samedi 7 février 2009

14-18, le bruit et la fureur : chronique d’une offensive télévisuelle par Julien Mary


Avez-vous vu mardi 11 novembre dernier, en prime timesur France 2, le documentaire 14-18, le bruit et la fureur ? Annoncé à grand renfort de tambours, le film a permis à la chaîne de réaliser un excellent score d’audience : 5 893 000 téléspectateurs, soit 21,3 % de parts de marché (source : Médiamétrie). Meilleure audience pour un documentaire sur France 2 depuis janvier 2006 et la sulfureuse Odyssée de la vie ! Avec la note de 8,5 / 10, à égalité avec l’émission Faites entrer l’accusé, le documentaire est également placé en tête du baromètre qualitatif publié par France Télévisions pour le mois de novembre, toutes chaînes et tous programmes confondus. On ne sait si le titre choisi en référence au chef d’œuvre de William Faulkner a contribué à un tel succès, mais il est certain que le documentaire n’en partageait pas les mêmes attendus. La direction de la chaîne se félicite néanmoins du score réalisé. Pour elle, les téléspectateurs « ont manifesté ainsi leur désir de mieux comprendre et de ne pas oublier ceux qui ont combattu lors de cette Grande Guerre. »
« Mieux comprendre et ne pas oublier » : un objectif ambitieux et bien légitime, dont il ne s’agit aucunement ici de remettre en cause le bien-fondé. Les historiens n’ont pas le monopole de l’histoire et il est essentiel de l’ajuster à des supports et des publics variés. Le film se proposait ainsi de nous rendre sensible l’expérience de la Grande Guerre à travers le récit d’un soldat français prétendument "type", commentant, année après année, des images inédites du conflit. En effet, « tout est loin d’avoir été dit sur la “der des ders”, sur l’histoire de cette immense tromperie, de ce gâchis infini » (http://programmes.france2.fr/14-18, 12/11/2008). Et on ne pouvait que se réjouir à l’idée de voir ainsi renouvelée l’approche télévisuelle de 14-18 : on allait voir ce qu’on allait voir… Mais dès la lecture du résumé proposé par France 2, l’on s’aperçoit que c’est au contraire une vision spécifique, bien connue des historiens de la Grande Guerre, qui constitue l’arrière-fond du documentaire, et que, loin de contester la version officielle, le documentaire en fait la trame de la narration :

« A travers le récit d’un soldat qui a traversé toute la guerre et qui parle aussi au nom de ses camarades, "14-18 le bruit et la fureur" est un documentaire réalisé à partir d’images d’archives, pour la première fois, restaurées, colorisées et sonorisées. A rebours de la victimisation du soldat qui a longtemps prévalu, le propos de ce film est nouveau : la Grande Guerre a été entretenue par un consentement général. Ce sont des sociétés entières qui se sont jetées dans ce qu’elles pensaient être un combat de la civilisation contre la barbarie. » (Id.)

Rien n’est dit du statut de ce narrateur omniscient, de ce combattant dont le téléspectateur ignore s’il a véritablement existé ou s’il a été inventé pour les besoins du film. Outre son absence de caractérisation sociale et l’inconstance de son point de vue – notre héros s’exprime en effet tour à tour en simple combattant, officier d’état-major, historien, allant même jusqu’à prendre des allures de prophète –, la question première posée par ce procédé narratif n’est elle pas celle de la pertinence de cette narration fictive elle-même, qui ne s’avoue de plus jamais comme telle ? Pourquoi ne pas construire le propos du film autour de témoignages réels ? Pourquoi leur préférer un témoignage fictif, construit pour les besoins d’un film et la défense d’une historiographie se jugeant en perte de vitesse sur le terrain public, et qui déploie son discours caché sous le masque du réel, celui d’un authentique combattant auquel le film donne un âge (24 ans en 1914), un ami (Léon), une fiancée (Marthe), et même un visage ? Au début du film, en effet, le narrateur commente ainsi la photographie d’un groupe de soldats : « C’est la seule photo de moi que j’ai conservée. Elle a été prise dans l’Artois, au lendemain d’une nuit d’épouvante. Je suis au troisième rang, le quatrième en partant de la gauche. » Comment expliquer un tel parti pris narratif, non clairement établi et par conséquent largement inintelligible au spectateur ? Pourquoi choisir le "témoignage fictif" comme mode explicatif grand public d’un passé pourtant pourvoyeur d’un nombre important de témoignages ? Les téléspectateurs sont-ils jugés incapables d’appréhender ce type d’archive spécifique qu’est le témoignage combattant ? Y a-t-il rejet de ce matériau en tant que source digne de contribuer à écrire l’histoire ?
La réponse à ces questions nous est fournie en substance par Jean-François Delassus lui-même, pour lequel son héros est un « soldat inconnu, qui a traversé toute la guerre, puis qui a lu, vu beaucoup de films et réfléchi sur ce qu’il a vécu. […] La version qu’il donne, son point de vue sur les mentalités d’alors sont proches de l’école de pensée historique à laquelle appartient Annette Becker » (http://programmes.france2.fr/14-18, id.), unique conseillère historique du film. Ce soldat n’est ainsi pas inconnu pour tout le monde : à l’historial de la Grande Guerre de Péronne (1), cela fait dix ans qu’il est sur la ligne de front du débat historiographique. En soldat fidèle et obéissant, il témoigne naturellement en faveur de l’histoire qui lui a donné vie :

