Par Eric Aunoble, Université de Genève.
Dans les événements qui agitent l’Ukraine depuis la fin de l’année dernière, les symboles et les références historiques sont des armes que les camps en présence utilisent autant que les gourdins et les armes à feu. Il a semblé intéressant d’en faire un début de catalogue à partir de photos et de vidéos de presse. Ces médias, publics, ont l’avantage de fournir une information accessible et relativement vérifiable (1). Surtout,ils donnent en images une idée de l’espace public tel qu’il a été configuré par le mouvement de contestation contre Ianoukovitch et par les mobilisations qui lui ont répondu depuis la fuite de ce dernier. Certes, les images ne disent rien ou pas grand chose du nombre de gens qui sont exaltés par tel ou tel symbole et encore moins du type de motivation à agir qu’ils y trouveraient. Néanmoins, même si ces représentations n’étaient le fruit de l’action que de petites minorités actives, force est de constater qu’elles ont occupé l’espace public et imposé des discours dans lesquels baignent la majorité, pas forcément passive, mais silencieuse parce que rendue muette.
Dans les événements qui agitent l’Ukraine depuis la fin de l’année dernière, les symboles et les références historiques sont des armes que les camps en présence utilisent autant que les gourdins et les armes à feu. Il a semblé intéressant d’en faire un début de catalogue à partir de photos et de vidéos de presse. Ces médias, publics, ont l’avantage de fournir une information accessible et relativement vérifiable (1). Surtout,ils donnent en images une idée de l’espace public tel qu’il a été configuré par le mouvement de contestation contre Ianoukovitch et par les mobilisations qui lui ont répondu depuis la fuite de ce dernier. Certes, les images ne disent rien ou pas grand chose du nombre de gens qui sont exaltés par tel ou tel symbole et encore moins du type de motivation à agir qu’ils y trouveraient. Néanmoins, même si ces représentations n’étaient le fruit de l’action que de petites minorités actives, force est de constater qu’elles ont occupé l’espace public et imposé des discours dans lesquels baignent la majorité, pas forcément passive, mais silencieuse parce que rendue muette.
Le passage en revue du panthéon et des appartenances promus dans les
mobilisations sera le préalable à l’étude des formes d’activité politique. Pour
finir, on s’interrogera sur la place de la gauche ukrainienne dans ces
dispositifs.
1.
« Gloire aux héros »
Le slogan le plus repris
sur la place de l’Indépendance (Maïdan
Nézalejnosti) à Kiev est sans conteste le « Gloire à l’Ukraine » lancé de la scène, auquel la foule répondait
« Gloire aux héros », dans un rituel immuable. L’origine de la
formule remonte à l’OUN (Organisation des nationalistes ukrainiens),
tendance Bandera. À son deuxième congrès en 1941, elle prescrivait
d’accompagner ce cri en levant le bras droit « légèrement vers la droite,
légèrement au dessus de la tête »(1) à l’imitation du salut nazi. Le slogan devient
celui de l’UPA, l’Armée insurrectionnelle ukrainienne, créée quelques mois plus
tard.
1.1.
Héros et anti-héros
Il n’est donc pas étonnant
que Stepan Bandera ait été visible
sur le Maïdan, mais il n’est pas étonnant non plus que ce soit la presse
pro-russe qui ait photographié l’apparition de son portrait vers le 15 janvier. En effet, le personnage fait polémique.
Il fut emprisonné par les
Polonais de 1931 à 1939 puis par les Allemands de 1941 à 1944 et enfin
assassiné par le KGB en 1959 à cause de sa lutte pour créer un État ukrainien.
C’est un héros et un martyr pour les
nationalistes ukrainiens (2)
Inspiré par le
« nationalisme intégral » de Dmytro Dontsov, Bandera fut
l’organisateur d’attentats sanglants dans les années 1930. Il fut aussi
l’instigateur de l’UPA, Armée
insurrectionnelle ukrainienne. Largement formée d’ex-policiers supplétifs des
nazis, qui furent les petites mains de la shoah,
cette UPA se rendra responsable de massacres en masse de Polonais en Volynie en
1943.
