jeudi 15 septembre 2011

« L’histoire de France » fétiche de la nation. Par Suzanne Citron.

Plaque de reliure en ivoire, Reims, dernier
quart du IX° siècle. Musée de Picardie, Amiens.
Le baptême de Clovis par St Rémy
avec le miracle de la Sainte Ampoule.


C’est l’histoire de France qu’on assassine titre à grand renfort d’images et d’encadrés Le Figaro magazine du 27 août 2011. Et les coordinateurs du dossier de nous mettre en garde, selon une dramatisation dont ce journal est coutumier : « Notre enquête montre que la question engage l’avenir même de notre société ».


La litanie des grands personnages 

Déjà dans les années 1979-80, Alain Decaux s’y exclamait : « On n’enseigne plus l’histoire à nos enfants ! » Aujourd’hui, les enquêteurs qui se penchent sur cet « assassinat » dénoncent, avec le procureur Dimitri Casali, la disparition dans les classes de 6e et de 5e de Clovis, Charles Martel, Hugues Capet, Louis IX dit Saint Louis, François Ier, Louis XIII, la relégation de Louis XIV en fin de programme, la réduction du premier empire en question optionnelle. Et de fourbir l’argumentaire : ces suppressions relèveraient de la règle du « politiquement correct », d’une manipulation moralisatrice de l’histoire, alors que « faire étudier aux élèves Clovis, François Ier ou Napoléon Ier n’a pourtant rien de réactionnaire ». La déploration mélange glose pseudo idéologique et défense pédagogique : « Ces personnages, ajoute Casali, permettent d’humaniser une Histoire souvent désincarnée et sont susceptibles de susciter chez les enfants une véritable émotion (sic), assez proche de celle ressentie lors d’un spectacle ». 

Aucune distanciation historiographique ne sous-tend cette didactique à l’emporte-pièce. Certes, Dimitri Casali concède qu’« il ne s’agit bien évidemment pas d’en revenir à une lecture hagiographique, providentielle, épique, patriotique ou dogmatique des ‘grands personnages’, que des générations d’historiens ont bien heureusement remise en cause et déconstruite ». Mais s’il récuse « clichés, stéréotypes et images d’Epinal », « l’histoire de France » en filigrane – et les images qui l’illustrent – ne se distingue en rien du récit hérité des manuels primaires de la Troisième République. 

Manquent curieusement à l’appel les Gaulois et Vercingétorix désormais sans doute trop disqualifiés comme « ancêtres ». Max Gallo, en encadré, l’affirme : « La France commence avec Clovis ». Il réintroduit ainsi le dogme de l’histoire royaliste et catholique du XIXe siècle, dans la querelle sur les origines et la définition de la France . Pour les tenants de la restauration monarchique, le baptême de Clovis marquait symboliquement la fondation de la France (1) face à l’historiographie libérale et républicaine construite sur la préexistence de la nation, du peuple, pré-incarné dans les « Gaulois », récemment promus ancêtres. « Oublier Clovis c’est nier la France », poursuit l’académicien. De fait, à partir de Clovis, les deux histoires scolaires – la républicaine et la royaliste – ont le même tracé : Jules Michelet comme Ernest Lavisse y intègrent l’ancien récit dynastique, entre les « Gaulois » et la Révolution de 1789. Cette tension entre deux traditions politiques constitue la matrice de la représentation du passé inculquée par l’école depuis la IIIe République (2).

Un interlude de 800 ans 

Max Gallo évoque le baptême de Clovis mais se garde bien de rappeler le légendaire inventé au IXe siècle par l’évêque de Reims, Hincmar, pour légitimer les usurpateurs carolingiens – la colombe apportant la Sainte ampoule (3) . Ce « miracle » a permis aux historiographes des Carolingiens, puis des Capétiens, d’imputer aux dynasties franques de l’ouest (au mépris des princes de l’est (4) ) la succession mystique de Clovis et de Charlemagne (5) conférée par l’onction du sacre, interprétée ultérieurement comme le fondement d’une continuité ontologique chrétienne de la « France ». C'est cette mythologie médiévale que cautionne l’académicien dans un vaste flou artistique : « c’est autour de ce roi des Francs Saliens que s’esquissent, à la fin du Ve siècle, le visage et l’identité de notre pays ». 

On sait aujourd’hui qu’un royaume de France n’apparaît dans les textes qu’au détour du XIIe-XIIIe siècle. Se met alors en place un processus historique d’expansion qui, par le jeu des guerres, des alliances matrimoniales et de multiples phénomènes hasardeux, constitue, pas à pas, territorialement et politiquement une nouvelle entité géopolitique. Mais, au cours des 800 années qui séparent le baptême de Clovis et l’onction de saint Louis, des espaces spécifiques se sont faits ou défaits, notamment au sud de la Loire, dans lesquels ont prospéré des communautés de langue d’oc extérieures à l’Église catholique, comme les communautés juives, cathares, voire certaines enclaves musulmanes. Les nier c’est imposer une « identité française » arbitrairement construite autour d’une succession de souverains catholiques remontant à Clovis. 

