Lors d’un voyage universitaire en Algérie, l’historienne a rencontré par hasard l’une des porteuses de valises du FLN, évadée de la Roquette en 1961. L’occasion de réfléchir aux difficultés des colonisés ou des femmes à laisser une trace dans l’histoire.
Tribune. Les traces de la colonisation
sont infinies et parfois à l’origine de surprenantes rencontres. Au
cours d’un voyage universitaire où je présentais mes travaux sur la
liberté - périple organisé par l’Institut français d’Alger - revenant
d’Annaba (Hippone, Bône), me dirigeant sur Batna, ville dont le
pénitencier militaire de Lambèse fut construit et occupé par les
transportés de 1848, j’y ai rencontré, par un pur hasard, l’une des
évadées de la prison de la Roquette en février 1961. Ses souvenirs
étaient intacts. Elle me raconta, en me présentant sa fausse carte
d’identité, comment le réseau de Denis Berger, (mon compagnon décédé
en 2013, chargé par la résistance algérienne des évasions), lui avait
fourni ses papiers et sa «planque» à Paris où elle trouva refuge avant
sa mise en sécurité en Allemagne. Elles étaient six, dont
trois Algériennes qui, dès la guerre terminée, furent contraintes de
rentrer dans l’anonymat. Ces insurgées, ainsi que bon nombre de leurs
congénères, résistant·e·s de l’intérieur, furent oublié·e·s, comme l’ont
été les «héros» de la révolution de 1848, «transporté·e·s» après la
répression de juin 1848 en Algérie et après le coup d'État de
Napoléon III, en 1851 - tel fut le sort de la féministe socialiste
Pauline Roland, «femme de 1848», qui protesta à nouveau contre ce nouvel
ordre antirépublicain. Étonnante résonance entre Batna et 1848. Étonnante résurgence d’un passé oublié dont le site de Timgad, tout près
de là, conserve les traces. Sur une colonne romaine, couchée, on peut
lire, soigneusement gravé en lettres lisibles «Les transportés de 1848».
Cette rencontre inouïe dont l’effet émotionnel fut parfaitement saisi par les auditeurs, raviva les mémoires des insurgées de 1848 en même temps que celles des résistances algériennes. Ce moment participe de l’actualité discontinue du passé qui fait l’histoire. Les participants découvraient avec moi, dans leur ville, l’existence d’une héroïne de la lutte de libération nationale. Moment salutaire en ces temps d’oubli du passé généralisé, au cœur d’une actualité politique algérienne indéchiffrable, en proie aux manœuvres de toutes sortes dans l’ombre des pouvoirs en place dans une Algérie où la population est profondément politisée mais, en l’état, sans avenir apparent. L’ensemble se révéla au cours d’un débat sur la liberté. Les interventions des participants croisaient allègrement les promesses de la Révolution française avec les effets indélébiles d’une colonisation toujours à vif. La quête de liberté, chère aux insurgés de 1848, faisait écho aux expériences de résistances sans cesse renouvelées sur le long temps de la présence coloniale. Comment ne pas imaginer un récit commun de cette histoire oubliée !