Mais le panthéon du Maïdan
ne se réduit pas à cette figure guerrière controversée. On y trouve aussi des
poètes.
Chevtchenko,
le poète national célébré autant à l’époque soviétique que depuis
l’Indépendance, trônait comme une icône sur la scène au centre du Maïdan.
On pouvait aussi
reconnaître sur la place le portrait de Vassyl
Stous, poète et dissident inflexible, mort dans un camp soviétique en 1985.
En contrepoint de ces
héros, les figures du communisme représentent l’ennemi. La destruction des monuments soviétiques a néanmoins un double sens.
Pour de nombreux jeunes, elle signifie juste une rupture avec le passé, essentiellement celui du régime de Ianoukovitch, allégrement assimilé au régime soviétique des parents et des grands parents.
Pour les nationalistes, c’est la poursuite de la longue guerre engagée dès
les années 1920-1930 contre le bolchevisme, en tant qu’idéologie incompatible
avec l’affirmation de la nation ukrainienne.
Dans ce cadre, la figure
de Lénine est particulièrement
clivante. Son rôle de totem soviétique (les
jeunes mariés se faisaient photographier devant ses statues) en fait un
marqueur générationnel, aimé surtout des anciens. Idéologue communiste et créateur du régime soviétique, c’est
l’homme à abattre pour les nationalistes ukrainiens .
Pour d’autres, qui veulent défendre son effigie, c’est toujours le fondateur d’un État stable et unifié, disparu en 1991.
1.2. Drapeaux et appartenances
L’influence croissante de l’extrême-droite nationaliste peut se mesurer dans l’usage des drapeaux. La protestation contre la rupture des négociations avec l’Union européenne a commencé avec le drapeau national bleu et jaune couplé au drapeau de l’UE. Les emblèmes des partis de l’opposition et surtout les drapeaux locaux ont ensuite marqué l’espace des barricades.
Néanmoins,
c’est le drapeau rouge et noir qui
s’est imposé comme le symbole d’une opposition irréductible à Ianoukovitch.
Hérité une fois de plus de l’OUN des années 1930-1940, il se retrouve
dans les attributs des groupes les plus extrémistes, le Congrès des nationalistes
ukrainiens (KUN) et surtout Secteur de droite (Pravy Sektor) dirigé par Iaroch. Cette dernière organisation
semble avoir eu un rôle moteur dans les groupes
d’autodéfense du maïdan, lesquels ont pris à plusieurs reprises l’initiative politique d’aller à
l’affrontement alors que l’opposition parlementaire voulait temporiser. Bien
que faisant partie de l’opposition parlementaire (38 députés et 10 % des
voix en 2012), le parti Svoboda (« Liberté ») se revendique de la même idéologie et des
mêmes filiations (4)
Cela explique le poids de cette extrême-droite nationaliste
dans le nouveau gouvernement (près d’un tiers des portefeuilles) (5) :
Oleksandr Sytch, vice premier-ministre, ex dirigeant des scouts nationalistes Plast, ex-membre du Congrès des nationalistes
Ukrainien (KUN), vice-président
de Svoboda.
Andriï Mokhnyk, ministre de l’écologie ; victime de Tchernobyl ; membre de la direction de Svoboda.
Andriï Mokhnyk, ministre de l’écologie ; victime de Tchernobyl ; membre de la direction de Svoboda.
Oleksandr Myrnyï, ministre de l’agriculture, membre de la direction de Svoboda.
Oleh Makhnitsky, procureur général, membre de Svoboda.
Andriï Parubiï, secrétaire du Conseil de sécurité national ;
organisateur des groupes d’autodéfense du Maïdan ; cofondateur en 1991 du Parti
Social-National d’Ukraine (SNPU) qui deviendra Svoboda
en 2004.
Dmytro Iaroch, adjoint de Parubiï au Conseil de sécurité
national ; ancien membre du Roukh, mouvement national démocrate
créé pendant la perestroïka ; dirigeant de Tryzub im. S.
Bandery (le Trident – Bandera), qui organise des camps
d’entraînements paramilitaires pour ses militants ; créateur et animateur
de Pravy Sektor (Secteur de droite).
