L’annonce de la mort de Lazare Ponticelli le 12 mars 2008 s’inscrit dans la logique de célébration récente des « derniers poilus ».
C’est dans les années 1990 que l’expression « derniers poilus » se répand progressivement dans l’espace public en général et dans les médias en particulier. Elle désigne les derniers soldats vivants qui ont combattu pendant la Grande Guerre. Une initiative du gouvernement, l’attribution de la légion d’honneur aux vétérans de 14/18 qui ne l’ont pas, donne en 1995 une certaine actualité à ces anciens combattants. Mais à cette date, la catégorie « derniers poilus » n’est pas encore véritablement fixée. Ceux-ci sont aussi évoqués comme les derniers « témoins », ou « anciens combattants »... Cette figure nationale des derniers de 14/18 se décline sur le plan local, comme en témoignent les nombreux articles de la presse régionale qui mettent en avant les « derniers poilus » de la région ou du département.
Les années 2000 constituent un tournant dans l’appréhension des survivants de 14/18. La catégorie « derniers poilus » devient l’expression principale pour les désigner et surtout se déclenche une forme de compte à rebours, en une ou en tête d’articles dans les journaux, qui les présente selon le nombre restant : « Hommage aux 68 derniers poilus », « il n’y a plus que 36 survivants »... Les « derniers poilus » deviennent dès lors de véritables icônes médiatiques qui font l’objet de livres, de reportages à la radio et à la télévision, sans compter les innombrables articles de presse qui répètent inlassablement leurs biographies, en faisant accroire, parfois, qu’il faut sauver leurs témoignages (les témoignages de combattants sont en fait innombrables et plus fiables et riches lorsqu’ils sont plus près des faits). Le point d’aboutissement de la construction de cette icône est le projet de d’obsèques ou d’hommage national qui prend corps à partir de 2005 sous l’impulsion d’acteurs individuels relayés par les parlementaires et l’Etat enfin. Le déroulé exact du rituel ne se fixe pas aisément mais les lieux évoqués pour la cérémonie et l’inhumation sont d’emblée des lieux très classiques de la mémoire combattante : les Invalides, l’Arc de Triomphe, Notre-Dame de Lorette... Il est frappant de constater qu’alors même qu’il n’y avait plus qu’un poilu vivant (jusqu’au 12 mars), les projets restaient comme des remake des cérémonies de l’entre-deux-guerres sans souci d’actualiser les rites autour de la Grande Guerre, sans souci apparent de relier de manière innovante ce passé de 14/18 et le présent, comme cela a pu être fait au moment du bicentenaire de la Révolution française. Pour l’instant, la mort de Lazare Ponticelli ne change pas l’orientation formellement traditionnelle de la célébration. L’hommage aura lieu à l’hôtel des Invalides avec messe, honneurs militaires et pose d’une plaque aux combattants de la Grande Guerre. Reste à entendre le discours prévu du Président de la République dont les usages de l’histoire sont à la fois pesés et récurrents (1). Le communiqué de l’Elysée du 12 mars rejoint le grand récit national revisité par le Président puisqu’il honore les poilus qui répondirent « à l’appel de la patrie envahie », comme s’il s’agissait d’une armée de volontaires...
Le projet même s’inscrit dans une triple historicité commémorative : les funérailles nationales et les panthéonisations, les funérailles des grands chefs de 14/18 dans l’entre-deux-guerres et surtout le culte du soldat inconnu. Le soldat inconnu servait les deuils individuels et collectifs par son anonymat complet, le dernier poilu par un anonymat relatif peut servir aussi de nombreux discours sur la Grande Guerre.
Le projet d’hommage national s’était heurté en 2007 aux réticences des deux derniers poilus, Louis de Cazenave et Lazare Ponticelli, qui n’entendaient pas bénéficier de l’honneur d’un hommage ou de funérailles nationales pour rester fidèles, expliquaient-ils, à leurs camarades qui n’ont pas été suffisamment honorés. Ainsi le rituel projeté semblait rempli de tensions. Mais Lazare Ponticelli, qui devient le « dernier poilu », extrêmement médiatisé, en janvier 2008, finit pas se raviser et accepter, sous influence de sa fille en particulier, une forme d’hommage national. La cérémonie idéale, que ses promoteurs auraient sans doute voulu productrice de consensus et de valeurs standards prend donc un chemin de traverse : d’une part le dernier poilu est un italien engagé dans la légion étrangère en France, qui termina la guerre sous uniforme italien (il dût rejoindre les troupes de son pays après que celui-ci soit entré guerre en 1915) et d’autre part le personnage est loin de se plier initialement à ce que l’on voulait faire de sa mort. La cérémonie de lundi dira les usages qui sont faits du soldat et de la Grande Guerre aujourd’hui, et comment, in fine, l’encadrement de la cérémonie aura été maîtrisé...
La mise en scène et le succès des « derniers poilus » montrent d’abord que, pour nos contemporains, la Grande Guerre reste un période ressource face des horizons d’attente collectifs incertains. La figure des derniers poilus permet aussi l’oecuménisme – droite et gauche ont promu le projet d’obsèques nationales -, chacun puisant dans les récits qu’on leur fait produire, les valeurs qui le contente : courage ou critique, patriotisme ou pacifisme etc. Les derniers poilus sont ainsi devenus des icônes mémorielles, comme Guy Môquet, à qui l’ont fait parler beaucoup plus du présent que du passé.
Nicolas Offenstadt
nicolas.offenstadt@univ-paris1.fr
Site ressource : http://dersdesders.free.fr ; N. Offenstadt, « Le pays a un héros : le dernier poilu »,L’Histoire, 320, mai 2007, id., « Les derniers poilus : héros nationaux », Le Monde diplomatique, à paraître, n°649, avril 2008.
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