V.S. Izmozik, S.N. Rudnik, Istorija Rossii (Histoire de la Russie), manuel de 11e année, Moscou, Ventana-Graf, 2009 |
par Korine Amacher, Historienne, Université de Genève.
(Une première version de cet article a été publiée dans le journal La Cité, Suisse romande, le 23 décembre 2011)
Dans l’espace postcommuniste, où ont eu lieu il y a vingt ans des bouleversements politiques ayant engendré la formation de nouveaux Etats, la réécriture de l’histoire est un phénomène majeur. Jusqu’à aujourd’hui, on observe une ressaisie du passé, une réinterprétation d’épisodes historiques. Le passé est convoqué tant par les élites politiques, qui, en faisant usage du passé, justifient une posture idéologique et légitiment un projet politique, que par l’espace public (intellectuels, médias, opinions publiques, historiographie), qui puise dans l’histoire ce dont il a besoin. Il est donc malaisé de discerner la part qui revient à chaque acteur dans ce processus complexe de réécriture de l’histoire. Enfin, alors qu’ailleurs, la tendance historiographique est à l’histoire « globale », « transnationale », « connectée » ou « croisée » (les termes utilisés varient en fonction des démarches, mais il s’agit à chaque fois d’une mise à distance des « grands récits » de la nation), dans les Etats qui ont émergé des ruines du communisme, les histoires nationales restent prioritaires. L’Autre (souvent l’Empire russe et l’URSS) y est décrit comme un agresseur contre lequel il a toujours fallu se défendre pour conserver son « identité nationale ».
Vingt ans après la chute des régimes communistes, l’activité reste fébrile. La réinvention, la réinterprétation de l’histoire n’est pas achevée : des figures considérées hier comme des traîtres et des ennemis du peuple occupent une place d’honneur dans les nouveaux panthéons nationaux. Des anciens monuments sont encore déplacés, d’autres sont élevés, des rues changent de nom alors que des places gardent ostensiblement leurs références de l’époque communiste.
En Russie, pays qui nous intéressera ici, ce sont les bolcheviks, perçus à l’époque soviétique comme des héros, qui ont été déboulonnés les premiers, transformés en individus fanatiques cruels et destructeurs. Cette vision négative de la « grande révolution socialiste d’Octobre » et de ses auteurs s’est répercutée sur une partie des nouveaux manuels d’histoire, publiés dès 1993. Comme l’ont montré les études de chercheurs tant russes qu’occidentaux, la Russie a redécouvert son passé tsariste et certains de ses dirigeants : Pierre le Grand, qui est perçu jusqu’à maintenant comme un tsar qui a transformé d’une main de fer la Russie en un Empire puissant et moderne, et dont on pardonne toutes les violences commises au nom de cette « modernisation », terme sur toutes les lèvres des hommes politiques de ces dernières années. Citons aussi le dernier tsar de Russie, Nicolas II, béatifié en 2000 dans une relative indifférence d’ailleurs, ce qui montre que la revalorisation du passé prérévolutionnaire réalisée durant les années 1990 était si déliée de la réalité que la société russe n’y a pas vraiment cru. En effet, difficile d’adhérer aux récits idéalisés d’une Russie tsariste qui marchait au début du 20e siècle vers le progrès de type occidental, comme était censée le faire la Russie de Eltsine, alors que la population se débattait dans une crise économique et sociale profonde et qu’une minorité s’accaparait les richesses du pays.
En Russie, le processus de réécriture de l’histoire n’a pas été linéaire. Il est complexe, inapaisé. Et surtout inachevé. S’y livre ce que certains appellent une « concurrence des mémoires ». Les grandes figures politiques (surtout autoritaires) du tsarisme sont réhabilitées, mais de nombreuses rues portent encore les noms des chefs des grandes révoltes cosaques qui ont fait trembler l’édifice impérial, ainsi que ceux des révolutionnaires qui ont lutté contre le tsarisme. En février 2011, à l’occasion du 150e anniversaire de l’abolition du servage en Russie, Dimitri Medvedev s’est affiché comme le continuateur d’Alexandre II, le tsar réformateur dont l’interprétation a toujours été ambivalente en Russie et sur lequel il a prononcé un discours dithyrambique : « aujourd’hui, nous tentons de développer nos institutions démocratiques, qui sont loin d’être parfaites. Nous tentons de transformer notre économie, nous changeons notre système politique. Au fond, nous continuons de suivre la voie qui a été tracée il y a un siècle et demi. J’aimerais attirer votre attention sur le fait que ce ne sont ni les fantaisies au sujet d’une voie particulière pour notre pays, ni l’expérimentation soviétique qui se sont avérées viables, mais le projet de développement normal et humain conçu par Alexandre II. En fin de compte, à l’échelle historique, c’est lui qui a eu raison, non pas Nicolas Ier ni Staline non plus »[1]. Pourtant, en prononçant son discours, Medvedev oubliait que dans certaines villes de Russie, des rues centrales portent encore les noms des terroristes qui ont assassiné le tsar en 1881. Ainsi, à Tver, une des grandes rues du centre de la ville s’appelle Jeliabov, nom du révolutionnaire responsable de l’attentat.