Serhiï Kvit, ministre de l’Éducation ; recteur de
l’université privée Kiev-Mohyla (où il a interdit la conférence d’un historien
allemand sur Bandera) ; ex-membre de Tryzub. (6)
Tetiana Tchornovol, dirigeante du bureau anti-corruption ; journaliste
anti-corruption battue le 25 décembre 2013 par des nervis du régime
Ianoukovitch, elle était proche de l’UNA-UNSO
(Assemblée nationale ukrainienne – Autodéfense ukrainienne, dirigée par le fils
d’un compagnon de Bandera) dans les années 90 mais s’en est éloignée car elle
lui reprochait d’avoir cherché un compromis avec le pouvoir.
Dans le camp des anti-maïdan, les symboles – évidemment
très différents – ressortent néanmoins du même
imaginaire nationaliste, passéiste et militariste.
Pour le nationalisme, le drapeau de la république autonome de Crimée
bleu-blanc-rouge ou le drapeau russe blanc-bleu-rouge ; pour le passéisme
militariste, les drapeaux de la marine
soviétique (marqué de l’étoile rouge et de la faucille et du marteau) et
celui de la marine impériale (la
croix de St André) repris par la marine russe après la fin de l’URSS. Certains
privilégient même le drapeau de la
Russie tsariste noir-jaune-rouge, frappé du visage du dernier des Romanov. Dans tous les cas, c’est le passé guerrier de la Crimée qui est
rappelé (contre les Franco-Turcs, 1854-1855 ; contre les Allemands,
1941-1944).
Décoration dans l’armée impériale, il a été repris par Staline pour la médaille des vainqueurs de 1945. Sous Poutine, il est devenu le symbole des cérémonies de la Victoire les 9 mai. Au-delà, il est le signe du nouveau patriotisme russe, habilement confondu avec l’antifasciste.
La proximité des univers
mentaux des deux camps peut parfois se traduire par des collisions symboliques. Ainsi, les cosaques sont à la fois un
symbole de l’identité ukrainienne et une composante de la mémoire militaire
russe. On a donc pu voir à la télévision des cosaques défendant l’Ukraine sur
le Maïdan (7) et des cosaques défendant la Russie en Crimée.
Dans ces luttes
d’influences, les premiers occupants de la Crimée, les Tatars, tentent aussi de se faire entendre. Russifiés au XIXe
s., déportés par Staline en 1944
sous l’accusation collective de collaboration(8), ils sont le dernier peuple puni à être autorisé à
rentrer sur ses terres... en 1989. Ils y trouvent des Russes installés depuis
plus de 40 ans. C’est pourquoi leur organisation communautaire, le Medjlis,
cherche la protection des nouvelles autorités ukrainiennes. Le 26 février, les
manifestants tatars de Simféropol brandissaient le drapeau ukrainien au côté du
leur, drapeau bleu avec un tamga jaune (sceau
turco-mongol ancien).
Ce drapeau
avait été levé pour la première fois par l’assemblée tatare en février 1917,
juste après la chute du tsarisme.
2.
Formes de lutte.
2.1. Les vieux habits d’une jeune démocratie.
Le mouvement du Maïdan a
frappé par ses pratiques politiques. Après la chute de Ianoukovitch, la
présentation du nouveau cabinet ministériel devant l’assemblée populaire a été
vu comme un exercice de démocratie
directe . Le nouveau Premier ministre
a d’ailleurs été hué d’emblée. Auparavant, les manifestants avaient déjà
exprimé à plusieurs reprises leur défiance envers les partis politiques de
l’opposition parlementaire.
Néanmoins, la forme de ces assemblées populaires n’en assume pas le caractère novateur, voire subversif. Il s’intitule vitché du nom des assemblées urbaines médiévales. Inauguré le 8 décembre 2013 devant des centaines de milliers de personnes, il s’ouvre toujours par une prière.
L’appellation de vitché
renvoie à la Rous, l’État kiévien des IX-XIIIes
s. Ville florissante, berceau du christianisme à l’est de l’Europe, la Kiev médiévale est disputée entre
l’Ukraine et la Russie qui, chacune, la présentent rétrospectivement comme
l’origine de leur État et de leur nation.