« Du ventre de la terre vulcanisée, je vois naître les grandes catastrophes du siècle. Elles sont toutes issues d’une même tragédie : 14-18. […] 10 millions de morts, 23 millions de blessés, c’est-à-dire la moitié des 70 millions de mobilisés. C’est la vérité nue de 14-18. Mais c’est trop abstrait, et moi je connais la souffrance de tous ces hommes, un par un. […]
Bien sûr, je lis des témoignages, j’écoute les historiens me raconter ma guerre et je regarde quantité de films qu’on discute avec les potes. Et alors ? Alors on décrit beaucoup trop souvent 14- 18 comme le conflit imposé à la troupe, c’est-à-dire subi. […] Mais la vérité est différente, notre guerre à nous est librement consentie. Sinon, pourquoi moi et tous les autres on aurait accepté quatre années de douleurs intenses, la promiscuité irrespirable, les conditions de vie innommables, tout ça en se révoltant si peu ? Nous on a fait corps avec cette guerre. Y consentir en 14, c’est notre raison d’être. […] Comment on se parlait avec Léon et les autres ? On utilisait des mots dont les valeurs n’ont plus cours : Patrie, devoir, parole, héroïsme, honneur, haine ! [Sur ces mots, apparaît l’intitulé du premier chapitre : « 1914 HONNEUR ET HAINE »] Des mots essentiels qui ont fait la guerre à travers nous... »

14-18 serait donc la matrice du XXe siècle et de toutes ses horreurs ; la ténacité des combattants s’expliquerait par leur consentement général à la guerre, tout particulièrement entretenu par une haine commune de l’ennemi et un patriotisme tenace : cette lecture particulière du conflit est imposée au téléspectateur dès l’introduction du film. Mais si ces idées sont familières aux lecteurs des ouvrages d’Annette Becker, les auteurs du film omettent d’en présenter au grand public le caractère construit et éminemment polémique (2). Par ailleurs, le narrateur place sur le même plan des lectures du conflit d’essences très hétéroclites (témoignages, travaux des historiens et œuvres de fiction). Pour lui, quelle qu’en soit la nature, ces différents modes de rapport au passé donnent la plupart du temps une fausse image du conflit : SA guerre n’a pas été subie, mais « librement consentie » (3) [notons la tournure pléonastique, figure d’insistance]. Cet amalgame, associé à l’ambiguïté entretenue autour de la dimension réelle ou fictive de ce récit, illustre bien le peu de cas que ce type d’histoire fait des témoignages de combattants (4).
Sur le site Internet de France 2, le contenu de ce film, largement inspiré des outils d’analyse élaborés par Annette Becker et Stéphane Audoin-Rouzeau dans 14-18, retrouver la guerre (Paris, Gallimard, 2000), est présenté comme une nouveauté, avec toute l’imprécision et la prétention véhiculée par ce terme :

« A rebours de la victimisation du soldat qui a longtemps prévalu, le propos de ce film est nouveau [souligné par nous]  : la Grande Guerre a été entretenue par un consentement général. […] En suivant les analyses d’Annette Becker, l’un des chefs de file de ce nouveau[Id.] courant historiographique, ce film donne une vision neuve [Id.] de ce conflit dont l’ampleur, la violence, le caractère total ont à la fois préfiguré et engendré les tragédies du XXe siècle. » (http://programmes.france2.fr/14-18, id.)

