Une fois de plus, la lecture
de L’histoire refoulée, qui reprend la thèse de l’historien israélien Zeev Sternhell sur le
fascisme français, nous convainc de
sa pertinence. Non, Vichy n’a pas été une parenthèse. Oui, son régime s’inscrit
bien dans une continuité qui remonte au 19e siècle et à une
tradition, celle des anti-lumières. Demeure cependant la question :
comment expliquer sa faible résonnance dans l’historiographie française, alors
que les historiens anglo-américains explorent toujours dans cette direction,
ainsi qu’en attestent notamment leurs contributions dans cet ouvrage collectif ?
Par
Sonia Combe
A propos de : Zeev
Sternhell [dir.], L’histoire refoulée. La Rocque, Les Croix de
feu et le fascisme français, Le
Cerf, 2019, 384 p.
Cette recension est d'abord parue dans la revue en ligne En attendant Nadeau, numéro 86, 15/09/2019 : Une guerre de trente ans - En attendant
Nadeauhttps://www.en-attendant-nadeau.fr › vichy-guerre-trente-ans-sternhell
Nous remercions la revue d'autoriser le CVUH à reproduire cet article.
On trouvera partiellement la
réponse dans l’introduction rédigée non par des historiens mais par des
politistes (Didier Leschi et Laurent Kestel), nous y reviendrons, avant qu’ils
cèdent la parole à Zeev Sternhell.
Rappelons brièvement la
longue durée de la controverse qui oppose depuis plus de trente ans le
chercheur israélien au bloc soudé des historiens français sur Vichy. Il ne
s’agissait pas seulement de savoir ce qui s’était réellement passé entre 1940
et 1944, les faits avaient fini – tant bien que mal – par être établis et
continuent à l’être, mais de leur interprétation et, surtout, du pourquoi et du
comment de la débâcle intellectuelle et morale que représenta le régime de
Vichy.
Au sortir de la guerre,
dans leur désir de réconcilier le pays avec lui-même, des historiens allaient
soutenir que les groupes de la droite autoritaire, nationaliste et
anti-démocratique des années 1930 n’avaient été que marginaux, peu sérieux,
insignifiants pour tout dire. C’est ainsi que furent en effet présentés les
compagnons du colonel La Roque et les Croix de feu. La défaite de 1940 aurait
finalement été une « divine surprise » pour ces soi-disant « groupuscules »
(qui comprirent pourtant plus d’un million d’adhérents à leur apogée). En
somme, rien ou si peu dans le terreau français n’aurait préparé au régime de
Vichy, tombé en quelque sorte du ciel. Cette thèse lénifiante avait trouvé son
idéologue en l’historien René Rémond et l’invention dans son ouvrage publié en
1954 de ses trois droites (« la trinité du légitimisme, de l’orléanisme et
du bonapartisme »), toutes trois par
nature allergiques au fascisme. Comment expliquer dès lors que la République
soit tombée « comme un château de cartes » ?
Après que le chercheur
américain Robert Paxton eût exposé dans La
France de Vichy (1973) la célérité avec laquelle le régime de Pétain avait accepté
la collaboration, dans Ni droite, ni
gauche, l’idéologie fasciste en France (1983), Zeev Sternhell allait
s’efforcer de mettre en évidence la montée en puissance de
l’anti-parlementarisme et le « long travail de sape de la démocratie
française » contre les Lumières tout au long du demi-siècle qui précéda
1940. Selon lui, « la facilité et le naturel avec lequel cette politique
[i.e. la collaboration] fut acceptée dans tous les secteurs de la vie sociale,
dans la fonction publique, l’administration, l’enseignement depuis l’école
primaire jusqu’au Collège de France, ne prouvaient-ils pas qu’elle s’appuyait
sur une longue tradition française non moins authentique et non moins présente
et enracinée que la tradition démocratique et libérale ? »
Dans une contribution
conséquente du présent ouvrage, Zeev Sternhell introduit la perspective
comparative pour mieux comprendre la France de l’après-guerre. Partout dit-il,
en Allemagne comme en Italie et en France, on assiste au « déploiement
d’une vaste campagne de refoulement et d’apologie ». De Friedrich Meinecke
à Ernst Nolte, lequel rendit Staline responsable de Hitler, en Allemagne, à
Benedetto Croce pour lequel l’Italie, « pays de liberté [qui] aurait été
pris en otage par une bande de malfaiteurs », le chemin est le même que
celui qui conduisit en France de Robert Aron, premier historien de Vichy, à
René Rémond. Dans chaque pays il allait se trouver des historiens pour voler au
secours de la patrie, relativiser ses crimes et tergiverser sur ses errements. En
ce sens, le cas français n’est pas unique. En revanche, la guerre contre les
Lumières dans le pays qui les vit naître, l’est.