Mais outre que le vitché
était une assemblée d’ordres assez peu démocratique, c’était une
institution bien moins développée à Kiev qu’elle ne l’était en Russie du nord,
comme à Novgorod ou à Pskov (9).
Du côté des anti-maïdan, la conception de la démocratie a beaucoup évolué ces derniers temps. Tant que Ianoukovitch s’accrochait au pouvoir, ses partisans se réclamaient de la légitimité de la démocratie représentative (président régulièrement élu, appuyé sur une majorité parlementaire à la Rada, le parlement). Après la chute de leur champion, ils ont tenté d’arrêter la déferlante en organisant à Kharkov un « congrès des députés et représentants du pouvoir des région sud-est » « contre la montée du fascisme ». La tentative ayant fait long-feu après la fuite de ses initiateurs, on les voit aujourd’hui convertis eux aussi à la démocratie directe : proclamation d’un éphémère « gouverneur du peuple » à Donetsk ; organisation d’un referendum en Crimée sur la rattachement à la Russie …
2.2. « À genoux ! » : le rapport à l’adversaire.
La folle semaine qui a suivi les tirs contre les contestataires du
Maïdan (68 morts du 18 au 21 février) et la fuite de Ianoukovitch a vu se
multiplier les rituels d’humiliations contre les représentants de l’ancien
régime.
Le 19 février, à Lutsk, le gouverneur de Volynie est menotté
et mis à terre sur scène.
À Lviv, le 24 février, les Berkut (membres de la police anti-émeute) doivent se mettre à genoux sur scène et demander pardon (10).
À Lviv, le 24 février, les Berkut (membres de la police anti-émeute) doivent se mettre à genoux sur scène et demander pardon (10).
Le 22 février, à Tchop, à
la frontière hongroise, le chef de la
douane avait été mis au pilori. Il avait avoué avoir perçu pour plusieurs
millions de pots de vin.
La véracité de ses propos
n’est pas à mettre en doute. Le passage de cette frontière était effectivement
dangereux et, celui à qui les douaniers ne demandaient pas d’argent, pouvait
être dénoncé par ces derniers à des bandits qui venait détrousser le voyageur
précisément des objets de valeur qu’il avait déclaré...
L’arrestation et l’interrogatoire du douanier
corrompu est mené par des militants d’extrême droite, se réclamant de Pravy
Sektor (11).
De la chasse aux corrompus
et aux suppôts de l’ancien régime à
l’intimidation des opposants, il n’y a qu’un pas, surtout dans un pays qui
s’est doté d’un « comité de lustration » (épuration) auprès du
nouveau gouvernement. Le 5 mars 2014, à
Vassylkiv, près de Kiev, un commando se réclamant de Pravy Sektor a investi le
conseil municipal (12) pour
« inciter » les membres du parti de Ianoukovitch à quitter leur parti
et à « rendre tout ce qu’ils ont volé ».
On reconnaît un symbole néo-nazi (le logo de l’ancêtre de Svoboda d’ailleurs) sur le sweat-shirt d’un militant et on remarque que plusieurs d’entre eux son habillés en rouge et noir . Le jeune sur la gauche de l’image s’est rasé les côtés de la tête en laissant une longue mèche sur le dessus : c’est le khokhol ou tchoub des cosaques ukrainiens.
On reconnaît un symbole néo-nazi (le logo de l’ancêtre de Svoboda d’ailleurs) sur le sweat-shirt d’un militant et on remarque que plusieurs d’entre eux son habillés en rouge et noir . Le jeune sur la gauche de l’image s’est rasé les côtés de la tête en laissant une longue mèche sur le dessus : c’est le khokhol ou tchoub des cosaques ukrainiens.
L’usage de la force contre
les contradicteurs n’est pas l’apanage du camp nationaliste ukrainien. À Kharkov, la grande métropole du
nord-est du pays, après la fuite du maire et du gouverneur, deux jours de
vacance du pouvoir avaient vu les pro-maïdan menacer la statue de Lénine et
occuper le bâtiment de l’administration régionale. Le retour du maire a été
synonyme de mobilisation des anti-maïdan.
