ? Mieux, admettons que l’on ne puisse plus conserver ce bâtiment, que sa démolition intégrale soit absolument nécessaire. Pourquoi n’a-t-on pas proposé une reconstruction à l’identique ou au moins dans l’esprit de l’architecture de l’époque ? Comment est-il possible de restaurer d’autres bâtiments au moins en partie et pas celui-ci ?
Il semble bien que le problème posé par le Lycée Schœlcher soit emblématique d’une certaine incertitude dans la question de l’approche de la question patrimoniale dans notre pays. Le patrimoine engage l’identité d’une communauté, plus spécifiquement dans nos sociétés post-esclavagistes et post-coloniales. Il touche à l’émergence de l’identification et de l’acceptation du projet social d’une société et de son histoire. L’histoire de ce pays ne s’arrête pas en 1848. Le combat pour la défense des droits de l’Homme a trouvé son point d’acmé dans la revendication de l’école publique, gratuite et obligatoire. Ce projet politique a fait consensus social depuis le XIXe siècle, dans un affrontement féroce avec les forces réactionnaires de la colonie et de la métropole. Le lycée Victor Schœlcher est le symbole de cette histoire, il est devenu l’enjeu d’une conception du rapport au passé et par là même montre combien la question patrimoniale est un problème historique et politique.
En 1993, Myriam Cottias dénonçe une politique patrimoniale où le « passé est désincarné », où le choix des objets ethnographiques construit « une image charmante » et enfin où le patrimoine officiel était jugé faire « facilement oublier les principaux acteurs de l’histoire : les esclaves ». En 2000 Richard Price, lui aussi, note le processus de « folklorisation » par « fabrication d’exotisme », par « lessivage des réalités dont l’effet est d’obscurcir les relations de pouvoir ». Les choix actuels des « objets » patrimoniaux déterminent un rapport à la mémoire qu’il faut réhabiliter, sortir de l’oubli imposé par les politiques assimilationnistes.
Quand Ch. Chivallon (2006) présente ces phénomèmes de patrimonialisation dans les espaces de musée, elle décrit des stratégies qui d’une part tiennent au sujet du passé esclavagiste, le discours de la réparation et de la réhabilitation et qui d’autre part qui effacent la réalité historique et n’en font pas « l’élément central ni le soubassement de ces sociétés », se réfugiant dans le « langage froid de la description historique normée ». Pour autant, des ambitions de « sauvetage » culturel liées aux revendications identitaires et nationalistes ont surgi dès les années 1970 - 1980. Le patrimoine est alors devenu un marqueur identitaire.
Dans ce contexte, c’est surtout le patrimoine immatériel (ensemble des manifestations culturelles, traditionnelles et populaires, à savoir les créations collectives, émanant d’une communauté, fondées sur la tradition / Unesco) qui a été valorisé comme étant l’authentique trace laissée par « les principaux acteurs de l’histoire », la langue créole, les « traditions » culturelles (les danses, le carnaval, la cuisine, les contes, etc), le patrimoine naturel (la mangrove par exemple).
Le patrimoine matériel apparaissait dès lors comme patrimoine « officiel », produit par une société esclavagiste et post coloniale (les églises, les statues, les forts, les maisons dites coloniales, les habitations, les vestiges industriels, les distilleries, etc) et ne semblaient pas correspondre aux processus d’identification de la société à son passé. Il faut donc le travail inlassable d’institutions et d’associations pour conjuguer au présent la valeur patrimoniale de ces monuments et en faire des éléments de l’identité culturelle et visuelle des Martiniquais.
Aujourd’hui, les Martiniquais sont fiers des églises restaurées, des maisons inscrites ou des bâtiments prestigieux comme la bibliothèque Schœlcher ou le fort Saint-Louis et je ne crois pas que leur dynamitage ou leur déplacement serait accepté sans réaction, qui plus est dans le cadre de la politique du développement touristique. Mais avant de devenir patrimoine, ces monuments, ces lieux, ces expériences culturelles étaient des formes de vie, lesquelles se perpétuent comme patrimoine, devenant ainsi des formes de l’identité.
