Tribune publiée dans L'Humanité le 2 février 2018.
Les polémiques autour des enjeux sociaux et politiques des
cycles de plus en plus intenses de commémorations et des hommages
nationaux et étatiques à telle ou telle personne se multiplient au fil
des années au rythme d'une démultiplication de ces modalités
particulières de faire récit et de faire vivre des mémoires. Nous étions
un certain nombre à nous réjouir, au CVUH comme ailleurs, de la
suppression du nom de Charles Maurras de la liste des commémorations
nationales pour l'année 2018, à la suite du débat et de l'émotion
légitimes provoqués par la prise de conscience de la présence du
fondateur de l'Action française dans cette liste. Nous avons été étonnés
de lire dans le numéro du Monde daté de mardi 30 janvier une
justification de la présence sur cette liste de Charles Maurras,
nationaliste fanatique et anti-républicain militant, de la part de deux
des historiens membres du Haut Comité aux Commémorations nationales,
Jean-Noël Jeanneney et Pascal Ory, et encore plus étonnés de découvrir
l'argumentation visant à la légitimer.
Pour ces
historiens, commémorer ne serait pas célébrer, et donc ne reviendrait
pas à légitimer l'antisémitisme, la xénophobie, l'anti-protestantisme,
l'anti-maçonnisme fondamentaux de ce penseur de l'extrême droite
monarchiste, dont les idées et les actes ont joué un rôle
particulièrement délétère aussi bien dans la vie politique que dans la
vie intellectuelle et sociale de la France et de l'Europe, de la période
de l'Affaire Dreyfus aux lendemains de la Seconde guerre mondiale.
Notre étonnement est d'autant plus fort que Jean-Noël Jeanneney anime
une émission hebdomadaire intitulée Concordance des temps sur
France Culture, dans laquelle il interroge la circulation entre le
passé et le présent, et que Pascal Ory, auteur de nombreux ouvrages
ayant trait à la vie politique et culturelle de la France, a réfléchi
depuis de nombreuses années sur la question des commémorations aussi
bien que sur le phénomène de la collaboration. Nous apprenons au passage
que si le mot " célébrations " a été remplacé par le mot "
commémorations ", ce serait pour éviter les ambiguïtés et "
l'impossibilité qu'il y avait à 'célébrer' Céline ", référence à la
polémique qui a eu lieu en 2011, suite à l'inscription de
Louis-Ferdinand Céline sur cette même liste des commémorations
nationales. Il n'y aurait donc en revanche aucune difficulté à le
commémorer, lui l'auteur de pamphlets ignobles, comme à commémorer
Charles Maurras, lui dont le journal justifiait pendant la Seconde
guerre mondiale, sous la plume de Michel Déon qui fut son secrétaire, le
fait d'aller au STO par opposition à l'acte d'aller rejoindre le
maquis, et dénonçait les résistants comme étant des terroristes, sans
parler de l'antisémitisme continuellement entretenu. Pire, en refusant
comme d'autres la commémoration de Charles Maurras, nous serions les uns
et les autres en contradiction avec nous-mêmes, qui n'acceptons pas
l'oubli et encore moins la négation des crimes commis au nom de la
France. Et il s'agit bien là d'histoire, autant que de mémoire.
