Le Manifeste du CVUH

jeudi 10 novembre 2016

Alexandre le Grand au rythme des présents successifs par P. Briant

En considérant le titre du livre ici introduit par son auteur (Alexandre. Exégèse des lieux communs, Folio-Histoire, n°259, Gallimard, 2016), on pourra évidemment se demander : pourquoi donc parler d’Alexandre le Grand aujourd’hui, et pourquoi surtout introduire un tel livre auprès des membres du CVUH et plus largement s’adresser à toutes celles et à tous ceux qui entendent manifester leur vigilance face aux usages et aux instrumentalisations de l’histoire dans le monde contemporain ? La raison en est simple : seul de son espèce par le rayonnement mondial du mythe – de l’Islande à l’Insulinde, sous les épiphanies jumelles d’Alexandre et d’Iskender– Alexandre a été actuel tout au long de l’histoire, et il le reste aujourd’hui. Le livre ici présenté n’est pas consacré à proprement parler à l’histoire d’Alexandre (un tel livre ne concernerait pas le public du CVUH), mais à l’insertion et à l’instrumentalisation de ses images dans les présents successifs, depuis l’Antiquité jusqu’à nos jours, ou, si l’on préfère, depuis l’époque d’Alexandre elle-même jusqu’aux combats et débats qui scandent l’histoire de l’Afghanistan et des Balkans contemporains, en passant par Rome, le duché de Bourgogne, la cour de Louis XIV et celle de Philippe V d’Espagne, ou l’époque napoléonienne[1], mais en passant aussi par les images d’Alexandre et d’Iskender en Iran, à Byzance et chez les Ottomans, dans l’Inde coloniale, et jusqu’à Sumatra et la Malaisie, sans oublier un surprenant Alexandre/Iskender du Mali[2].

Le livre n’est pas un OHNI (Objet Historiographique Non Identifié). Il vient en continuité de réflexions que j’ai menées sur la longue durée. Les thèses et propositions ont été présentées successivement dans la première version (1974) d’un petit livre sur Alexandre (Que-sais-je ? 622 ; 8e édition 2016), où je plaidais pour la décolonisation de l’histoire de la conquête macédonienne ;  dans un article consacré en 1979 à « Alexandre modèle colonial[3] » ;  puis dans un dossier (« Impérialismes d’hier et d’aujourd’hui ») préparé à partir d’une collection de manuels d’enseignement datés entre 1850 et 1950 : ce dossier, a été présenté en 1982 dans le cadre de la formation continuée des professeurs de collèges de l’Académie de Toulouse ; des études sur « Alexandre au présent et au passé[4] » ; enfin, une recherche focalisée (entre 2004 et 2012) sur l’époque des Lumières, qui a résulté en un livre sur « Alexandre des Lumières »[5], où j’ai traité de l’évolution des images d’Alexandre au cours du long XVIIIe siècle en Europe et de leur insertion dans les débats sur l’expansion européenne, en particulier vers l’Inde.

L’intérêt spécifique que je n’ai cessé de manifester pour les utilisations politiques de la conquête macédonienne de l’Orient se marque plus particulièrement dans le chapitre 3 d’Exégèse des lieux communs intitulé « Le héros colonial » (p. 206-285). J’y montre que, introduite et définie pour la première fois par Plutarque (p. 217-226),  « la mission civilisatrice » d’Alexandre a été régulièrement située « dans le cadre d’un dialogue entre le passé et le présent, au sein duquel les conquêtes du passé apparaîtraient comme ayant ouvert la voie aux conquêtes du présent, mais au sein duquel, également, si mal documentée, l’histoire de la conquête d’Alexandre allait être nourrie de rapprochements et d’assimilations postulés avec les entreprises coloniales du présent ». On y retrouve donc des images bien connues : « le libérateur des peuples » (p. 230-243) ; la « mise en valeur » et le développement de pays laissés jusqu’alors dans un état de « sous-développement asiatique » (p. 244-255), en particulier l’introduction de l’économie monétaire et marchande dans des pays voués jusqu’alors à « l’économie naturelle » (p. 279-285) ; le génial découvreur des terres venu d’Europe souvent comparé à C. Colomb, qui ouvre de nouvelles voies maritimes entre l’Inde et la Méditerranée (p. 255-268) ; le conquérant homme de science qui, tel Bonaparte en Égypte, est environné de savants (p. 268-279). L’image positive est née dans le courant du XVIIIe siècle dans le sillage de Montesquieu et de Voltaire, suivis par une pléiade d’historiens-philosophes écossais et anglais (W. Robertson, J. Gillies, W. Vincent), qui ont aimé voir dans la conquête macédonienne « le précédent, même lointain », de la conquête britannique de l’Inde. Avec L. Heeren, dans le premier tiers du XIXe siècle, l’Allemagne n’est pas restée à l’écart de l’édification de l’image d’un Alexandre qui, au-delà de « l’accident » de la conquête, a été l’introducteur de progrès décisifs apportés en Orient par l’Europe qui dispense ses lumières. C’est cette image qui en quelque sorte triomphe avec l’Alexandre le Grand de l’historien prussien Droysen (1833), qui va être considéré pendant longtemps comme le fondateur de l’historiographie de la période ouverte par la conquête macédonienne[6].