Les figures historiques qui résistent le mieux en Russie sont celles de l’époque impériale ou soviétique (l’idéologie n’a plus guère d’importance) qui évoquent la puissance, la gloire et la force : militaire, politique ou technique. Le meilleur exemple d’un héros universel est celui de Iouri Gagarine, le premier homme à avoir réalisé un vol dans l’espace en 1961. De l’époque soviétique à l’époque actuelle, pas un manuel d’histoire sans Gagarine, pas une ville sans rue, monument ou place Gagarine. Il incarne les forces et les réussites de l’URSS, et il est un héros tant officiel que populaire (sa mort tragique à 34 ans en 1968 n’est pas étrangère à ce phénomène). Surtout, Gagarine ne suscite aucune polémique. Il n’est pas lié à la Seconde guerre mondiale, dont la mémoire divise et ramène à Staline. Il est un héros pur, politiquement neutre, incarnation de qualités admirables, acceptables pour tous. En mai 2011, la Douma de Moscou a même évoqué la possibilité que la monumentale statue de Gagarine, qui orne depuis 1980 la place du même nom, soit déplacée à la place Loubianka au centre de Moscou, là où siège le bâtiment du KGB. Là où, jusqu’en 1991, s’élevait le monument de Félix Dzerjinski, fondateur de la police politique de l’Etat bolchevique dont le portrait orne encore de nombreux bureaux du FSB. Finalement, il a été décidé de laisser le cosmonaute là où il est. Un des arguments invoqués était le fait que déplacer Gagarine devant le siège du KGB allait, nolens volens, l’impliquer dans les débats qui divisent douloureusement la société. Il aurait en quelque sorte perdu sa pureté, ce que personne ne voulait. La mémoire « sombre » du KGB allait « jeter une ombre » sur celle du premier cosmonaute : « que viendrait faire Gagarine sur la place Loubianka ? Est-il coupable de quelque chose ?! s’est même exclamée en riant une passante moscovite interrogée. Un autre passant a expliqué que Gagarine « n’était pas un homme du KGB, il n’a donc rien à faire à la Loubianka »[2].
Le centre de la place Loubianka est donc resté vide, même si une partie des Moscovites interrogés ont souligné qu’ils verraient positivement le retour du « Félix de Fer » sur cette place qui portait autrefois son nom. Ce qui provoque à chaque discussion à ce sujet des réactions scandalisées dans les milieux proches de l’association Memorial, qui lutte pour la mémoire des victimes des répressions du régime soviétique : « nous sommes fermement opposés au retour du ‘Félix de Fer’ », s’est exprimé Arseni Roginski, président de l’association. « Les personnes qui ont collaboré à l’organisation de la terreur n’ont pas à être célébrées dans l’espace public »[3]. Les sympathisants de Memorial, eux, se réunissent chaque année autour de la pierre de Solovki érigée en face de l’écrasant édifice du KGB. Mais ce premier monument aux victimes des répressions à avoir été érigé dans la capitale (en 1990) ne peut faire concurrence au KGB : trop modeste, elle est reléguée dans un petit square qui jouxte la place Loubianka, à l’abri des regards. En cela, elle symbolise fort bien la place octroyée en Russie à la mémoire des répressions.
Quant à Staline, il reste pour un grand nombre de citoyens russes le plus grand héros national, même si aucune réhabilitation officielle n’a lieu, malgré les signaux relevés par les observateurs (publication de manuels d’histoire qui justifient la politique de Staline, rétablissement de la phrase à son honneur dans une station de métro de Moscou, apparition de « stalinobus » lors des commémorations de la Victoire, etc.). Dimitri Medvedev a souligné dans plusieurs discours qu’il n’y avait pas, en Russie, de retour au stalinisme ou à certaines de ses valeurs, et que les répressions staliniennes constituaient une des plus grandes tragédies de l’histoire de la Russie. Surtout, dans un entretien en mai 2010, le président a souligné qu’il s’agissait d’un point de vue officiel. Telle est « l’idéologie de l’État, et mon avis en tant que Président de la Fédération de Russie ». Les individus ont certes le droit d’aimer ou de haïr Staline, a-t-il évoqué. Toutefois, ces « appréciations personnelles ne doivent pas influencer le point de vue de l’État »[4].