Comment faire du neuf avec de l’ancien ? Balayant d’un revers de main près de dix ans d’historiographie, les thèses de 14-18, retrouver la guerre (5) font ici peau neuve et s’offrent à grands frais – à 20h50 s’il vous plaît ! – une nouvelle jeunesse… Et tout est effectivement neuf dans ce documentaire... Mais neuf au sens d’inexpérimenté [et d’inopérant] : le narrateur est un poilu anachronique, fraîchement moulu au seuil des années 2000 ; les images sont des (re)constitutions, ne reflétant les réalités du conflit qu’au travers d’un prisme essentiellement propagandiste non clairement explicité et assumé ; le discours scientifique, lui, campe des tranchées mal conçues et déjà pas mal ébranlées... L’année 2000, date de la sortie de 14-18, retrouver la guerre, marquerait-il la "fin de l’histoire" du premier conflit mondial ? C’est en tout cas ce que semble penser Jean-François Delassus :

« Ce livre est essentiel. Même si, bien évidemment, je me suis penché pour faire ce film sur d’autres livres confirmant, nuançant ou infirmant le propos de 14-18, retrouver la guerre. Le regard que ces deux historiens portent sur la Première Guerre mondiale va à l’encontre de la vision habituelle d’une guerre subie, d’une troupe contrainte à se battre par une poignée de Généraux va-t-en guerre, avec pour preuves les mutineries de 17, les fusillés pour l’exemple, les désertions. » (http://programmes.france2.fr/14-18, id.)

Et c’est ainsi tout l’appareil analytique de 14-18, retrouver la guerre que l’on retrouve au cœur de ce documentaire : le consentement au conflit, la haine de l’ennemi, la Première Guerre mondiale comme matrice du XXe siècle et, d’une manière plus diffuse, la notion même de culture de guerre (6)(7) Cet appareil de propagande en place, il reste donc à l’illustrer. Et l’option retenue est caractéristique de l’art de l’endoctrinement. Les « images d’archives » étant indissociables dubourrage de crâne qu’elles véhiculent, l’on s’attend à ce que le discours de vulgarisation scientifique tenu par notre héros vienne circonstancier et expliciter cette consubstantialité. Au lieu de cela, par un habile procédé de mise en abîme, la prosopopée du narrateur est elle-même le véhicule d’un deuxième discours propagandiste, au service de l’historiographie du conflit aujourd’hui dominante :

« Comment j’ai dit oui à la guerre ? Grâce à ces archives filmées, vous allez voir ce que j’ai vécu, au plus près. En 14, le cinéma est à ses débuts. Faut savoir que les caméras ne vont pas partout et filment sur ordre. L’armée réalise des reconstitutions après les grands évènements. Nous, les Poilus, on est stupéfait qu’ils pensent à faire ça. Mais je vais quand même vous raconter la guerre avec ces images. »