Les Grandes Chroniques de France rédigées au long de ce même XIIIe siècle sont l’assise du récit qui attribue l’héritage de Charlemagne et de Clovis aux seuls Robertiens Capétiens, désormais sacrés rois « de France ». Ce récit linéaire et hagiographique a, jusqu’à la Révolution, sous-tendu l’imaginaire historique des élites et nourri la représentation du passé national et étatique autour de la transmission dynastique. « Le Roi est mort, vive le Roi ». Cette généalogie royale, mystique et charnelle, s’est muée en récit de la Nation métahistorique, au croisement d'un paradigme européen définissant des peuples originels (Herder (6) ) et du postulat de la « Gaule-France », réceptacle territorial de l’ancienne transcendance incarnée dans le corps du roi (7)

Fétichisation de l’objet « l’histoire de France » 

Le « dossier », biaisé et lacunaire, du Figaro magazine invite à méditer une fois de plus sur la fétichisation de l’objet « l’histoire de France ». La mise au rancart implicite du mythe gaulois ne s’accompagne nullement d’une déconstruction ou d’une historisation du récit du XIXe siècle. Décrypter le cadre idéologique et épistémologique, les jeux entre scientisme, classicisme, romantisme, ethnocentrisme, racialisme, qui ont conditionné, dans l’Europe du XIXe siècle, l’écriture nationaliste de l’histoire relève du tabou. La mise en question du récit transmis par l’école républicaine menacerait-elle les fondements du lien social ? On écarte les Gaulois pour en revenir à Clovis ! Ce retour au récit généalogique royaliste comme marqueur imprescriptible de l’identité nationale est symptomatique de la distance entre les hautes sphères de l’Académie ou de l’Institut et la réalité de la société française et des questionnements des enseignants. 

Au nom de quel impératif, dès lors qu’il s’agit de la « France », prétend-on figer un récit, déterminé par l’époque qui l’a fabriqué, en bible de l’identité collective des Français du XXIe.siècle ? Certains arguments qui, dans le dossier, plaident en faveur du retour aux « grands personnages » n’ont pas grand chose à voir avec les demandes sociales et culturelles du présent. L’outillage mental d’un imaginaire historique à réinventer pour rétablir un vivre ensemble dans le monde d’aujourd’hui ne se fera pas avec un Clovis pourfendeur de l’« hérésie » et vainqueur des Aquitains, avec un éloge de Saint Louis sans mention de la rouelle imposée aux juifs, un hymne à Louis XIV occultant les dragonnades, un parcours des boulevards des maréchaux ou une promenade à la gare d’Austerlitz… Des gloses superficielles sur les (anciens) héros de l’histoire de France n’apporteront pas des raisons de se sentir français aux jeunes de Montreuil, de Toulouse ou de Tourcoing. Et surtout ce n’est pas cette mise en perspective qui permettra à la « génération mutante » d’une société bouleversée par les nouvelles technologies (8)  – et captive d’une société de consommation engendrée par la seule logique du profit – de se structurer comme habitant de la Terre et membre de l’espèce humaine. 


Chronologie, repères, programmes

Dimitri Casali articule, dans son argumentaire, défense de la « chronologie » et de la chaîne dynastique, comme s’il n’y avait pas d’autre organisation possible du passé, comme si le passé ne prenait sens qu’autour de ces grands personnages. La question est du reste posée dans le dossier lui-même par Natacha Polony, qui, derrière un titre pourtant polémique, rapporte les propos d’une institutrice, Catherine Bonnet, pour qui « la question de savoir ce qu’il faut enseigner en histoire est extrêmement complexe. Revenir au vieux ‘roman national’ et à ses mythes ne serait certainement pas la solution. ». De fait l’usage même du mot « chronologie » est biaisé parce qu’il évoque d’emblée les grandes « dates » de « l’histoire de France » et s’inscrit dans une démarche de fétichisation. 

« Quelle histoire enseigner? » Pour repenser la question, on parlera plutôt de repères et on problématisera à partir du présent, comme le suggéraient en leur temps Marc Bloch (9)  et Lucien Febvre. À l’heure de la mondialisation, des migrations, de la mixité culturelle, des pays émergents, quels repères retenir et transmettre sinon d’abord ceux d’une connaissance globale du passé humain, autour desquels s’inséreront et se comprendront la multiplicité des civilisations humaines et de leurs interactions, les transformations du capitalisme, les siècles de domination planétaire des États-nations européens, les incertitudes écologiques et sociétales du monde actuel ?