Balayer l’idée pieuse d’une
droite française imperméable au fascisme revenait donc à mettre à mal le roman
national élaboré par l’école française sur Vichy. Il serait faux de croire que
nul ne l’avait mis en doute auparavant. Ainsi Robert Mandrou, un disciple de
Lucien Febvre, devait-il relever l’inconsistance de la thèse des trois droites
de René Rémond dans les Annales en
1955, mais il se trompa lourdement en l’exécutant hâtivement au prétexte qu’on
allait bien vite l’oublier… Las, si on ne l’oublia pas, c’est parce qu’apportant
de l’eau au moulin de l’exonération de la droite française et, partant, du
gouvernement de Vichy, elle correspondait à ce que voulaient entendre les hommes
politiques comme la société, et quoique les historiens soient supposés résister
à l’air du temps, il leur arrive d’y succomber. René Rémond avait vu juste. Il
fit école avec d’autant plus de succès que de la rue Saint Guillaume à la
Sorbonne en passant par l’université de Nanterre, il cumula rapidement tous les
pouvoirs ou presque dans les lieux où était professée l’histoire contemporaine,
pour finir à l’Académie (L’Académie et non le Collège de France, ainsi que le
fait judicieusement remarquer Sternhell).
Les mœurs du milieu
Sternhell dévoile dans cet
ouvrage le retournement de son éditeur, Michel Winock, à la suite de la
publication en 1983 de son livre Ni
Droite ni Gauche : l’idéologie fasciste en France :
« Soudain, sans crier gare, quelques semaines plus tard [après la sortie
du livre, ndr], le ton change et mon éditeur, qui enseigne aussi à Sciences Po,
où après la mort de Jean Touchard règne René Rémond, lance une attaque globale
contre son propre auteur, phénomène sans précédent dans l’édition française. »
Il est fréquent que les historiens étrangers soient mal reçus lorsqu’ils butinent
sur les plates-bandes de l’historien national. Les historiens français n’ont
pas l’apanage de ce réflexe provincial. Récemment, le spécialiste du nazisme, Christian
Ingrao, à qui était posée dans une émission de France-Culture la question de la
réception de ses recherches en Allemagne, mentionnait l’indifférence de ses
collègues allemands. Mais le plus souvent ce n’est pas l’indifférence qui
accueille l’historien venu d’ailleurs et qui ose se mêler de l’histoire de la France
au risque de prendre ses distances du discours dominant, c’est la controverse
sans gant. On notera au passage que même lorsqu’ils traitent d’un objet aussi
peu chargé d’enjeux que le pain, ainsi que le relate le chercheur américain Steven
Kaplan dans La France et son pain :
histoire d’une passion [1],
ils sont la cible de leurs collègues français. Mais gare à celui ou celle qui
ose mettre le doigt là où l’histoire fait mal ! Histoire ancienne dont
personne n’aime se souvenir, la réception du premier ouvrage de Paxton déjà
mentionnée est connue : la basse besogne, consistant à décocher « la
flèche assassine » contre le chercheur américain revint à un jeune
chercheur qui allait faire carrière à Sciences-Po[2].
Foin de la politesse académique, les arguments les plus bas peuvent être
utilisés. Dans certain cas, le chercheur étranger ne comprendrait pas les subtilités
des archives françaises, ou consulterait les « mauvais » documents (sic !),
dans d’autres cas, comme dans celui précisément de Sternhell, une trop grande
proximité avec le sujet l’empêcherait d’être impartial[3].
Ceci n’est pas sans rappeler l’historien allemand Martin Broszat reprochant à l’historien
du génocide juif, Saul Friedlaender, de ne pouvoir juger le régime nazi puisqu’il
en avait été une victime (On devait découvrir après la mort de Broszat que
lui-même avait été membre du parti hitlérien, le NSDAP, gage sans doute de son
impartialité)[4].
