Interview publiée dans le numéro du 28 février 2018.
Vous
défendez l’idée que les individus et les collectifs ont toujours puisé
dans le passé la force d’agir. Qu’entendez-vous par là ?
Depuis
des temps immémoriaux, le passé ne cesse de resurgir dans le présent.
Pas de manière nostalgique, mais comme une référence le plus souvent
porteuse d’espoir. Un moteur d’action. Car ces remémorations individuelles ou collectives – bien différentes des commémorations qui, elles, figent le passé à jamais et laissent de côté les les expériences inabouties - permettent
aux citoyens de retrouver l’étincelle des expériences enfouies. Encore
récemment, des mouvements comme Nuit Debout ou le Printemps arabe en ont
donné l’exemple. En 2011, quand la vague de protestation née en Tunisie
s’est propagée à d’autres pays, j’ai été étonnée de constater combien
était active – y compris de manière inconsciente – la référence au
Printemps des peuples. En effet, on retrouve dans ces soulèvements
populaires cette liberté « vraie » qui était présente en germe dans les
révolutions européennes de 1848. Ce principe, cette idée, a pris sens
dans ce moment exceptionnel et éphémère. Les acteurs de Nuit Debout ont
cherché, quant à eux, à suspendre le temps, faisant ainsi écho aux
révolutionnaires de Juillet 1830 qui auraient, a-t-on écrit, tiré sur
les horloges pour arrêter le temps, afin d’immortaliser le moment. En
actualisant des principes comme la liberté ou la démocratie, les « insurgé.es » se réapproprient des événements restés jusqu’alors inachevés ou incompris. Ces références permettent de faire revivre des idées qui avaient été refoulées.
Comment ces épisodes, parfois oubliés, en viennent-ils à s’immiscer dans le présent ?
Le
plus souvent, cette remémoration est soudaine et spontanée. Elle surgit
au détour d’une manifestation, d’un film, d’un débat, d’une lecture que
l’on n’avait pas comprise, d’un cours dont on avait pas saisi la
portée… La Recherche du temps perdu illustre
assez bien ce processus de surgissement du passé : à la manière de la
madeleine de Proust, sans savoir pourquoi, soudainement émergent des
fragments du passé qui restaient tapis dans les mémoires. En
psychanalyse, le processus analytique démontre bien lui aussi comment
l’individu est agi par son inconscient, dans un mouvement qui le
dépasse. Corriger le présent exige de sa part de saisir le refoulement
qui bloque l’action. C’est
ce que firent, en 1924, des membres du parlement italien lorsqu’ils
décidèrent de faire sécession sur l’Aventin, l’une des sept collines de
Rome, pour protester contre la naissance du régime fasciste. Par ce
geste, ils ont réactivé une expérience révolutionnaire datant du Ve siècle avant notre ère, sans chercher à l’imiter : pendant l’Antiquité, la plèbe s’était retirée plusieurs fois sur l’Aventin pour obtenir la reconnaissance de ses droits.
Quels sont les contextes les plus propices à ce surgissement ?
Le
passé réapparaît dans des moments de crise, de conflit, de tension.
Pendant la Révolution française, bien sûr, qui se nourrit de la société
des Anciens pour « ouvrir la voie à l’impossible », selon l’expression d’Edgar Quinet. « Il faut que le peuple ranime son
énergie au souvenir de Lacédémone et d’Athènes », explique Robespierre
en août 1793. Comme nombre d’orateurs, ce dernier invoque les idéaux de
l’Antiquité grecque et romaine. Concrètement, il propose par exemple à
la Convention un plan d’éducation qui fait référence au modèle
spartiate, marqué par une discipline austère dans les pensionnats pour
filles et garçons qui vise à former « une race renouvelée ». Cette
référence à l’antique permet d’interrompre le fil d’une longue histoire
royale et de ranimer le feu révolutionnaire. A son tour, Mai-68 convoquera les souvenirs de la Commune, du Front populaire ou de la Seconde guerre mondiale face au « vertige de l’inédit ». Tandis que le philosophe Raymond Aron crée des parallèles historiques pour disqualifier le présent dans La Révolution introuvable, d’autres font revivre le passé. Le 10 mai, on entend ce cri : « C’est la revanche de la Commune ! » Et sur les murs de la Sorbonne, on peut lire : « Vive la Commune ».
On se réfère aussi au passé dans des moments tragiques…
Dans
les temps d’incertitude, la référence au passé vient combler un manque,
parfois conjurer une angoisse. C’est pour cela qu’il refait surface par
exemple à l’époque de la famine dans l’Irlande du milieu du XIXe siècle, comme au cours de la séquence de déstabilisation politique et de fragilité économique qu’a connue Florence au XIVe siècle. Le passé est aussi présent au fond de l’abîme des camps de concentration. Ainsi dans Si c’est un homme, Primo Levi se réfère à L’Enfer de
Dante, dans lequel Ulysse fait le récit de sa propre fin. Ce n’est pas
qu’un miroir de l’enfer concentrationnaire, mais surtout un un acte de remémoration qui éclaire l’inacceptable autant que l’inconcevable, et intervient comme un sauvetage.
Il
existe également des usages très critiquables du passé, des manières de
l’instrumentaliser pour légitimer une cause, n’est-ce pas ?