Un avertissement préliminaire vient avertir le téléspectateur : « Ce document est réalisé à partir d’images d’archives d’époque colorisées et sonorisées. » Si l’objectif apparent de ce parti-pris consistant à donner la parole au muet et à coloriser les images dans lesquelles s’inscrit le vécu du narrateur (tout en conservant en noir et blanc celles qui lui sont immédiatement étrangères) est d’accroître la dimension télégénique du film, la tentation sous-jacente est bien celle de faire dire aux images ce que l’on veut ! Pour Laurent Véray, « cela revient à dire que la valeur ontologique des archives en noir et blanc n’est plus suffisante, et qu’il est désormais nécessaire de produire de la nouveauté par réincarnation digitale. […] Sans chercher à se poser en gardien de l’orthodoxie des archives, il faut bien reconnaître que cette pratique est très discutable » (L. Véray, La Grande Guerre au Cinéma, Paris, Ramsay, 2008, p. 230). Laurent Véray..., que l’on retrouve pourtant au générique du documentaire comme consultant historique ! (8)
Ces « image d’archives », mêlant reconstitutions d’époque, films de propagande, images « authentiques », extraits de films de cinéma, photographies, reproductions de cartes postales, et extraits du reportage anglais La Bataille de la Somme (1916), ne font d’ailleurs l’objet d’aucune présentation critique. Le téléspectateur se retrouve ainsi noyé dans une succession de plans courts où s’enchaînent des images répondant à des logiques fonctionnelles différentes, mais dont la plupart émanent du commandement militaire qui les instrumentalise. Cette accumulation prédispose une fois de plus le spectateur à l’amalgame : ce qui lui est donné de voir pour la première fois, c’est un bloc d’« images d’archives d’époque », dont la seule concession aux standards télévisuels contemporains est d’avoir été colorisé et sonorisé. Avec de telles archives cinématographiques, données comme authentiques et inédites, une éminente conseillère historique, le soutien du ministère de la Défense, un 11 novembre à 20h50 sur une chaîne publique…, nul doute que ce documentaire remplit tous les critères d’une émission sérieuse, devant laquelle on peut s’installer en famille.
Commémorations du 90e anniversaire de l’armistice obligent, la plupart des organes de presse, TV et généralistes, ont relayé l’annonce du programme telle que présentée dans le dossier de presse de France 2, sans aucun travail critique (9) : le réalisateur, écrit par exemple Marion Festraëts dans L’Express : « a réuni des kilomètres d’archives pour rendre la vérité d’une tuerie consentie : la guerre de 1914-1918. […] Delassus narre, année après année, le quotidien d’un soldat inconnu en s’appuyant sur 90 % d’images d’époque. Colorisées, sonorisées – une première – ces images montrent une guerre inédite, proche et palpable » (http://www.lexpress.fr/culture/tv-radio//14-18-le-bruit-et-la-fureur-france2_690116.html?xtor=RSS-194, 12/11/2008)… Ainsi, pour Lionel Kaufmann, « la qualité de ce documentaire viendrait non pas des sources elles-mêmes, mais des prouesses techniques qui aujourd’hui colorisent et sonorisent des images d’archives. Une telle entrée en matière occulte

• qu’à aucun moment dans ce documentaire, il n’est procédé à un travail relativement à la nature, l’identification et la contextualisation des sources utilisées (...) ;
• que seuls les extraits des films de fiction sont identifiés par leur titre et leur date de sortie ;
• que nous ne disposons d’aucune image authentique des combats de 1914-1918 ;
• qu’il n’y a aucune raison historienne de coloriser ces images ; • le fait que les sons ou les dialogues ont été inventés pour l’occasion.
En définitive, les images ne servent que d’illustration aux propos du narrateur, poilu imaginaire, et ce soi-disant documentaire historique n’est qu’une œuvre de fiction de plus, un roman à thèse à la forme picturale particulière (...). L’intention n’en est pas moins de faire croire au spectateur que ceci est « vrai », plus vrai en tout cas que tous les films de fiction consacrés à la guerre de 1914-1918 pour zapper ces derniers. » (http://lyonelkaufmann.ch/histoire/2008/11/17/14-18-le-bruit-et-la-fureur-le-retour-du-bourrage-de-crane/, 20/11/2008)

Rappelons-nous en effet les propos d’Annette Becker, recueillis par Jean Birnbaum dans son fameux article « 1914-1918, guerre de tranchées entre historiens » :

« Ceux qui nous critiquent ne sont pas nombreux et leurs travaux m’intéressent peu. Mais, du point de vue de l’espace public, il est clair que nous avons perdu depuis longtemps. Ils ont le film de Christian Carion (10) pour eux : un peu d’antimilitarisme franchouillard, quelques anachronismes, plein de petites lumières, et on fait pleurer dans les chaumières. Quand je suis allée le voir au cinéma, je n’ai pas cessé de rire, et j’ai eu droit à des regards noirs ! Pour le public, il est plus facile de croire que nos chers grands-parents ont été forcés de faire la guerre par une armée d’officiers assassins. » (Le Monde, 10/03/2006)

Dédain de l’"adversaire historiographique" (11) et mépris pour un grand public jugé trop candide : deux aspects que l’on retrouve exprimés par le narrateur du documentaire lui-même, dont la ténacité prendrait ainsi sa source dans une haine commune de l’ennemi – facteur de cohésion de la troupe – et la croyance partagée en un corps de valeurs d’essences patriotique et républicaine. Un aspect fusionnel de la relation auteurs-narrateur parfaitement assumé par Isabelle Rabineau, collaboratrice à l’écriture du film :