En France, dans l’actualité des réformes des programmes constamment remis sur le métier, il serait grand temps de rompre avec la distillation parcimonieuse des matières à options en envisageant d’aborder, sans regimber, l’histoire réelle de la colonisation. Il ne suffit pas de mentionner le fait colonial, mais de rompre définitivement ce long silence ponctué de tentatives désastreuses d’enseigner «les effets positifs de la colonisation» (raison pour laquelle nous fondions, en 2005, le Comité de vigilance face aux usages publics de l’histoire, le CVUH). Rompre le silence, n’est pas l’équivalent d’un prêche pour une réconciliation des mémoires (les mémoires ne se commandent pas !), mais implique de mettre au jour les multiples faits de résistances qui n’ont cessé de ponctuer le temps colonial. Car il ne suffit pas de réhabiliter «les victimes», encore faut-il rendre compte d’une conflictualité dans le temps long des insurrections et des résistances. En effet, quel que soit son âge, l’élève a besoin de référence positive à laquelle il peut s’identifier. Les femmes en savent quelque chose, elles qui cherchèrent si longtemps en France les traces de leurs ancêtres au féminin dans les manuels d’histoire (1). Or, ici, les années de silence ne peuvent être compensées par la reconnaissance tardive et sélective des morts sous la torture. En particulier, les héritiers des victimes du 17 octobre 1961 - événement à propos duquel on a tant tardé à dévoiler la part maudite de la police française et donc de l’État - réclament la reconnaissance d’un combat juste. Comment ont-ils pu réagir aux déclarations récentes d’Emmanuel Macron sur la vérité de la mort de Maurice Audin ? Combien sont-ils encore à attendre ce dévoilement si parcimonieux ? Des milliers selon les historiens. Avant eux, Jean-Luc Einaudi, peu apprécié par l’Académie, avait révélé la pratique «illégale» de l’armée française. La mémoire du passé, on le sait, est moteur d’histoire ; rendre accessible et visible les stigmates de celui-ci est de la responsabilité de tous pour éviter de nourrir les ressentiments. Or, si nous voulons accorder justice à tous ceux et celles qui attendent en vain une prise en compte de leur histoire, c’est-à-dire la nôtre, il serait bon de réviser l’esprit des programmes scolaires qui relègue à la marge cette part éminemment nationale du passé.
Longtemps oubliées les femmes ont retrouvé, en partie, le chemin de l’histoire sans avoir obtenu la reconnaissance qui leur est due. Mais il est vrai que mêler héroïnes algériennes et françaises, telles qu’elles résistèrent ensemble, tisserait un trait d’égalité historique qui remettrait en cause une domination qui sévit partout dans le monde. Mais ne serait-ce pas le dernier pas à franchir afin de briser définitivement cet héritage «de deux siècles d’illusions et de mensonges» pour reprendre un constat justement formulé par Jacques Derrida dans Spectres de Marx ?
(1) À titre d’exemple : la revue l’Histoire me fit écrire trois fois le même article dans des temps différents. La candidature de Jeanne Deroin aux élections partielles de 1849 fit ainsi l’objet du presque même texte à trois reprises. La rédactrice en chef argumentant qu’on ne cessait de l’oublier. Sans doute en vue de rompre avec cette tradition d’oubli, en 2014, le ministère de la Recherche prit l’initiative de m’inscrire sur le tableau de promu·e·s à la Légion d’honneur ; je m’empressai de décliner cet honneur qui au cours des années démontra combien cette distinction, mise au service du monde politique, fut distribuée sans retenue, en fonction des enjeux du moment, de Kadhafi au chanteur en vogue. Voir, à ce propos, la Légion d’honneur attribuée immédiatement après la reconnaissance de la mort sous la torture de Maurice Audin à un collectif de Harkis. Reconnaissance si tardive qu’elle en devient humiliante pour les intéressés.
Cette rencontre inouïe dont l’effet émotionnel fut parfaitement saisi par les auditeurs, raviva les mémoires des insurgées de 1848 en même temps que celles des résistances algériennes. Ce moment participe de l’actualité discontinue du passé qui fait l’histoire. Les participants découvraient avec moi, dans leur ville, l’existence d’une héroïne de la lutte de libération nationale. Moment salutaire en ces temps d’oubli du passé généralisé, au cœur d’une actualité politique algérienne indéchiffrable, en proie aux manœuvres de toutes sortes dans l’ombre des pouvoirs en place dans une Algérie où la population est profondément politisée mais, en l’état, sans avenir apparent. L’ensemble se révéla au cours d’un débat sur la liberté. Les interventions des participants croisaient allègrement les promesses de la Révolution française avec les effets indélébiles d’une colonisation toujours à vif. La quête de liberté, chère aux insurgés de 1848, faisait écho aux expériences de résistances sans cesse renouvelées sur le long temps de la présence coloniale. Comment ne pas imaginer un récit commun de cette histoire oubliée !