C’est que les éléments du patrimoine relèvent de la fabrication des « lieux de mémoire ».
En effet, il faut distinguer les faits patrimoniaux qui sont des éléments, des traces et des vestiges d’une époque, d’une activité économique, etc, des actions patrimoniales qui relèvent de la volonté d’une communauté à un moment donné, d’honorer une mémoire, de commémorer un fait, de réparer un oubli. Les « lieux de mémoire » ne sont pas des lieux géographiques, ce ne sont pas de simples réalités. Ce sont des nœuds invisibles de sens autour desquels s’articulent la construction des identités d’une société à travers le temps. Ainsi, l’entreprise de Pierre Nora qui invente cette notion en histoire (1984-1992) se voulait une autre conception de l’histoire proche de la déconstruction (Dérrida), de l’archéologie (Foucault) et la généalogie (Nietzsche). L’ambition est d’écrire une autre histoire de la nation en remplaçant celle des thèmes et des idées par celle d’une « dissection minutieuse » des objets, lieux et formules où s’est cristallisé le sentiment d’appartenance nationale. Dans notre contexte, le punch, le bel-air ou le rituel du Samedi Gloria deviennent des lieux de mémoire comme la bibliothèque Schœlcher et la cathédrale Saint-Louis. Le Lycée Schœlcher est un de nos lieux de mémoire.
Le patrimoine se construit donc dans un dialogue constant avec les membres d’une société qui reconnaissent appartenir à la même communauté d’émotion, de sentiments, de pensée, partageant les mêmes lieux et les mêmes expériences historiques. Le patrimoine est vivant, il parle aux hommes par le sens qu’il donne à la construction identitaire et au marquage des repères mémoriels essentiels à la vie d’une communauté. Il est chargé d’histoire, il répond à une fonction symbolique et politique. Il est à la croisée de l’histoire et de la politique, il est le lieu où la dimension symbolique de la réflexion historique rencontre celle de la réflexion politique. Les manifestations commémoratives, les projets d’urbanisme sur ce qui mérite d’être conservé, protégé et valorisé, témoignent de la fonction politique du patrimoine.
Néanmoins, les problématiques sur le patrimoine des sociétés post-esclavagistes sont spécifiques. Elles demandent une réévaluation et une adaptation critique. Le modèle européen ne peut en aucun cas être le prisme interprétatif ne serait-ce que par le « leurre chronologique » qu’il génère. Si l’on considère le patrimoine comme « l’ensemble de ce qu’une communauté reconnaît comme propriété identifiante, ce qu’elle entend protéger et transmettre » (J. C. Martin, 1998), alors souvent l’appropriation du patrimoine immatériel peut paraître plus conforme aux exigences de la construction identitaire. D’autant que dans notre contexte, cette approche patrimoniale se rattache aux problématiques articulées sur le dogme de l’oubli du passé comme condition d’intégration à l’ensemble français et par là-même le détournement des vestiges de l’époque post-esclavagiste comme les symboles de l’aliénation et de l’asservissement colonial qu’il faut absolument « raturer ». Le cas du Lycée Schœlcher ne permet-il pas à ce titre de proposer une réflexion patrimoniale renouvelée.
Il est nécessaire d’éclairer « cet objet lieu de mémoire » par un retour sur ce qu’il représente.