Alexandre a ainsi été érigé en précédent glorieux de l’expansion européenne, que l’on brandit en toutes circonstances. En 1767, l’historien allemand C. Gatterer, bientôt suivi par certains de ses collègues au début du XIXe siècle, a eu ce mot extraordinairement révélateur sur la place accordée à Alexandre dans les discours historiques et politiques sur les rapports entre Occident et Orient : « Grâce à Alexandre, la domination mondiale passa pour la première fois des Asiatiques entre les mains des Européens ». En cela, l’histoire d’Alexandre fut partie prenante d’une histoire de la Question d’Orient (p. 156-163), en ce sens que, depuis Byzance et le Moyen-Âge (les Croisades : p. 143-156), les représentations européennes assimilent l’un à l’autre l’empire ottoman et l’empire perse de l’Antiquité : dès lors, l’exemple d’Alexandre annonce l’écroulement de l’empire des sultans et, par conséquent, la mainmise européenne sur les territoires impériaux. D’où le recours à Alexandre que fait Rigas, le révolutionnaire grec qui, en 1797, tente d’insuffler à ses compatriotes la volonté de lutter contre la domination turque (p. 163-171).

D’où aussi l’introduction d’Alexandre dans des débats sur l’expansion coloniale à l’époque de Jules Ferry ou à l’époque du Protectorat sur le Maroc (p. 208-217). D’où aussi les interrogations sur le bien-fondé de la politique d’Alexandre en lien avec les débats sur la politique coloniale : « En  raison de l’étroite homologie fonctionnelle entre les discours portant, les uns, sur l’expansion européenne de l’époque moderne et contemporaine, les autres, sur la conquête d’Alexandre, le statut de prestige d’Alexandre allait en effet être fragilisé, au fur et à mesure que les liens se distendaient entre métropoles et colonies, que les peuples colonisés s’arrachaient au joug des puissances coloniales européennes, et qu’ainsi s’évanouissaient les justifications morales et politiques de la conquête coloniale. Lié étroitement à la grandeur affirmée de la civilisation européenne, le personnage allait souffrir de la perte d’influence de l’Europe dans le monde » (p. 448). Dans certains pays colonisés (Inde britannique : p. 171-195), le récit national, construit par les historiens indiens, la littérature populaire, les films (Sikandar, 1941), tendit à rendre aux héros nationaux de l’Antiquité (Poros, Chandragupta) la première place que l’historiographie britannique avait confisquée au bénéfice de celui que, non sans fierté impériale, un historien britannique dénomme « l’Européen »[7]. Rendant compte du film Sikandar du réalisateur indien Sohrab Modi, le Times of India du 29 septembre 1941 se situe clairement au présent, en évoquant « un drame impressionnant de la résistance indienne réunie sous le leadership du sage et intrépide roi Poros, dont la philosophie se résumait en un principe : ‘Il est préférable de mourir en homme libre que de vivre comme un esclave’ » (p. 183).