Elle a culminé le 1er mars par l’attaque de l’administration
régionale. Les occupants pro-maïdan – des étudiants et des intellectuels (dont
l’écrivain Serhiy Jadan) – sont sortis au milieu d’une haie de nervis arborant le ruban de St Georges, et sont obligés de
se mettre à genoux. Finalement, les pro-maïdan furent parqués sur une
scène, agenouillés sous les invectives,
les horions et... une icône de la Vierge (13).
Il faut noter que la
presse locale pro-maïdan a affirmé que les nervis venaient de Russie alors que,
d’après nos informations, on reconnaît sur les images des moniteurs de sports
de combat et des anciens d’Afghanistan connus en ville. Inversement, la chaîne
russe NTV a présenté les occupants comme des fascistes et des drogués, pour
beaucoup venus de Kiev (14) …
S’il faut chercher un
antécédent historique à la situation actuelle, la profusion de symboles
religieux et la volonté d’humilier l’adversaire (15) ferait plutôt penser aux périodes de réaction que
l’empire russe a connu à la fin du XIXe et au début du XXe
siècle et particulièrement aux « Cent-noirs »
qui faisaient régner la terreur en manifestant avec drapeau national, icône et
portrait du souverain en tête.
Il faut toutefois noter
l’absence d’attaques publiques et institutionnelles contre les Juifs pendant
les récents événements. Du côté pro-russe, le long monopole du nationalisme
ukrainien sur l’antisémitisme a eu depuis 1991 un effet inhibiteur. Quant à Svoboda et Pravy sektor, ils ont récemment multiplié les dénégations d’antisémitisme et les déclarations de tolérance
envers les minorités nationales (16). Sans doute faut-il y voir l’effet du « choix
européen » qui nécessite bien quelques concessions. Cela donne également
quelque vraisemblance à la politique d’union nationale défendue par ces
courants. Il faut pourtant se souvenir qu’en décembre 2012 encore, un député de
Svoboda avait qualifié publiquement l’actrice d’origine odessite Mila
Kunis de « jydovka » (youpine) lui déniant par là même la
qualité d’Ukrainienne (17) …
3.
Et la « gauche » ?
Face à ces montées de
fièvre chauvine, on pourrait attendre de la gauche un discours différent.
Disons d’abord qu’à l’exception de groupuscules de type « Black
Bloc » (18), elle n’a pas pu s’exprimer sur le Maïdan : des
syndicalistes indépendants et des militants LGBT ont appris à leur dépens
qu’ils n’avaient pas leur place au cœur de la contestation (19).
3.1. Du « patriotisme soviétique » au nationalisme russe.
En Ukraine, la seule force
de gauche visible nationalement reste le Parti
communiste ukrainien, issu de la branche locale du PC de l’URSS, parti
unique jusqu’en 1991. Porté par un électorat plutôt âgé qui défend le modèle
soviétique, il mélange l’expression de revendications sociales avec celle de la
nostalgie de la grande puissance qu’était l’URSS. Ainsi, il a rassemblé jusqu’à
25 % des voix (1998). Les années 2000 l’ont vu passer sous la barre des
5 % avant une remontée à 13 % en 2012. Il se caractérise par un
positionnement complaisant vis-à-vis du pouvoir quand il est lié à l’ancienne nomenklatoura. Ainsi, il a par deux fois
conclu une alliance avec le Parti des régions de Ianoukovitch (en 2006 et
2010). C’est pourquoi ses professions de
foi antifascistes peuvent ne pas
sembler sincères. De plus, elles sont teintées d’un nationalisme local,
valorisant l’est, industriel et
russophone, contre l’ouest ukrainophone moins développé, considéré comme
uniformément nationaliste.
De la prise en compte du
sentiment des russophones, les communistes ukrainiens glissent vers le
nationalisme russe dans la forme paternaliste et panslaviste que lui avait
imprimée Staline pendant la Seconde guerre mondiale.