La
survenue d’un événement incite toujours les commentateurs, les
analystes ou les acteurs qui en sont les contemporains à se tourner vers
le passé. À l’évidence, la pensée a besoin de ce support pour
s’orienter dans le présent. Mais il n’est pas rare que le passé soit
alors reconstruit, mythifié, idéalisé, instrumentalisé. Dans certains
cas, il tient lieu de modèle. L’exemplum antique est une forme de récit
qui repose sur une anecdote autour d’une situation-type, comme la
modestie de Cincinnatus, le patriotisme de Decius ou la loyauté de
Régulus, laquelle fonctionne à la manière d’un mythe et a pour mission
de guider les comportements humains. Mais se référer au passé, c’est
aussi inscrire un moment dans une tradition qui fait fi des aspérités
propres à la marche de l’histoire : le discours républicain idéalise
ainsi l’idéal civique de l’Antiquité. Enfin, on peut manipuler et
déformer le passé à des fins de propagande ou de désinformation, comme
le faisait Mussolini en demandant à être représenté en Auguste pour
légitimer son pouvoir. Dans ce cas, le passé est taillé à la mesure de
celui qui l’instrumentalise.
En
2005, vous avez participé à la création du Comité de vigilance contre
les usages publics de l’histoire, en réaction une loi qui préconisait
d’enseigner les « effets positifs » de la colonisation…
Avec
Nicolas Offenstadt et Gérard Noiriel, nous avions été alertés par la
proposition d’une loi qui tentait de règlementer l’histoire coloniale et
effaçait les antagonismes. Il était alors question de mettre en valeur
« les aspects positifs de la colonisation ». Ce type d’usage délibéré et
conscient du passé revient à réécrire l’histoire en fonction de ses
intérêts propres, afin de légitimer une orientation politique, un
pouvoir, un mode de gouvernement. C’est très différent de la référence
qui s’immisce dans le présent sans crier gare et donne une seconde
chance à des idées qui n’ont pu s’accomplir.
En ressuscitant une histoire inachevée, cette remémoration s’oppose aux
commémorations qui figent le passé à jamais et laissent de côté les
expériences inabouties.
Invoquer
des figures historiques mythiques semble être devenu un passage obligé
pour les hommes politiques aujourd’hui. Pourquoi, à votre avis ?
On
a tous besoin de figures positives, en particulier à une époque où l’on
ne cesse de nous répéter, depuis que Fukuyama a annoncé la fin de
l’histoire, qu’il n’existe pas d’alternative au modèle néolibéral. Les
espoirs de libération nationale aussi bien que ceux initiés par les
mouvements ouvriers sont à terre, si bien que les liens entre passé,
présent et avenir se sont défaits. Du même coup, même si c’est
illusoire, le seul sauvetage possible consiste à se construire une
filiation mythique. C’est ce que fait d’ailleurs Emmanuel Macron
lorsqu’il inscrit ses pas dans les traces laissées par le philosophe
Paul Ricœur ou par Saint-Simon dont la pensée « réformatrice » eut une
réelle influence au XIXe siècle.
Voilà l’exemple même d’un homme politique qui se sert de l’histoire et,
ce faisant, en vient à écarter, tout comme ses prédécesseurs libéraux,
les idées utopiques des années 1830, lesquelles ont elles aussi
considérablement inspiré les acteurs des révolutions du XIXe siècle.
Pourquoi les populismes ont-ils tant besoin de convoquer le passé ?
Celui-ci
leur sert à construire une identité mythique du peuple, à instaurer
artificiellement une communauté unifiée qui n’existe pas. Mais tout ceci n’est pas nouveau. Au début du XIXe siècle,
les historiens modernes réécrivaient l’histoire pour conforter l’idée
d’un peuple uni, le Tiers-Etat, luttant collectivement pour la liberté.
Et ce depuis la Grèce antique. Reste qu’aujourd’hui, les usages
« communautaristes » de l’histoire répondent davantage à un réflexe
sécuritaire, un repli sur soi, qu’ils ne cherchent à se référer à
l’universelle liberté. Il serait beaucoup plus rationnel et pertinent
d’imaginer la coexistence de collectifs divers constitués d’individus
différents les uns des autres, afin de reconstruire une perspective
d’avenir où chacun puisse trouver sa place à partir de cette réalité
plurielle.
Du passé, on ne pourra donc jamais faire table rase ?
C’est certain. Pour imposer leur vision politique, tous les idéologues du XXe siècle
ont essayé de nier les possibles contenus dans les espoirs non réalisés
d’hier. C’est aussi vrai des tenants d’un ordre néolibéral qui emporte
tout sur son passage et ne s’embarrasse d’aucune forme de tradition, au
point de chercher à instituer une amnésie collective, laquelle empêche
les hommes d’agir en les enchaînant à un présent perpétuel. Le rôle de
l’historien, c’est de restituer la constellation d’événements restés
inachevés dans le moment historique qui les a vu naître, de saisir le
processus discontinu et souterrain qui les achemine jusqu’au présent :
la linéarité des causes et des effets est trompeuse, elle laisse croire
que tout ce qui n’est pas advenu hier n’adviendra jamais. Or c’est
inexact. Le passé oublié, incomplet, revient en dépit de son effacement.
D’ailleurs aujourd’hui, les utopies qui ont longtemps été rejetées
resurgissent à la marge, dans des mouvements associatifs qui aspirent à
la liberté comme à la démocratie. Il ne faut pas s’en laisser compter.
Ce qui a été possible à un moment donné subsiste dans le souterrain des
mémoires. C’est cela qui est extraordinaire.
PR par Marion Rousset
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