« Dans 14-18, nous nous reconnaissons. C’est un miroir ou un autoportrait, au mimétisme flagrant et collectif, au-delà de tout sentiment nostalgique abusif. 14-18 est propice aux fantasmes, certes. C’est que cette guerre est faite d’une complexion spéciale, très malléable. On peut aisément y mouler ses empreintes, s’y façonner une "mémoire d’avant". […]
Enfin, je m’interroge : 14-18, le bruit et la fureur est-il exactement un documentaire ? Je n’en suis pas sûre. Le monologue du soldat, tout en suivant les images seconde après seconde, emporte le film vers une dimension pas vraiment interprétative ni fictionnelle, mais récitative, en chair et en os, en direct en quelque sorte. Finalement, la voix est un prélude respectueux aux images, qu’elle ne corrompt ni n’oblitère. Chœur ou récitant emprunté au genre tragique, c’est un peu comme si d’aujourd’hui et d’hier, elle retrouvait des empreintes perdues dans la boue.
Celles d’un soldat et puis d’un autre (et d’un autre et d’un autre etc.) que l’on suivrait à l’infini dans le passé tout en sachant qu’il n’est ni tout à fait présent ni tout à fait disparu, à la fois témoin, passant par là, regardant la guerre à travers le prisme de ses désirs et de ses frustrations, et des nôtres tout autant. » (http://programmes.france2.fr/14-18, id.)

Coupés de ce passé qui n’a pas un siècle et qui a touché de plein fouet la plupart de leurs familles, de nombreux Français éprouvent ainsi un intérêt tout particulier pour l’objet 14-18. En témoignent les succès de librairie des éditions et rééditions de lettres et journaux de combattants, ainsi que ceux de films tels que Joyeux Noël ou Un long Dimanche de fiançailles… Dans un pays en "paix" depuis plus d’un demi-siècle, parmi des citoyens qui ne connaissent plus la guerre, ni même souvent la caserne, la ténacité des combattants laisse songeur : désormais qualifiée d’incroyable, elle nous laisse perplexe, elle nous émeut, sans que l’on sache très bien pourquoi… L’imaginaire contemporain que l’on plaque sur ces évènements contribue à nous en maintenir à distance, en même temps qu’il renforce encore notre curiosité pour ce pan de notre histoire, confinant presque à l’exotisme. 14-18, le bruit et la fureur, dans son propos et sa conception, renforce ce magnétisme exercé par la Grande Guerre. Il larévèle plus qu’il ne l’explicite. Car la bonne parole n’est pas ici celle des hommes, témoins et/ou historiens du conflit, mais celle de cet être, mi-combattant–mi-poète, mi-historien–mi-prophète, de cette entité qui se dit révéler le sens caché de l’expérience combattante, de quoi combler la fracture de l’incompréhension par un remblai de mysticisme dogmatique. Au total, 14-18, le bruit et la fureur est donc bien une fiction, au sens strict du terme. Mais c’est une fiction qui ne dit pas son nom, et dont la fonction est éminemment prosélytiste… Sa mission : entamer la reconquête du terrain public "perdu" au profit d’autres visions du conflit. Le film est ainsi paru le 19 novembre dernier en coffret double DVD, sous le titre 14-18, une guerre immense. Il s’accompagne de nombreux bonus (12), dont une interviewe de Lazare Ponticelli. Nul doute, selon Lionel Kaufmann, qu’il trouvera « une place de choix dans la mallette des enseignants ». Sur le site du Centre National de Documentation Pédagogique (CNDP), dans la série « télédoc – le petit guide télé pour la classe », un dossier consacré au film était déjà disponible avant même la diffusion du documentaire. Afin de guider ses confrères professeurs d’histoire et de géographie qui souhaiteraient diffuser le film à leurs élèves, Olivier Dautresme y propose plusieurs pistes de travail, dont les deux premières sont particulièrement édifiantes :

-  « Les formes de la "brutalisation" – Identifier les nouveaux seuils de violence franchis par la Grande Guerre, chez les combattants comme chez les civils » ;
- « Une "croisade" ? – Repérer quelques expressions de la "culture de guerre" qui a rendu possible le "consentement" des populations ». (http://www.cndp.fr/tice/teledoc/mire/teledoc_1418lebruitetlafureur.pdf, 12/11/2008).


