Affiche de l'exposition des AD du Tarn. |
Le saviez-vous ? François Mitterrand est
venu dans le Tarn au moins à quatre reprises : à l’occasion des élections cantonales
de 1979, en 1980, au début de sa campagne présidentielle, en 1982 et de nouveau
en 1992. Il n’en fallait pas plus pour justifier l’édition d’une brochure de 36
pages sur papier glacé intitulée « Mitterrand dans les pas de
Jaurès ». Ces 36 pages sont éditées par le journal La Dépêche du Midi, et reprennent le contenu d’une exposition
réalisée par les archives départementales et l’institut François Mitterrand.
Jean Jaurès vous le connaissez, c’est l’homme
assassiné pour ses idées en 1914, ce qui est tout de même « relativement
stupide et bête », pour reprendre les propos de Thierry Carcenac,
président socialiste du Conseil départemental du Tarn à propos de la mort de
Rémi Fraisse en octobre 2014. Quant à François Mitterrand, c’est celui qui est
mort dans son lit après avoir trahi les siennes et les siens.
Convoquer les mânes des grands ancêtres reste
un moyen éprouvé de s’en revendiquer. Même si l’opération semble hasardeuse, en
cherchant à tout prix à dégager une filiation entre Jaurès et Mitterrand, le
conseil départemental, commanditaire de l’exposition, essaie de se réclamer de
la pensée politique du premier : le socialisme. Par les temps qui courent,
c’est d’autant plus utile que de nombreux électeurs se demandent, et la
question ouvre des abysses insondables, si le parti socialiste est toujours de
gauche.
L’occasion de rassembler dans une même
commémoration les deux hommes est toute trouvée : 2016 est l’année du
centenaire de la naissance de François Mitterrand. Qu’importe si relier la vie
de Mitterrand au Tarn et à Jean Jaurès n’est pas chose aisée : les 12
premières pages évoquent la vie de François Mitterrand, sans aucune référence à
Jaurès ou au Tarn ; par la suite, heureusement que le grand homme a
franchi au moins quatre fois les limites du Tarn, ces intrusions permettent d’agrémenter de photos les
pages suivantes (la journée du 19 novembre 1992 fournit à elle seule 3 illustrations :
la rencontre avec Felipe Gonzalez, l’inauguration de l’école des mines et la
visite du musée Toulouse-Lautrec). Heureusement également qu’une bande de
révolutionnaires à court d’idées n’a rien trouvé de mieux que de dynamiter la
statue de Jaurès à Carmaux en 1981 : c’est l’occasion d’insérer une page
sur l’enfant du pays, c’est d’ailleurs la seule de la brochure (comme le dit Thierry
Carcenac, en citant Mitterrand dans sa préface : « il ne faut pas
considérer Jaurès comme un ancêtre statufié »). Curieusement il n’y a
qu’une petite référence sur l’hommage de Mitterrand au Panthéon en 1981.
Malgré tout, même si le parcours de l’un
semble très éloigné politiquement et géographiquement du parcours de l’autre,
l’exposition est inaugurée. Mais comme tout le monde ne va pas se déplacer pour
aller la voir, Thierry Carcenac décide aussi d’en faire une brochure éditée par
La Dépêche du Midi.
Et c’est ainsi que dans les pages de cet
auguste journal, un article annonce la sortie de la brochure et précise même que
« Thierry Carcenac (y) signe une belle préface. » L’article pourrait
s’appeler « Retour d’ascenseur chez les suce-pompes ».
Sans doute afin d’éviter que les cartons
d’invendus ne s’entassent dans les sous-sols du Conseil départemental, convenait-il
d’en assurer la distribution gratuite : c’est ainsi que le président du
conseil départemental du Tarn a envoyé des milliers d’exemplaires dans les
collèges, accompagnés d’un courrier demandant d’assurer la distribution
gratuite de ces brochures auprès de tous les élèves de troisième… Il y a 42
collèges dans le Tarn (31 collèges publics et 11 privés), cela représente
4 163 élèves en troisième, soit un peu moins de 20 400 euros de
brochures.
Ce genre de procédé rappelle l’obligation
faite par Sarkozy d’étudier la lettre de Guy Môquet parce que ce texte l’avait
ému. Il faut donc rappeler à Thierry Carcenac qu’il n’appartient pas au conseil
départemental de définir les modalités et le contenu du programme d’histoire.
Il faut espérer que les profs d’histoire vont refuser de se plier à cette
injonction infondée ([1])
à moins d’utiliser ce fascicule pour illustrer le chapitre sur la propagande.
Parce que c’est tout de même un exercice de style assez abouti qui est donné à
lire.