Contrairement à la thématique du dossier, je suis persuadée de la nécessité de donner, au cours de la scolarité obligatoire et dès le Cours moyen, les grands repères d’une histoire humaine globale, planétaire, dont l’architecture est d’urgence à repenser avec les outils intellectuels dont nous disposons aujourd’hui et non plus les préjugés et les connaissances du XIXe siècle. Il est urgent que les chercheurs en toutes sciences humaines déconstruisent épistémologiquement la vision euro-centrée et franco-centrée du passé pour suggérer la possibilité d’un nouveau récit de l’humanité. On ne partira plus de l’homme de Cro-Magnon et d’une Gaule toujours déjà-là, mais de l’hominisation, et on décryptera quelques grandes étapes communes et décalées comme les révolutions néolithiques et les révolutions industrielles et technologiques. Dans une histoire pensée d’abord planétairement s’insèreront d’autres grands processus, dont une histoire de la France, mais aussi d’autres héritages complexes comme ceux du continent africain, que rappelle par ailleurs Catherine Coquery-Vidrovitch (10) . On touche ici l’une des faces d’un véritable aggiornamento de l’enseignement de l’histoire : sortir de la sclérose paradoxale liée au façonnement anachronique d’un imaginaire historique qui ne peut répondre à l’objectif d’éduquer des êtres capables de faire face aux enjeux multiples et contradictoires à venir. 

Pour finir je donnerai acte à Dimitri Casali de ses remarques sur les incohérences des programmes : d’un côté imposer l’étude de plusieurs civilisations extra-européennes en 5e et « un européocentrisme caricatural » en seconde, thématiser sans pertinence historiographique en première. Si je ne me range pas à sa logique de reconstruire le passé autour de la grammaire des grands personnages, il est juste de pointer ces incohérences. Car dans les instances qui, au sommet de l’État, imposent une lecture officielle du passé, un décryptage critique de l’héritage historiographique du XIXe siècle fait défaut. Et l’objectif de problématiser ce qui, dans les traces du passé, serait impérativement à retenir comme faisant sens pour les jeunes d’aujourd’hui n’est pas actualisé. 



(1) Claude Nicolet, La fabrique d'une nation. La France entre Rome et les Germains, Paris, Perrin, 2003. 
(2) Suzanne Citron, Le mythe national. L'histoire de France revisitée, Paris, l’Atelier, 2008 (nlle édition). 
(3) Michel Rouche (éd.), Clovis, histoire et mémoire, Paris, Presses universitaire s de paris-Sorbonne, 1997. 
(4)Carl Richard Brühl, Naissance de deux peuples, Français et Allemands, IXe –Xe siècle, Paris, Fayard 1990. 
(5) Robert Morrissey, L'empereur à la barbe fleurie. Charlemagne dans la mythologie et l'histoire de France, Paris, Gallimard, 1997. 
(6) George Iggers, The German Conception of History : The National Tradition of Historical Thought from Herder to the Present , Middletown (conn.), Wesleyan University Press, 1983. 
(7) Ernst Kantorowicz, Les deux corps du roi, Paris, Gallimard, 1989 ; Alain Boureau, Le Simple corps du roi. L'impossible sacralité des souverains français, XVe-XVIIIe siècles, Paris, Editions de Paris, 1988. 
(8) Michel Serres, Libération, 3-4 septembre 2011 : http://www.ecrans.fr/Petite-Poucette-la-generation,13234.html 
(9) Marc Bloch, « Sur la réforme de l’enseignement » in L’Etrange défaite, folio/Gallimard, 1990, p. 268. 
(10) Cf. sur le site du CVUH, le récent article de Catherine Coquery-Vitrovitch, « Pourquoi il faut enseigner l’histoire ancienne de l’Afrique subsaharienne » : 

2 commentaires:

elisabeth a dit…

Belles réponse aux aigreurs réactionnaires...

Tibo a dit…

Débat passionnant, mais qui risque de rester cantonné à une bataille d'experts.
Chers chercheurs de notre (encore ?) belle république, pourquoi ne pas produire des outils modernes (jeu multimédia à l'échelle du monde mélangeant histoire de l'humanité et géographie) qui pourraient suppléer aux manques de notre éducation nationale et proposer aux curieux (parents et enfants) une synthèse de ces sciences humaines si importantes à la maturation de citoyens éveillés !!!
Un projet européen pourrait être générateur d'une vision globale (incroyable quand on voyage chez nos voisins proches de voir la différence de vision historique du monde), sans aller jusqu'à une vision carrément utopiste d'un même projet à l'échelle de l'UNESCO...