Le Manifeste du CVUH

lundi 5 février 2018

Ne faisons pas la promotion d’une pensée identitaire

Tribune de Sébastien Ledoux publiée dans Le Monde le 3 février 2018.



La commémoration est d’abord et avant tout une pratique sociale collective de remémoration qui prend pour objet le passé. Elle peut survenir « par le bas », c’est-à-dire s’effectuer spontanément par des individus comme on a pu l’observer après les attentats de janvier et de novembre 2015 à Paris ou après celui de Nice en juillet 2016. Les pratiques commémoratives peuvent aussi être instaurées dans un rituel de deuil et d’hommage par des organisations en dehors de toute intervention de l’Etat. Des associations juives de rescapés des camps d’extermination comme l’Amicale des Anciens Déportés Juifs de France ont ainsi organisé chaque année à partir des années 1950 la commémoration de la rafle du Vel d’Hiv’ avant qu’elle ne devienne journée nationale par décret présidentiel en 1993. Certaines commémorations non officielles sont parfois instituées en réaction au discours officiel comme celles qui ont vu le jour en Martinique dans les années 1960-1970 pour rendre hommage le 22 mai aux esclaves qui s’étaient soulevés pour l’application du décret d’abolition en avril 1848. Les commémorations officielles quant à elles fixent et encadrent des hommages qui disent quelque chose de la mise en perspective de l’histoire nationale qui évolue avec le temps. La commémoration de la Première Guerre mondiale a été fixée au 11 novembre par une loi du 24 octobre 1922 pour rendre hommage à la victoire et à la paix, mais une loi récente du 28 février 2012 a institué le 11 novembre comme une journée d’hommage national aux morts pour la France. 


Si les objets du passé commémorés sont ainsi extrêmement divers (évènements, individus) et prennent des modalités diverses mouvantes, ils ont pour signification anthropologique et philosophique un sentiment de dette des contemporains envers ce que l’on commémore, c’est-à-dire un passé entendu d’abord comme une « chose absente » (Ricoeur) et dont l’absence concerne la collectivité humaine eu égard à ce que ce passé lui à apporté (commémoration du 14 juillet par une loi de 1880 par exemple) ou lui à retiré (commémoration du Vel’ d’Hiv’ par exemple). Ce qui est commémoré, au-delà des individus ou des évènements, est une expérience humaine inscrite comme ressource de sens dans un horizon d’attente. C’est donc à partir de ce ressort puissant à l’échelle individuelle et collective que l’on doit situer les réactions à la décision de commémorer en 2018 la naissance de l’écrivain Charles Maurras né en 1868 et connu notamment pour ses positions nationalistes, antisémites et antirépublicaines. Les commémorations officielles pour rappeler les pages sombres de l’histoire nationale se sont multipliées depuis les années 1980. Si elles ont été acceptées, si elles ont pu faire sens collectivement, c’est à titre symbolique au nom de l’hommage rendu aux victimes et non en souvenir de ceux qui ont participé aux crimes ou soutenu par adhésion idéologique les responsables de ces crimes. Rappelons d’ailleurs que Maurras a été condamné dès janvier 1945 à la réclusion criminelle à perpétuité et à la dégradation nationale pour son soutien actif au régime de Vichy. Commémorer n’est pas célébrer bien sûr mais la commémoration -et davantage encore la commémoration officielle prescrite par un Etat- relève d’un cadre social particulier de la transmission du passé qui produit une mise en intrigue spécifique. Si l’action et la pensée de Charles Maurras doivent être transmises pour notre connaissance du passé national dans toute sa complexité et sa conflictualité, elles peuvent difficilement l’être dans le cadre de commémorations publiques qui déterminent ce qui dans le passé peut faire ressource de possibles pour le présent et l’avenir d’une collectivité nationale arrimée aux principes de la République. L’acte de commémorer est intrinsèquement lié à la dimension symbolique de l’hommage. Pour une institution républicaine qui ambitionne une mise en récit de l’histoire nationale par la voie commémorative, les choix imposent une grande clarté à l’heure où la promotion d’une histoire identitaire contre-républicaine va bon train, où le passé national tient souvent lieu de "réconfortification" et où les propos et actes antisémites se banalisent. Il conviendrait dans ce contexte de rappeler des évènements ou des individus qui ont, par leurs actes et/ou leurs pensées, ouvert les traces et promesses inachevés d’un espace collectif commun, celui de la République, dont le devenir reste, pour nous contemporains, à accomplir. 


Sébastien Ledoux

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