C’est peu ou prou ce qui
passe en France, le comble étant que des historiens français ont pu, dit
Sternhell, s’arroger une supériorité sur lui pour avoir été témoin de la
période de Vichy ! Mais alors, se demande le chercheur israélien, s’ils
furent contemporains de la période, comment les partisans de René Rémond et
Rémond lui-même, avaient-ils pu oublier que le best seller de l’Occupation, Les
Décombres, de Lucien Rebatet, cet « appel au meurtre de la
‘juiverie’ » s’était vendu à près de 200 000 exemplaires à l’été 1942, ou
encore que le film de propagande antisémite nazi Le Juif Süss, projeté jusqu’en 1944, avait pu avoir un million de
téléspectateurs ? Prompts par ailleurs à délégitimer le témoin qui,
n’étant pas auréolé d’un titre scolaire, ne saurait être objectif, ces mêmes
historiens s’arrogeaient cette vertu première de la discipline.
On aurait pu croire la
controverse close, René Rémond n’étant plus de ce monde et une nouvelle
génération ayant pris la relève. Ce serait faux. Dans un bel élan de loyauté
assorti de bénéfices (pas que) symboliques ou secondaires, les élèves des
« maitres » deviennent généralement leurs épigones. La belle revue sur
papier glacé qu’est L’Histoire leur
sert volontiers de relais auprès du grand public éclairé, vulgarisant leurs
écrits qui, à vrai dire, n’ont guère besoin de l’être tant ils sont limpides. Le
discours de Rémond est donc encore hégémonique. Ou, plus exactement, et pour
être honnête, si on ne le reprend pas à son compte, on le contourne. Bien qu’il
ne le mentionne pas, il n’aura pas échappé à Zeev Sternhell, que dix ans après
la sortie de Ni gauche ni droite,
comme si son livre n’avait pas existé, le directeur de l’IHTP, laboratoire du
CNRS, en charge de l’histoire contemporaine, allait proclamer à son tour que
l’Occupation aurait pris une « place démesurée dans l’histoire nationale »,
qu’elle tournerait « à l’obsession » car les Français se sentiraient
coupables de leur attitude durant la dernière guerre. Dénonçant un « judéo-centrisme
aux effets pervers », il affirmait qu’on aurait fini par oublier
« les attitudes empreintes de courage, voire d’héroïsme qui furent plus
nombreuses qu’on ne le croit ». S’interdisant toute référence aux
antécédents de ce Vichy «tombé du ciel », l’essai était émaillé de
platitudes, ainsi : « On oublie parfois que les crimes majeurs de
l’époque, à commencer par l’extermination des Juifs furent prémédités par les
nazis et non par Vichy ». [5]
L’un des récents efforts du
refoulement et de défense de l’honneur national, relevé par Sternhell, sera le
livre de Pierre Laborie au titre agressif Le
chagrin et le venin (2015). Ce dernier se voulait une réfutation globale du
film documentaire de Marcel Ophuls, Le
chagrin et la pitié (1969), coupable d’avoir produit une
« vulgate », celle d’une résistance qui aurait été minoritaire en France.
Il faut dire que Laborie englobe sous le terme de résistance « une
multitude de petits gestes imperceptibles », qui furent sans aucun doute
une réalité, les occupants d’un pays étant rarement aimés, mais ne pas dénoncer
des Juifs ou des résistants n’est pas vraiment un acte de résistance, fut-il,
comme on l’espère, le comportement dominant. La démarche conciliatrice, qui
vise à réhabiliter la société française, peut d’ailleurs être interprétée comme
une atteinte à la mémoire des vrais résistants. Mais de cela l’historien n’en a
cure car il veut affirmer que la France méritait de siéger parmi les puissances
victorieuses qui contraignirent l’Allemagne à la capitulation…
La Chagrin et le venin faisait écho à
l’entreprise un an plus tôt de l’équipe Serge Bernstein - Jean-Noël Jeanneney -
Michel Winock qui continuait à alimenter le mythe français déconstruit par
Sternhell. Dans l’introduction à l’ouvrage collectif Fascisme Français ? La controverse, dirigé par Serge Berstein
et Michel Winock[6], Jean-Noël
Jeanneney parle d’un « réflexe de fierté égratigné » et n’hésite pas
à déclarer vouloir résister à la « tentation d’une sorte de masochisme
national appliqué au passé de la France ». Cela en est presque touchant.