Un quasi-décalque de la table des matières de 14-18, retrouver la guerre (13)… Gageons cependant que de nombreux téléspectateurs et la majeure partie des enseignants seront assez critiques pour ne pas succomber à ce plan média !


Julien Mary
Doctorant en Histoire – Membre du CRID 14-18 (14)


Notes :

(1) A l’origine de l’Historial de Péronne, souvent perçu comme le musée français "officiel" de la Première Guerre mondiale, le Centre de Recherche de l’Historial, réunissant plusieurs spécialistes internationaux du conflit, a pour vocation la promotion de la recherche sur l’objet 14-18. Annette Becker en partage la vice-présidence avec Stéphane Audoin-Rouzeau et Gerd Krumeich. Son père, Jean-Jacques Becker, en est le président.
(2) Pour une analyse critique de ces concepts, voir, sur le site du CRID 14-18, le « Répertoire critique des concepts de la Grande Guerre » (http://www.crid1418.org/espace_scientifique/textes/conceptsgg_01.htm) et la reproduction de l’article de Rémy Cazals dans le numéro 46 de la revue Genèses (03/2002, pp. 26-43), « 14-18 : Oser pense, oser écrire » (http://www.crid1418.org/doc/textes/cazals_oser.pdf)
(3) Pour une discussion du concept de consentement, voir notamment Frédéric Rousseau, « "Consentement", requiem pour un mythe "savant" », Matériaux pour l’histoire de notre temps, n° 91, 08-09/2008, pp. 20-22.
(4) Exception faite de ceux des élites... Sur la page Internet du site de France 2 consacrée au documentaire, Annette Becker, questionnée sur la place réservée aux artistes et intellectuels dans 14-18 retrouver la guerre, répond : « Parmi les plus grands artistes de l’époque, qu’ils soient impressionnistes allemands, poètes français, écrivains britanniques ou américains, certains ont été les témoins directs ou indirects de ce conflit. Autant de sources absolument magnifiques pour les historiens ou tous ceux qui veulent essayer de comprendre cette guerre. » (http://programmes.france2.fr/14-18, id.).
(5) Voir, par Blaise Wilfert-Portal, le compte-rendu critique de l’ouvrage sur le site du CRID-14-18 (http://www.crid1418.org/bibliograph...).
(6) Pour André Loez, dans son « Répertoire critique des concepts de la Grande Guerre » (http://www.crid1418.org/espace_scientifique/textes/conceptsgg_01.htm), « la « culture de guerre » est [initialement] définie de manière très large : « le champ de toutes les représentations de la guerre forgées par les contemporains » (Becker et Audoin-Rouzeau, « Violence et consentement : la "culture de guerre" du premier conflit mondial », in Rioux et Sirinelli (dir.), Pour une histoire culturelle, Paris, Seuil, 1997, p. 252). […] une variante nettement plus dense de la « culture de guerre » y voit, pour le cas français, une « spectaculaire prégnance de la haine », nourrissant une « pulsion "exterminatrice" » (Becker et Audoin-Rouzeau, 2000, op.cit., p. 122). »
Pour ses détracteurs, analyse A. Loez, « le concept de « culture de guerre » est trop englobant pour être opératoire, puisqu’il regroupe les représentations de tous les pays belligérants, et de tous les groupes sociaux à l’intérieur de ces pays. […] Dans sa version extrême qui y voit une « culture de la haine », la notion est fort simplificatrice, peu fondée par des sources et invalidée par les travaux attestant d’une « culture du temps de paix » ou de cultures politiques maintenues ou réactivées dans le cadre guerrier (Cazals, 2002, op.cit., p. 45 et Loez, « Mots et cultures de l’indiscipline : les graffiti des mutins de 1917 », Genèses, n°59, juin 2005, pp. 25-46). Plus profondément, il apparaît problématique de lier l’émergence spontanée d’une « culture » à un événement, fût-il majeur comme la Grande guerre. On comprend mal comment une « culture », c’est-à-dire un ensemble complexe et cohérent de représentations partagées, pourrait apparaître en quelques semaines. De plus, le terme « culture de guerre », en liant une culture à un événement, efface la longue durée sur laquelle, précisément, se construit, se modifie et se transmet une « culture ». Enfin, il faut relever la circularité des raisonnements qui se basent sur cette notion : on dit à la fois que cette culture est « issue » du conflit et qu’elle en est la « matrice », donc que la violence explique la culture, mais que la culture explique la violence… (Becker et Audoin-Rouzeau, 2000, op.cit., p. 259). »