Ainsi, en réponse à l’une des premières mesures du nouveau pouvoir, remettant
en cause le statut du russe accordé par Ianoukovitch en 2012, une responsable
du PC à Kharkov, Alla Aleksandrovskaïa, déclarait le 1er mars 2014 :
« Ici,
à Kharkov, vivent des gens de différentes nationalités. Chacun parle la langue qu’il considère comme
sa langue natale. Pour certains d’entre nous, c’est le russe. Pour d’autres,
c’est à la fois le russe et l’ukrainien. Mais quand nous voulons nous
comprendre entre nous, nous parlons russe. Cette langue nous unit, comme nous
unit la culture russe qui est une.
En nous privant du droit de parler russe, on nous prive du droit d’être ce que
nous voulons être ; on nous prive de nos racines culturelles, on nous
prive de notre esprit slave. » (20)
3.2. L’ombre d’autres confrontations.
Avec la référence
omniprésente au fascisme, la « gauche » réactive la mémoire de la seconde guerre mondiale
et lit la situation actuelle comme une attaque des héritiers des collabos.
C’est particulièrement sensible à la gauche du PC, dans la mouvance
néo-stalinienne.
On ne trouve pas de références aux mouvements sociaux
dans le répertoire de la gauche ukrainienne. La révolution de 1917 semble
ainsi particulièrement difficile à intégrer dans les représentations. La
tentative du groupe Borotba (La Lutte) en ce sens découvre en effet un réseau de contradictions : le
groupe prend position dans la crise en s’exprimant contre la guerre civile ; le jour de la fête de l’Armée rouge (23
février), ses militants déploient à Donetsk une banderole qui valorise les
créateurs de cette armée pendant la guerre civile de 1917-1920 ; c’est en même temps un hommage à
l’héritage militaire soviétique, mais qui mélange des figures staliniennes
comme Vorochilov ou Chtchors avec celle de Trotsky ; enfin, la banderole
est en ukrainien dans un bastion russophone et elle vante une identité de gauche
mais clairement ukrainienne. On peut douter que qui que ce soit, ukrainophone
ou russophone, vieux soviétique ou jeune gauchiste, se retrouve dans cet
amalgame..
On comprend pourquoi que
le champ est libre pour les forces nationalistes qui semblent incarner seules
les mobilisations populaires de rue de façon cohérente.
* * *
Si un spectre hante
aujourd’hui l’Europe, c’est bien celui du nationalisme.
On a vu à quel point les
références qui saturent l’espace public puisent leur source dans des mythologies
nationales, qu’elles soient ukrainienne, russe ou soviétique. Avec
l’exacerbation des tensions politiques, ces mythes sont réactivés sur un mode
agressif et légitiment des comportements violents et coercitifs.
Il faut y voir le résultat
d’un débat politique mené depuis 1991 en réaction contre les valeurs promues
par le régime soviétique, y compris les plus universellement humanistes. Les
politiques éducatives qui ont toutes mis en avant « l’idée
nationale » sont également responsables. Quelles que furent les
orientations des différents présidents ukrainiens et de leurs ministres, la
construction nationale ukrainienne est restée au centre des programmes,
réduisant les apports des peuples voisins et des « minorités » à la
portion congrue (21).
Même si cela peut évoluer,
il y a peu de chances que cela change radicalement dans la situation actuelle.
Ainsi lisait-on récemment dans le journal Den
(n°42 du 7 mars), sous une plume
libérale et multiculturaliste :
« À mon avis, une propagande historique adéquate
est nécessaire à la télévision ukrainienne. (…) La télévision russe offre, par
exemple, une grande quantité de projets télégéniques qui, même sous une forme
simpliste, (…) offrent des réponses « toutes faites » aux principales
questions du public et forment ses représentations du passé. Une simple
imitation ne serait pas possible et surtout pas souhaitable [en Ukraine. …]
L’apaisement est impossible sans compromis, et, à cette fin, il faudra se
défaire d’une série de clichés « ultra-patriotiques » simplistes. Le
bénéfice en sera d’ailleurs de neutraliser la propagande ennemie qui cherche à
entretenir et à aggraver les divisions dans la société [ukrainienne]. En un
mot, si nous voulons conserver une Ukraine unie, les hommes politiques, les
historiens et les hommes de télévision ont encore beaucoup de travail devant
eux. » (22)
Oleksa
Gaïvoronsky, écrivain, historien et producteur de l’émission « En visitant
la Crimée »
La tâche serait encore
plus grande pour des historiens qui ne concevraient pas leur travail comme
l’écriture d’une nouvelle page d’un roman national à mettre en concurrence avec
celui du voisin.