Le coup fatal devait être porté dans les années 1950-1980 par un courant historiographique qui, même sans se revendiquer de l’étiquette « postcolonial », remit violemment en cause l’Alexandre colonial et proposa plutôt de faire « une histoire des victimes » et de transformer Alexandre en un conquérant massacreur, responsable d’un « génocide », rapproché de Cortès dans une formule qui fut exprimée sous les mots suivants par l’historien B. Bosworth en 2000 : « Pour de vastes régions de l’Asie, l’arrivée d’Alexandre signifia carnage et famine, et les conséquences en furent tout aussi dévastatrices que celles des Espagnols au Mexique. Les conquérants créèrent un  désert et l’appelèrent empire » (p. 398-414 ; 485-503). D’où des débats interminables, depuis l’Antiquité et l’histoire maîtresse de vie jusqu’à aujourd’hui, pour déterminer si Alexandre mérite ou nom d’être appelé « le Grand »[8] !

Malgré l’influence très notable de ces condamnations dans la corporation historienne, la vision de la conquête macédonienne en « mission civilisatrice » est loin d’avoir disparu. Elle est toujours en honneur dans une partie de la littérature spécialisée, et plus encore dans des medias grand public[9], qu’il s’agisse de certaines compositions de groupes de Heavy metal (p. 292-297), de livres de vulgarisation non scientifique (p. 297-312), de films hollywoodiens (p. 312-324), mais aussi, plus curieusement (du moins à première vue), de catalogues d’expositions qui, entre 1979 et 2013, ont été organisées autour de l’image héroïque d’Alexandre l’Européen. La raison en est qu’au départ, ces expositions ont été voulues et favorisées par le gouvernement grec : « Sans la stratégie grecque visant à exploiter politiquement les découvertes [archéologiques] en les liant à Alexandre et à sa mission civilisatrice, beaucoup de ces expositions n’auraient pu se tenir » (p. 324-349). Cette offensive diplomatique grecque a rencontré le désir des musées de changer de modèle de développement, et de mettre sur pied ce qu’il est convenu d’appeler des blockbusters. Main dans la main, autorités grecques et grands musées d’Europe, des États-Unis, du Canada, d’Australie, du Japon et de Russie  ont promu l’image de celui qui, « non seulement pour la défense de l’Europe, mais aussi en vue de la dissémination dans l’Orient de la culture grecque en sa qualité de civilisation œcuménique de valeurs humaines, a étendu les frontières de la civilisation et de la connaissance, et a changé le cours de l’Histoire » (citation du Président de la Fondation Onassis en 2004: p. 344).

Dans notre actualité, bien des déclarations et des initiatives rendent compte de la popularité de l’image d’Alexandre et de son caractère opératoire (p. 286-292)[10] : « L’utilisation politique de l’image du ‘grand homme’ n’a pas disparu dans les pays occidentaux. Dans ses deux  caractéristiques basiques de grand chef militaire et de marqueur-diffuseur de la civilisation grecque, la présence d’Alexandre peut être aisément identifiée dans l’actualité internationale. Il est introduit naïvement ou malignement dans notre histoire immédiate au titre d’acteur, au risque grave de défigurer le travail historien et de le transmuter en un story-telling imaginé dans les cabinets ministériels et dans les états-majors militaires, parfois avec la collaboration, active ou passive, d’historiens et d’archéologues de profession » (p. 506). Dans son discours de candidat tenu à Toulon le 7 février 2007, N. Sarkozy ne faisait-il pas appel, parmi d’autres figures historiques antiques (Socrate, Auguste), à « Alexandre  éternellement jeune et à son rêve grandiose d'un empire universel unissant l'Orient et l'Occident », tout en affirmant que « le rêve méditerranéen ne fut pas tant un rêve de conquête qu’un rêve de civilisation » ?

De cette présence d’Alexandre (ou plutôt « Alexandre ») dans la réflexion politique d’aujourd’hui au sein de notre histoire immédiate[11], témoignent abondamment, aux États-Unis, analyses et récits qui, par-delà les siècles, rassemblent et assimilent la guerre menée par Alexandre en Bactriane et la guerre menée par les Etats-Unis et la ‘Coalition’ en Afghanistan (p. 506-519). En 2010, le général Wesley Clarke n’affirmait-il pas qu’à West Point,  « tous les principes de guerre qui y étaient étudiés de son temps remontaient à Alexandre, [et que] son héritage a ainsi formé la base de la pensée militaire occidentale depuis 2000 ans, [et qu’il] offrira information et inspiration aux générations futures » ? La même année, un historien américain n’hésitait pas à faire  d’Alexandre le promoteur de « la notion occidentale de nation building ». Chacun tente désespérément de tirer du passé des leçons pour le présent et de projeter le présent sur le passé, témoin cet autre historien américain soucieux d’établir un lien pédagogique et civique entre le passé et le présent : «  À la lumière de l’engagement de l’Amérique post-11-Septembre au Moyen-Orient, les enseignants d’histoire ancienne peuvent donner une pertinence nouvelle à l’époque d’Alexandre, […] et du même coup mieux préparer de jeunes citoyens aux choix qu’ils devront affronter » (p. 511).