(7) Il est intéressant de constater que ce parti-pris ne relève vraisemblablement pas de la politique éditoriale de France 2, comme en témoigne le téléfilm Le Voyage de la veuve, diffusé ce mardi 9 décembre, et dont le propos était, sur bien des aspects, l’exact contrepoint de celui de 14-18, le bruit et la fureur. Mais avec 14 % de PDM et 3 589 000 téléspectateurs [source : Médiamétrie], plaçant ainsi France 2 derrière TF1, France 3 et M6, le programme est loin d’égaler le score d’audience réalisé par le documentaire.
(8) [Laurent Véray nous a écrit pour apporter une précision sur ce point :]
"Bonjour,
Venant de découvrir sur votre site le texte de Julien Mary sur le film "14-18, le bruit et la fureur", je me permets, puisque je suis cité, d’apporter une précision. Je n’ai pas été consultant historique sur ce docu-fiction, mais sollicité par Program 33, qui l’a produit, pour donner des références d’images d’époque en rapport avec les thèmes que Jean-François Delassus voulait développer. Autrement dit, il s’agissait plutôt d’un travail de documentaliste. Je n’ai donc absolument rien à voir avec les choix historiographiques et narratifs effectués par le réalisateur. Je suis d’ailleurs d’accord avec l’analyse de Julien Mary concernant l’usage abusif dans ce film des archives cinématographiques (colorisation, modification du format, sonorisation, absence d’identification, amalgame en tout genre...), ce que je n’ai pas manqué de dire et de redire à l’équipe de réalisation... Mais à l’évidence cela n’a pas servi à grand chose.
Bien à vous
Laurent Véray
Maître de conférences
Département des arts du spectacle
Université de Paris Ouest-Nanterre"
(9) Outre Télérama, deux exceptions au moins méritent d’être signalées. Soulignant l’approche historiographiquement partisane du documentaire (et son aspect non explicite), Les Inrockuptibles et Le Monde des 4 et 9 novembre 2008 expriment en effet un avis nuancé sur ce programme…, qu’ils saluent néanmoins comme une œuvre remarquable et globalement réussie.
(10) Annette Becker fait référence au film Joyeux Noël (sorti en salle le 9 novembre 2005), qui abordait d’une manière romancée le phénomène des fraternisations entre combattants à la Noël 1914. Diffusé pour la première fois à la télévision ce dimanche 7 décembre à 20h 50 sur TF1, le film a réuni 6 707 000 téléspectateurs (27,1 % de PDM), plaçant ainsi la chaîne en tête des audiences (source : Médiamétrie).
(11) Sur le débat historiographique actuel autour de la Grande Guerre, voir Antoine Prost et Jay Winter, Penser la Grande Guerre : un essai d’historiographie, Paris, Seuil, 2004.
(12) Outre l’interviewe de Lazare Ponticelli, le DVD présente également deux autres bonus : « La vision d’Annette Becker » et « Adieu 14 », documentaire réalisé par Jean-Marc Surcin.
(13) Pour une discussion critique du concept de brutalisation, initialement forgé par l’historien américain George Mosse dans Fallen Soldiers, Reshaping the Memory of the World Wars (Oxford University Press, 1990), et par la suite improprement généralisé notamment par Stéphane Audoin-Rouzeau et Annette Becker, voir le compte-rendu de Rémy Cazals de l’ouvrage original de G. Mosse et de sa traduction française sur le site du CRID 14-18 (http://www.crid1418.org/bibliographie/commentaires/mosse_cazals.html), ainsi que l’article d’Antoine Prost « Les Limites de la brutalisation, tuer sur le front occidental, 1914-1918 » [Vingtième siècle, n°81, 01-03/ 2004, pp. 5-20] consultable sur le site du CAIRN (http://www.cairn.info/load_pdf.php?ID_ARTICLE=VING_081_0005)
(14) Le Collectif de Recherche International et de Débat sur la guerre de 1914-1918 est une association de chercheurs qui vise au progrès et à la diffusion des connaissances sur la Première Guerre mondiale (http://www.crid1418.org/).


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