Quelques lectures complémentaires en français :
Dominique Arel, « La face cachée de la
Révolution orange : l'Ukraine et le déni de son problème régional », Revue d’études comparatives Est-Ouest.
Volume 37, 2006, N°4. pp. 11-48.
Emmanuelle Armandon, « La Crimée : un territoire
en voie d'« ukrainisation » ? », Revue
d’études comparatives Est-Ouest. Volume 37, 2006, N°4. pp. 49-80.
Emmanuelle Armandon, La Crimée entre Russie et Ukraine – Un conflit qui n’a pas eu lieu,
Bruxelles, De Boeck – Bruylant, Collection « Voisinages européens »,
2012 ; 379 p.
Pascal Bonnard, « Ukraine : Enjeux du débat
sur le statut de la langue russe », Le
Courrier des pays de l'Est, 2007/2 (n° 1060), pp. 87-98.
Alexandra Goujon, Révolutions
politiques et identitaires en Ukraine et en Biélorussie, 1988-2008, Paris,
Belin, 2009 ; 267 p.
Olha Ostriitchouk Zazulya, « Des victimes du
stalinisme à la nation victime. De la commémoration en Ukraine
(1989-2007) », Le Débat, 2009/3
n° 155, p. 141-151
Olha Ostriitchouk Zazulya, « Le conflit identitaire à
travers les rhétoriques concurrentes en Ukraine post-soviétique », Autrepart, 2008/4 n° 48, p. 59-72.
Olha Ostriitchouk Zazulya, Deux mémoires pour une identité en Ukraine post-soviétique,
Thèse (Ph. D.), Québec, Université Laval, 2010 [www.theses.ulaval.ca/2010/27430/27430.pdf].
Littérature :
Andreï Kourkov, Le
Caméléon, Paris, Le Seuil « Points », 2004.
Serhiy Jadan, La Route du Donbass, Paris, Éditions
Noir sur Blanc, 2013.
Bandes dessinées :
Arno (dessins), José-Louis Bocquet (dessins), Kriegsspiel, Sèvres, La Sirène,
1992 ; 88 p. [Sur la période 1943-1948 et l’UPA].
Igort, Les
cahiers ukrainiens : mémoires du temps de l'URSS [un récit-témoignage
traduit de l'italien], [Paris], Futuropolis, 2010 ; 171 p. [une vision
conforme à l’historiographie nationaliste].
[1] Per A. Rudling, « The OUN, the UPA and the
Holocaust: A Study in the Manufacturing of Historical Myths », The Carl
Beck Papers in Russian & East European Studies, No. 2107, November
2011, p. 51, n. 133.
[2] Delphine Bechtel, « Les nouveaux héros
nationaux en Ukraine occidentale depuis 1991 », in Le Retour des
héros : La reconstruction des mythologies nationales à l’heure du
post-communisme, dir. Korine Amacher et Leonid Heller, Genève, Université
de Genève (Publications de l’Institut européen de Genève 6), 2010, p. 53-67.
[3] John‐Paul Himka, « The Organization of
Ukrainian Nationalists, the Ukrainian Police, and the Holocaust », Seventh
Annual Danyliw Research Seminar on Contemporary Ukraine, 2011. John‐Paul
Himka, « The Ukrainian Insurgent Army and the Holocaust », Convention
of the American Association for the Advancement of Slavic Studies, Boston,
2009. Timothy Snyder, «The Causes of Ukrainian-Polish Ethnic Cleansing, 1943», Past
and Present, n°179 (2003), p. 197-234.
[4] Voir le blog de son leader, Oleh Tiahnybok, http://blogs.pravda.com.ua/authors/tiahnybok/4acb086869718/.