Sur un autre « front », celui des Balkans, la lutte engagée, en particulier depuis 1991, entre la Grèce et son voisin du nord autour de la légitimité de celui-ci de se dénommer « République de Macédoine » est menée autour des images d’Alexandre le Grand, qui «  continua de plus belle à être à la fois l’otage et l’enjeu d’une guerre acharnée de propagandes nationalistes de part et d’autre de la frontière » (p. 545). En Macédoine, l’érection en 2011 sur la grande place de Skopje d’une statue gigantesque d’Alexandre (photo de couverture) marqua une sorte d’exacerbation de l’instrumentalisation du conquérant. Récupéré en janvier 2015 par Antonis Samaras au cours de la campagne électorale qui l’opposa à Syriza, et ce malgré la lassitude de l’opinion publique, le mythe d’Alexandre continue d’être l’un des protagonistes de débats de notre temps.

Les analyses présentées dans les chapitres 1-7 ont évidemment des implications importantes au regard de la méthode et du travail de l’historien-ne[12]. De mon point de vue, passer d’une histoire des vainqueurs à une « histoire des victimes », et d’une « légende rose » à une « légende noire », ne résout rien. L’historien n’a pas à choisir entre les vainqueurs et les vaincus : il analyse une phase historique sans s’identifier ni aux uns ni aux autres. L’erreur serait (est) d’oublier que ni Darius (le Grand roi perse), ni les populations soumises par la conquête, ne sont des victimes réduites à un rôle passif. Au même titre qu’Alexandre et les siens, le roi et les élites locales sont des acteurs de ce qui est aussi leur histoire. Je proposerais donc volontiers, en l’affaire, de répudier le genre biographique, qui fait d’Alexandre « le deux ex machina d’une évolution historique dont il contrôlerait seul les tenants et les aboutissants » (p. 567). Il s’agit  bien plutôt d’inscrire la conquête dans une histoire globale, où, dans sa diversité, l’adversaire d’Alexandre, à savoir l’empire achéménide, retrouve  un rôle de plein droit qu’il n’aurait jamais dû perdre. C’est aussi là manière de mener jusqu’à son terme le processus de décolonisation de l’histoire d’Alexandre.



[1] Chapitre 1 : « Les image du Prince » (p. 21-96)
[2] Chapitre 2 : « D’Orient et d’Occident » (p.97-205)
[3] « Impérialismes antiques et idéologie coloniale dans la France contemporaine : Alexandre le Grand modèle colonial » : http://www.persee.fr/doc/dha_0755-7256_1979_num_5_1_1395.
[4] Par exemple « “Alexandre et l’hellénisation de l’Asie” : l’histoire au passé et au présent », Studi Ellenistici XVI (2005) : 9-69.
[5] Alexandre des Lumières. Fragments d’histoire européenne, NRF-Essais, Gallimard, 2012. Parmi les nombreux comptes rendus, voir par exemple S. Sebastiani, « La mondialisation selon Alexandre le Grand », La Vie des Idées, 11 mars 2013 : http://www.laviedesidees.fr/La-mondialisation-selon-Alexandre.html.
[6] Sur Montesquieu, Droysen et quelques-uns de leurs successeurs jusqu’à aujourd’hui, voir chapitre 5 : « Galerie d’experts » (p. 350-414).
[7] C’est sous ce titre (The first European. A History of Alexander in the Age of Empire) que mon livre de 2012 est traduit à Harvard UP.
[8] Voir chapitre 6 : « Juger Alexandre ? » (p. 415-503).
[9] Voir chapitre 4 : »Médias et médiatisation » (p. 286-349).
[11] Voir chapitre 7 : « Au péril de l’histoire immédiate » (p. 504-555).
[12] Voir chapitre 8 : « Que faire ? » (p. 556-569).

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