Le Lycée Victor Schœlcher est le lieu de la formation de milliers de Martiniquais. Il est le résultat du combat des hommes de gauche depuis les années 1870 qui voyait en l’éducation publique (et non privée) et laïque (et non-confessionnelle) l’accomplissement de la citoyenneté de 1848, de la révolution des droits universels menée depuis Toussaint Louverture et de l’accès par le mérite et non par la naissance ou par la couleur de la peau à l’ascension sociale et à l’égale dignité dans un pays gangrené par le racisme et les discriminations sociales. Le premier lycée de la Martinique fut créé à Saint-Pierre en 1881 puis transféré à Fort-de-France après l’éruption de la montagne Pelée. Mais dès 1901, les conseillers généraux du groupe des Républicains de gauche et des Socialistes demandaient au gouvernement et obtenaient (en 1902) la dénomination « Lycée Victor Schœlcher » en hommage au combat de l’abolitionniste mais aussi à l’homme du décret de 1848 sur l’éducation et au défenseur et au relais des républicains des Antilles au Sénat. Le lycée actuel, construit en 1936-1937, est le nouveau lycée « Victor Schœlcher ». Les Martiniquais l’ont reçu en héritage.
Le lycée est l’emblème d’une certaine instruction pour tous les Martiniquais, d’une conception certes classique, voire élitiste de l’enseignement, mais qui avait l’avantage de donner une possibilité réelle, dans le monde colonial et arbitraire, de se former et d’espérer accéder à l’émancipation de la conscience politique. Tout le monde ici a eu un enfant, un frère, une sœur, un cousin (ne), etc, qui est passé par le Lycée Schœlcher. Il appartient à tous les Martiniquais. Il fait donc partie de l’identité des Martiniquais : une identité visuelle et paysagère, le lycée semble un vaisseau à la conquête du monde au vent de la baie des Flamands, mais surtout une identité éducative, symbolique et culturelle. L’enjeu est donc de taille.
En démolissant l’actuel lycée et en reconstruisant un bâtiment qui n’a rien à voir avec l’esprit de l’architecture de l’époque, la valeur patrimoniale est ignorée, pire, raturée. Il ne s’agit pas seulement de résoudre un problème de vétusté et d’absence de conformité aux normes actuelles parasismiques et bioclimatiques. Cela s’apparente plutôt à une volonté d’effacer une certaine mémoire, une certaine histoire, celle de l’émancipation par « l’éducation des humanités » et certaines valeurs et principes dont celui de la fidélité et de la filiation, depuis Toussaint Louverture jusqu’à Aimé Césaire en passant par Victor Schœlcher. S’attaquer à ce lieu d’expression d’un espace public et de la revendication de l’application des droits républicains, c’est méconnaître ces mêmes exigences des esclaves en 1789, 1791, 1793, 1802, 1830, 1848 à Saint-Domingue, en Guadeloupe et en Martinique.
On peut entrer dans la modernité en assumant sereinement son passé, tout son passé ou alors on peut faire table rase du passé et réécrire une nouvelle histoire faisant fi des exigences d’honnêteté historique. Une nouvelle forme de résistance patrimoniale, culturelle et politique doit s’affirmer contre les politiques de l’oubli et d’instrumentalisation de l’histoire.
Elle nécessite de prendre en compte une politique globale de sauvegarde de l’ensemble des faits patrimoniaux. Il apparaît alors que l’action patrimoniale touche au cœur de la définition de ce qui fait notre identité et de l’action politique. L’action patrimoniale peut devenir le paradigme de l’action politique comme l’a été l’action culturelle. Cela suppose une éducation, un travail de la perception patrimoniale liée à la reconnaissance partagée de critères déterminants et au fondement d’une conception éthique pour la promotion de l’identité martiniquaise.
Cette politique patrimoniale martiniquaise doit permettre de considérer les actions et les faits patrimoniaux certes comme des héritages du passé à préserver et à transmettre mais aussi et surtout comme des « promesses d’avenir » pour les générations futures. Il faut revenir à Aimé Césaire, prophétique et visionnaire, pour qui seules les perceptions de la transmission et du passage font des hommes les témoins et les porteurs d’espérance pour l’avenir.
Elisabeth Landi,
Agrégée d’Histoire.
Professeur de Chaire Supérieure.
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