Le texte de cet opuscule est assez étonnant
pour ne pas dire révisionniste. On apprend page 20, les raisons du changement
de politique économique du gouvernement socialiste en 1983 :
« Confronté aux difficultés et pour sauver les acquis sociaux des deux
premières années (de son septennat), (Mitterrand) engage une politique
économique tenant compte de la conjoncture internationale et de l’engagement
européen ». Chapeau bas. C’est donc pour sauvegarder notre système social
que Mitterrand s’engage sur la voie d’une politique libérale qui nous conduit aujourd’hui
à ne plus distinguer ce qui sépare le projet social du parti socialiste de
celui des républicains. Il fallait oser user de l’art de l’antiphrase pour nous
convaincre du bien-fondé de cette volte-face politique.
Mais le plus drôle ce sont les premières
années de la vie de Mitterrand. S’il s’égare « brièvement » chez les
volontaires nationaux (l’organisation de jeunesse des Croix de feu), il rejette
quand même les accords de Munich. Le « brièvement » recouvre tout de
même plusieurs années d’engagement à l’extrême-droite, ainsi en 1935 il
manifeste contre l’invasion métèque, par la suite, Mitterrand fréquente de
nombreux militants de la cagoule, sans que son appartenance à cette
organisation secrète d’extrême-droite soit établie. D’ailleurs ce sont deux
cagoulards qui interfèrent pour que la francisque lui soit remise en 1943 et,
comme les amitiés sont parfois tenaces, Mitterrand intervient en faveur d’un autre
cagoulard à la Libération.
Le parcours de Mitterrand au cours de la
seconde guerre mondiale est de la même veine : « dès cette époque
(1942), François Mitterrand participe à des actions de désobéissance et se
rapproche de certains milieux résistants. Son travail l’amène d’ailleurs à
rencontrer le maréchal Pétain. Il sera même quelques temps plus tard, décoré de
la Francisque, une décoration attribuée par le régime de Vichy. » Ce
« d’ailleurs » indiquerait donc qu’il y a un lien entre le régime de
Vichy et la résistance. Jolie syntaxe. Visiblement, le but est d’atténuer le
passé dérangeant de Mitterrand, tout en en parlant quand même.
Parmi les emplois occupés à Vichy, la
brochure cite son poste dans le commissariat au reclassement des prisonniers
plutôt que celui occupé à la Légion française des combattants fondée par
l’antisémite Xavier Vallat. Est-ce parce que c’est mieux de s’occuper des
prisonniers que d’une milice pétainiste que le rédacteur a privilégié l’un et
non pas l’autre ou bien est-ce une question de manque de place ?
C’est sans doute une question de manque de
place qui a conduit à ne pas parler non plus de la longue relation entre
Mitterrand et René Bousquet le secrétaire général de la police sous Vichy.
Cette page s’appelle curieusement « Prisonnier de guerre ». Elle
aurait pu s’appeler « De la collaboration à la résistance ».
Les pages sur la période de guerre |
La guerre d’Algérie fournit encore quelques curieux
paragraphes. Mitterrand se serait contenté selon cette brochure de voter les
pouvoirs spéciaux à l’armée, ce qui serait une erreur de jugement :
l’euphémisme tourne au cynisme pour atténuer les errements du grand homme. Car
sa responsabilité est un peu plus engagée puisque, c’est lui qui a été chargé
de défendre ce projet de loi. Pire, en tant que ministre de la justice, à
l’exception de 7 dossiers, il a systématiquement donné un avis défavorable au
recours en grâce des condamnés à mort du FLN. Précédemment, dès 1954, il a
lancé la politique de répression en Algérie en tant que ministre de
l’intérieur : « je n'admets pas de négociations avec les ennemis de
la Patrie, la seule négociation, c'est la guerre. »
On ne peut pas tout dire en 36 pages, il vaut
mieux dire qu’il a été 11 fois ministre plutôt qu’il a créé les conditions
légales de la torture en Algérie (comme le dit Jacques Attali).
Bref, la lecture critique de cette brochure
ne permet pas de dégager ce qui relie les deux personnages historiques. Si on
ne peut présager de ce qu’aurait fait Jaurès en 1940 ou en 1954, on peut
cependant affirmer que son pacifisme de 1914 semble éloigné des positions
politiques de Mitterrand : Mitterrand n’est pas Jaurès. Il ne s’agit cependant
pas de tirer sur un cadavre, il est déjà froid, mais de refuser cette vision de
l’histoire qui consiste à créer des mythes, des récits hagiographiques, à atténuer
une réalité déplaisante. Mitterrand n’est plus blâmable, il est mort. Ce qui
est blâmable c’est cette entreprise qui consiste à transformer l’histoire en
propagande pour en faire un usage politique.
Le tout évidemment avec des deniers publics.
Il ne manque plus qu’à glisser une carte d’adhésion au parti socialiste ou un
bulletin de vote pré-imprimé dans les pages de ce fascicule.
Olivier Caron
Enseignant d’histoire géographie du Tarn
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