Voilà l’historien encore et toujours « prêtre et soldat au service d’une
nation sacralisée » (Steven Englund). Adepte irréductible de la
réconciliation, Jeanneney n’avait-il pas proposé en 2018 l’inscription sur le
livre des commémorations nationales de l’écrivain antisémite Maurras ? Seraient-ils
désormais à la retraite que le triumvirat n’en aura pas moins formé la
génération suivante soucieuse de son avenir académique sur lequel ils ont
encore quelque influence (Dans un étonnant « Que sais-je » sur Le métier d’historien, Guy Thuillier et
Jean Tulard relevaient que, dans la discipline historienne, les ouvrages
« à contre courant » étaient rarissimes et le penser conforme,
« largement pratiqué »...). Ce qui explique que si, d’un côté, Vichy
continue à être exploré, ainsi, par exemple, les travaux de Laurent Joly, de
l’autre côté, à notre connaissance, nul ne se risque à remettre frontalement en
cause le discours encore propagé par le triumvirat cité plus haut.
Hormis les politistes, qui
échappent au contrôle de la corporation. On se souvient que lorsque l’historien
berlinois, Ernst Nolte, rendit publique au milieu des années 1980 sa thèse de
l’antériorité du goulag sur Auschwitz, ce n’est pas un historien qui monta au
créneau pour dénoncer la relativisation des crimes du 3e Reich qui
en découlait, mais le philosophe et sociologue, Jürgen Habermas. Ainsi fut
lancé le fameux Historikerstreit en
1985 qui, pour l’heure, tient encore lieu de boussole en Allemagne. En France, comme
le rappellent dans leur introduction Didier Leschi et Laurent Kestel, c’est un
politiste, Michel Dobry, spécialiste des crises politiques, qui joua ce rôle. Contre
les tenants de la thèse qu’il nomma « immunitaire », Dobry procéda à
une déconstruction méthodique de ses présupposés intellectuels, notamment sur
la finalité des classements en sciences sociales réductrice de la complexité
des objets (1989)[7]. Quoique
fortement titré lui-aussi et enseignant à la Sorbonne, il fut snobé par ses
pairs, mais peut-être, fut-ce l’inverse : ils ne se seraient tout
simplement pas sentis de taille à dialoguer avec lui. Intellectuel intransigeant,
Michel Dobry est connu pour ne faire aucune concession à la pensée commune et
débusquer les composantes idéologiques dissimulées à l’arrière-plan. Mais lorsque
Gérard Noiriel, un historien cette fois, publia un peu plus tard Les origines républicaines de Vichy
(1996), il subit le même mépris : de quoi se mêlait, figurez-vous, un
spécialiste de l’immigration en France dans l’entre-deux-guerres ? On se permettra
de rappeler ici la campagne contre une historienne férue d’archives qui publia
un pavé sur la collaboration du patronat français, la guerre au communisme
justifiant la collaboration avec l’Allemagne nazie. Il s’en suivit une indignation
collective hors du commun et l’argument le plus vulgaire fut opposé à Annie
Lacroix-Riz : cette héritière des papiers Riz-Lacroix - ce qu’elle n’était
en rien – n’aurait-elle pas réglé ses comptes avec son milieu d’origine ?[8]
On notera à ce sujet que l’historien
des idées, Zeev Sternhell, n’évoque que brièvement le rôle des élites
économiques, lequel est davantage traité dans les contributions de Didier
Leschi et Laurent Kestel à partir de leurs travaux sur La Roque et les Croix de
feu. Il faudrait aussi mentionner les articles des quatre historiens
anglophones qui traitent, avec la distance que permet leur position
d’extériorité, d’autres aspects peu étudiés par les historiens français, souvent
pour les raisons que nous venons d’évoquer. On terminera par un éloge à la
langue de Sternhell qui écrit directement en français. Un style direct et sans
concession, jubilatoire et implacable.
[1] Albin Michel, 2010.
[2] Dans Le Monde du 12 août
2008, Thomas Wieder parle de la « flèche assassine » décochée contre
Paxton par Alain-Gérard Slama.
[3] Ainsi Serge Bernstein dans l’ouvrage cité plus bas.
[4] Il faut d’ailleurs admettre qu’avec L’Etat Hitlérien (1969) Brozsat avait accompli un vrai travail de
connaisseur. Ce fut plus tard qu’il dérapa, lorsqu’il se lança dans une
croisade pour « contextualiser » (i.e. désidéologiser) le 3e
Reich. C’est souvent sur le tard que les historiens sont ressaisis par l’amour
de la patrie…
[5] Henry Rousso, Eric Conan, Vichy,
un passé qui ne passe pas, Fayard, 1994
[6] CNRS éditions, 2014.
[7] « Février 1934 et la découverte de l’allergie de la société
française à la ‘Révolution fasciste », Revue
française de sociologie, 1989, n°3/4. Voir également « Penser-classer, Genèse, 2005/2.
[8] Industriels et banquiers
français sous l’Occupation, Armand Colin 1999.
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