Le programme du parti s’appuie sur la proclamation d’indépendance faite par les
nationalistes le 30 juin 1941 (sous occupation nazie) et propose entre autres
d’indiquer la nationalité (ethnique) sur le passeport des citoyens ukrainiens http://www.svoboda.org.ua/pro_partiyu/prohrama/
(accessible en copie par le moteur Yandex).
[5] Réalisé d’après les notices biographiques du
Wikipedia ukrainien. L’autre poids lourd du gouvernement est le parti Batkivchtchina
(La Patrie) de Ioulia Timochenko, décrit comme libéral économiquement et
conservateur politiquement. Pour le reste, beaucoup de ministres sont issus des
milieux d’affaires, publics ou privés.
[7] Les groupes d’autodéfense de la Place étaient
d’ailleurs baptisés sotnia, du nom des unités cosaques.
[8] Andriy Portnov, « La mémoire de la seconde
guerre mondiale en Ukraine : quelques réflexions sur le pluralisme
postsoviétique », in Histoire et mémoire dans l'espace postsoviétique :
le passé qui encombre, dir. K. Amacher & W. Berelowitch,
Louvain-la-Neuve, Academia-L'Harmattan, 2013, pp. 139-140.
[9] Lev Okinshevych, « Viche », Encyclopedia
of Ukraine, vol. 5, Toronto University Press, 1993.
[10] Lutsk, source Russia Today, confirmé par
le journal ukrainien Den (http://m.day.kiev.ua/ru/news/190214-v-lucke-na-scene-evromaydana-prikovali-naruchnikami-predsedatelya-volynskoy-oga).
Pour Lviv, source Reuters.
La volonté de mettre à genoux les Berkout est sans doute un écho à la première tentative de répression sur le Maïdan, le 30 novembre 2013. Une vidéo avait montré un policier mettant à terre un manifestant en lui criant « à genoux, racaille! » (Andrei Portnov, « Ukrainskaia “evrorevoliutsiia”: khronologiia i interpretatsii », Forum noveishei vostochnoevropeiskoi istorii i kul'tury, vol. 10, no. 2, 2013, p. 41
http://www1.ku-eichstaett.de/ZIMOS/forum/docs/forumruss20/04Portnov.pdf).
La volonté de mettre à genoux les Berkout est sans doute un écho à la première tentative de répression sur le Maïdan, le 30 novembre 2013. Une vidéo avait montré un policier mettant à terre un manifestant en lui criant « à genoux, racaille! » (Andrei Portnov, « Ukrainskaia “evrorevoliutsiia”: khronologiia i interpretatsii », Forum noveishei vostochnoevropeiskoi istorii i kul'tury, vol. 10, no. 2, 2013, p. 41
http://www1.ku-eichstaett.de/ZIMOS/forum/docs/forumruss20/04Portnov.pdf).
[15] On entend de nouveau crier « À
genoux » sur les terribles images de Donetsk du 13 mars 2014 : http://www.pravda.com.ua/news/2014/03/14/7018762/.
[18] Tat'iana Bezruk, « Po odnu storonu
barrikad: nabliudeniia o radikal'nykh pravykh i levykh na kievskom
Evromaidane », Forum
noveishei vostochnoevropeiskoi istorii i kul'tury, vol. 10, no. 2, 2013, p.
90-96, http://www1.ku-eichstaett.de/ZIMOS/forum/docs/forumruss20/09Tatiana.pdf.
[19] Dans l’interview d’un militant d’extrême-gauche
ukrainien, on peut lire comment les uns et les autres ont été agressés par
l’extrême-droite (traduit en français) : http://dndf.org/?p=13324.
Voir également en russe http://versii.com/news/294804/
еt http://socialismkz.info/?p=10188.
[21] Voir Nataliya Borys, Les manuels scolaires
ukrainiens en question(s) (1991-2012), mémoire en Etudes européennes,
Université de Genève, 2013, pp. 44-63.
[1] La provenance des photos est souvent indiquée
par le siglage (magazine Kommentarii, www.comments.ua ;
agence de presse de Crimée...). Les sites ont été consultés entre le 1er
et le 13 mars.
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