Staline est même parfois ostensiblement et étrangement absent. Ainsi, dans les écoles de Moscou, le premier cours de l’année 2009-2010 devait être consacré au thème de la Victoire, de même que le premier cours de 2010-2011, mais cette fois entendu comme les « grandes victoires du peuple russe ». Pour les aider, les enseignants avaient des recommandations méthodiques du département de l’Instruction de Moscou : la leçon, y lit-on, « doit amener les écoliers à la conclusion que la Russie a une histoire glorieuse, que les Russes peuvent en être fiers et se représenter comme un peuple-vainqueur »[5]. Or dans les 192 pages de recommandations de l’année 2009-2010, le nom de Staline n’apparaît que trois fois : une fois aux côtés de Churchill et Roosevelt, une autre fois lorsqu’est cité le discours prononcé par Staline à la radio le 3 juillet 1941, et une troisième fois lorsque il est question du grand concours organisé en décembre 2008 pour choisir le héros national de la Russie et qui avait vu Staline obtenir la troisième place. Certes, l’absence de Staline dans ce document souligne avant tout un malaise, et il a pu sembler plus simple aux auteurs d’éluder le problème plutôt que de l’affronter. Les enseignants auront donc pu donner un cours sur la Victoire aux écoliers sans aborder le rôle de Staline durant la guerre.
C’est au demeurant la mémoire de la « grande guerre patriotique » qui est au centre des désaccords entre la Russie et ses voisins. Des pays qui avaient auparavant une vision commune (imposée par Moscou) de la Victoire se divisent désormais violemment. Parfois, c’est à l’intérieur d’un même pays que les différentes mémoires de la guerre s’entrechoquent, que les interprétations divergent. Ainsi, en Galicie, une région d’Ukraine qui a longtemps été sous influence polonaise et qui a été annexée à l’Ukraine soviétique en 1939, les statues de Lénine ont été remplacées par celles des dirigeants de l’Organisation des nationalistes ukrainiens (OUN) et de l’Armée insurrectionnelle ukrainienne (UPA). La résistance « nationale » à l’occupation tant soviétique que nazie y est mise en avant, alors que d’autres faits, moins glorieux, notamment les crimes de guerre commis à l’encontre des populations polonaise et juive, sont « oubliés ». C’est pourquoi tant en Pologne que dans les régions d’Ukraine dont l’histoire s’est faite dans le giron de la Russie puis de l’URSS (et où les statues de Lénine n’ont en revanche pas disparu), les dirigeants nationalistes ukrainiens, élevés au rang de véritables héros en Galicie, sont perçus de façon négative[6].
C’est devenu un lieu commun que d’affirmer l’importance de la construction d’une mémoire historique partagée, afin que le passé devienne réellement le passé. Des historiens, en Russie, tentent de le faire, parfois sous l’égide d’Instituts académiques ouverts à ces démarches historiographiques, parfois de façon indépendante. Des commissions d’historiens, russes, polonais, ukrainiens, oeuvrent à l’écriture d’ouvrages historiques et de manuels d’histoire communs. En cela, ils vont à l’encontre des narrations nationales, qui, par définition, sont des récits « fermés ». Et si, en Russie, l’instrumentalisation de l’histoire par les pouvoirs politiques est réelle, les historiographies savantes ont plutôt tendance à converger. On le voit en ce qui concerne l’histoire du stalinisme, ou celle de l’Empire de Russie et de ses politiques nationales, deux thématiques qui ont engendré de nombreuses et excellentes études. Reste, bien sûr, le problème de leur impact, minime, sur la société. La relation entre l’histoire académique et la recherche d’une part, l’enseignement et l’usage public du passé d’autre part, est un enjeu majeur, et il le restera durablement. Toutefois, la Russie a beau être un cas exemplaire, elle n’en est pas pour autant une exception dans un espace européen traversé un peu partout par des enjeux et des tensions entre historiographie savante et usage public de l’histoire.
Korine Amacher
Historienne
Université de Genève
[1] http://www.kremlin.ru/news/10506
[2] http://www.interfax.ru/print.asp?sec=1496&id=189289
[3] http://www.interfax.ru/print.asp?sec=1496&id=189289
[4] http://kremlin.ru/transcripts/7659.
[5] http://omczo.org/
[6] Au sujet de la mémoire historique en Ukraine, cf. en particulier Andreï Portnov, Exercices avec l’histoire de l’Ukraine à la façon ukrainienne, Moscou, 2010 (ouvrage en russe).
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