En France, dans l’actualité des réformes des programmes constamment remis sur le métier, il serait grand temps de rompre avec la distillation parcimonieuse des matières à options en envisageant d’aborder, sans regimber, l’histoire réelle de la colonisation. Il ne suffit pas de mentionner le fait colonial, mais de rompre définitivement ce long silence ponctué de tentatives désastreuses d’enseigner «les effets positifs de la colonisation» (raison pour laquelle nous fondions, en 2005, le Comité de vigilance face aux usages publics de l’histoire, le CVUH). Rompre le silence, n’est pas l’équivalent d’un prêche pour une réconciliation des mémoires (les mémoires ne se commandent pas !), mais implique de mettre au jour les multiples faits de résistances qui n’ont cessé de ponctuer le temps colonial. Car il ne suffit pas de réhabiliter «les victimes», encore faut-il rendre compte d’une conflictualité dans le temps long des insurrections et des résistances. En effet, quel que soit son âge, l’élève a besoin de référence positive à laquelle il peut s’identifier. Les femmes en savent quelque chose, elles qui cherchèrent si longtemps en France les traces de leurs ancêtres au féminin dans les manuels d’histoire (1). Or, ici, les années de silence ne peuvent être compensées par la reconnaissance tardive et sélective des morts sous la torture. En particulier, les héritiers des victimes du 17 octobre 1961 - événement à propos duquel on a tant tardé à dévoiler la part maudite de la police française et donc de l’État - réclament la reconnaissance d’un combat juste. Comment ont-ils pu réagir aux déclarations récentes d’Emmanuel Macron sur la vérité de la mort de Maurice Audin ? Combien sont-ils encore à attendre ce dévoilement si parcimonieux ? Des milliers selon les historiens. Avant eux, Jean-Luc Einaudi, peu apprécié par l’Académie, avait révélé la pratique «illégale» de l’armée française. La mémoire du passé, on le sait, est moteur d’histoire ; rendre accessible et visible les stigmates de celui-ci est de la responsabilité de tous pour éviter de nourrir les ressentiments. Or, si nous voulons accorder justice à tous ceux et celles qui attendent en vain une prise en compte de leur histoire, c’est-à-dire la nôtre, il serait bon de réviser l’esprit des programmes scolaires qui relègue à la marge cette part éminemment nationale du passé.
Longtemps oubliées les femmes ont retrouvé, en partie, le chemin de l’histoire sans avoir obtenu la reconnaissance qui leur est due. Mais il est vrai que mêler héroïnes algériennes et françaises, telles qu’elles résistèrent ensemble, tisserait un trait d’égalité historique qui remettrait en cause une domination qui sévit partout dans le monde. Mais ne serait-ce pas le dernier pas à franchir afin de briser définitivement cet héritage «de deux siècles d’illusions et de mensonges» pour reprendre un constat justement formulé par Jacques Derrida dans Spectres de Marx ?
(1) À titre d’exemple : la revue l’Histoire me fit écrire trois fois le même article dans des temps différents. La candidature de Jeanne Deroin aux élections partielles de 1849 fit ainsi l’objet du presque même texte à trois reprises. La rédactrice en chef argumentant qu’on ne cessait de l’oublier. Sans doute en vue de rompre avec cette tradition d’oubli, en 2014, le ministère de la Recherche prit l’initiative de m’inscrire sur le tableau de promu·e·s à la Légion d’honneur ; je m’empressai de décliner cet honneur qui au cours des années démontra combien cette distinction, mise au service du monde politique, fut distribuée sans retenue, en fonction des enjeux du moment, de Kadhafi au chanteur en vogue. Voir, à ce propos, la Légion d’honneur attribuée immédiatement après la reconnaissance de la mort sous la torture de Maurice Audin à un collectif de Harkis. Reconnaissance si tardive qu’elle en devient humiliante pour les intéressés.
Michèle Riot-Sarcey
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