Pourtant,
ces arguments nous semblent entretenir une certaine confusion, au nom
même de la clarté et de la complexité historiennes. Tout d'abord, il
n'est pas certain intellectuellement ni nécessaire moralement qu'une
nation, ou un groupe social quelconque, doive absolument célébrer ou
commémorer des événements pas plus que des humains décédés ou des œuvres
du passé. Il n'y a là qu'un ensemble variant de constructions
historiques et anthropologiques qui ne sont en aucun cas les garants
d'un bien-être commun, voire qui peuvent être l'occasion de fractures et
de division. Mais si on en fait le choix, il ne peut s'agir que
d'événements, d'actes, d'êtres ou d'œuvres doués d'un sens éthiquement
fort et positif, en adéquation avec les valeurs communes proclamées par
une société (en l'occurrence pour la République française, sa devise :
liberté, égalité, fraternité). A ce titre, la multitude des figures et
des événements présents dans la liste des commémorations à venir pose
de nombreuses questions, au-delà du cas de Charles Maurras. Tout
d'abord, cela n'exclut en rien la complexité des existences, des pensées
et des actes, cela n'exclut pas l'analyse des moments sombres, mais à
la condition de ne pas confondre un événement et un être humain. La
complexité d'une situation n'est pas le choix d'un sujet humain
confronté à l'événement. Commémorer la rafle du Vel d'hiv, l'affaire
Dreyfus, la Saint-Barthélémy, selon l'exemple choisi par Jean-Noël
Jeanneney et Pascal Ory, ce n'est pas célébrer ni commémorer le
lieutenant colonel faussaire Henry, Philippe Pétain, Pierre Laval ou
Charles IX ; cela ne souffre aucune ambiguïté, d'autant que le travail
d'histoire et de mémoire a eu lieu. En un mot, il s'agit de se souvenir
d'événements, de conflits, de luttes, qui sont constitutives d'une
mémoire collective et d'une histoire collective dont nous devons assumer
les antagonismes.
Commémorer
Maurras quel sens cela aurait-il eu ? Parce qu'ensuite, selon les mots
de Pascal Ory, commémorer, c'est plus que célébrer. Et en effet, la
palette de la notion de commémoration, nettement plus large que celle de
célébration, englobe non seulement les actes officiels de célébration,
mais encore toutes les manifestations publiques, toutes les
publications, dans un sens ou dans l'autre, qui accompagnent
potentiellement une commémoration, puisque nous ne sommes pas sous un
régime de dictature autoritaire. Il ne saurait alors être question de
censure. Comment donc empêcher préventivement ou a posteriori des
actes de réhabilitation de Charles Maurras et de la mouvance
idéologique qui l'a accompagnée ? Comment donner un sens éthique à cette
commémoration, à côté de celle de Couperin, parmi d'autres exemples, et
alors que la préface du livre des commémorations invite au plaisir de
la découverte ? Il est étrange que ces deux historiens, connus et
chevronnés, aient négligé le risque de légitimation d'un tel nom diffusé
dans l'espace public au nom même de l'Etat-nation. La mouvance
d'extrême droite, qui n'a de cesse de se faire entendre et de
s'abstraire des interdits et des barrières éthiques et juridiques
élaborées depuis la Seconde guerre mondiale, n'en demandait pas tant.
Qui plus est, alors qu'il a été difficile de faire comprendre ce en quoi
la " dédiabolisation " du Front national n'était qu'une stratégie
électorale qui recouvrait le même fonds idéologique dangereux, un tel
choix aurait semblé apporter une caution intellectuelle à cette
stratégie. Enfin, le contexte international, et tout particulièrement en
Europe de l'Est, comme les exemples polonais et hongrois ne cessent de
nous le rappeler, vient souligner que les ambiguïtés mémorielles et
historiennes, officielles ou non, servent aujourd'hui avant tout à
cacher des entreprises de réhabilitation d'un nationalisme autoritaire,
fermé, xénophobe et antisémite, qui a régné dans tout l'est de l'Europe
dans les années 30 avant de triompher grâce à l'expansion de l'Axe,
pendant la Seconde Guerre mondiale. Un renouveau dont la parenté avec
l'Action française de Charles Maurras n'est plus à démontrer. Il n'est
nul besoin d'une commémoration nationale pour lire Charles Maurras de
façon critique et pour prendre connaissance de son influence. Il y a
suffisamment de publications et de travaux universitaires pour cela.
Mais il est nécessaire d'éviter tout risque de réhabilitation, ce qu'une
commémoration officielle n'aurait pas manqué de produire.
Le CVUH
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