Le Manifeste du CVUH

samedi 12 novembre 2016

Les ateliers du CVUH : les mots du politique



Les deux premiers ateliers du CVUH 


et 

de la Société d'histoire 
de la révolution de 1848 
et des révolutions 
du XIXè siècle


consacrés aux 

 mots du politique

se tiendront au 

Lieu Dit.
6, rue Sorbier 75020


Jeudi 8 décembre 2016 à 19h : démocratie et liberté
    Olivier Le Trocquer et Michèle Riot-Sarcey


Jeudi 2/02:2017 à 19h :   souveraineté
    Emmanuel Fureix et Nelcya Delanoë,
     Olivier Le Troquer et Michèle Riot-Sarcey



Certains mots, qui un temps dans l’histoire, ont porté des idées libératrices sont désormais mis au service de la marchandise : l’usage du mot concept est un symptôme révélateur de cette décomposition. Instrumentalisés le plus souvent par un ordre politique profondément déstabilisé, les mêmes mots, autrefois mobilisateurs, voient leur sens inversé, tel le mot liberté par exemple.


Aujourd'hui semblent triompher partout la communication, le marketing, et le langage publicitaire qui accélèrent l'obsolescence des mots. Les élites politiques, économiques et intellectuelles utilisent de plus en plus une novlangue technocratique qui dépolitise et dissimule les véritables enjeux derrière un hypocrite voile d'ignorance et de prudence. Même les universitaires - soucieux d'obtenir des financements et de répondre à des appels à projet - ne cessent désormais de reprendre des catégories vides et creuses forgées ailleurs par des communicants. Cela contribue à la crise démocratique sans cesse diagnostiquée.

Or les mots pris dans des luttes de pouvoir et des rapports de force, s'élaborent historiquement au cours de conflits dont il importe de restituer les enjeux. Reconquérir le sens des mots, démystifier ceux qui prolifèrent dans l'actualité, sortir des langages qui enferment la pensée, tel devrait être l'une des missions de l'historien critique.

Afin de faire valoir la connaissance au détriment de l’opinion, le Comité de vigilance face aux usages publics de l'histoire (CVUH), en collaboration avec la Société d'histoire de la Révolution de 1848 et des révolutions du XIXe siècle, se fixe pour objectif l’organisation d’ateliers de réflexion sur ces mots dont on parle mais dont on a oublié l’idée, la place et le rôle dans le mouvement de l’histoire et les expériences sociales. Nous chercherons également par une déconstruction historique à libérer les mots de la novlangue politico-médiatique.



Nous déciderons ensemble, lors de ces deux premières séances des mots sur lesquels mettre notre priorité pour les prochains ateliers.

jeudi 10 novembre 2016

Alexandre le Grand au rythme des présents successifs par P. Briant

En considérant le titre du livre ici introduit par son auteur (Alexandre. Exégèse des lieux communs, Folio-Histoire, n°259, Gallimard, 2016), on pourra évidemment se demander : pourquoi donc parler d’Alexandre le Grand aujourd’hui, et pourquoi surtout introduire un tel livre auprès des membres du CVUH et plus largement s’adresser à toutes celles et à tous ceux qui entendent manifester leur vigilance face aux usages et aux instrumentalisations de l’histoire dans le monde contemporain ? La raison en est simple : seul de son espèce par le rayonnement mondial du mythe – de l’Islande à l’Insulinde, sous les épiphanies jumelles d’Alexandre et d’Iskender– Alexandre a été actuel tout au long de l’histoire, et il le reste aujourd’hui. Le livre ici présenté n’est pas consacré à proprement parler à l’histoire d’Alexandre (un tel livre ne concernerait pas le public du CVUH), mais à l’insertion et à l’instrumentalisation de ses images dans les présents successifs, depuis l’Antiquité jusqu’à nos jours, ou, si l’on préfère, depuis l’époque d’Alexandre elle-même jusqu’aux combats et débats qui scandent l’histoire de l’Afghanistan et des Balkans contemporains, en passant par Rome, le duché de Bourgogne, la cour de Louis XIV et celle de Philippe V d’Espagne, ou l’époque napoléonienne[1], mais en passant aussi par les images d’Alexandre et d’Iskender en Iran, à Byzance et chez les Ottomans, dans l’Inde coloniale, et jusqu’à Sumatra et la Malaisie, sans oublier un surprenant Alexandre/Iskender du Mali[2].

Le livre n’est pas un OHNI (Objet Historiographique Non Identifié). Il vient en continuité de réflexions que j’ai menées sur la longue durée. Les thèses et propositions ont été présentées successivement dans la première version (1974) d’un petit livre sur Alexandre (Que-sais-je ? 622 ; 8e édition 2016), où je plaidais pour la décolonisation de l’histoire de la conquête macédonienne ;  dans un article consacré en 1979 à « Alexandre modèle colonial[3] » ;  puis dans un dossier (« Impérialismes d’hier et d’aujourd’hui ») préparé à partir d’une collection de manuels d’enseignement datés entre 1850 et 1950 : ce dossier, a été présenté en 1982 dans le cadre de la formation continuée des professeurs de collèges de l’Académie de Toulouse ; des études sur « Alexandre au présent et au passé[4] » ; enfin, une recherche focalisée (entre 2004 et 2012) sur l’époque des Lumières, qui a résulté en un livre sur « Alexandre des Lumières »[5], où j’ai traité de l’évolution des images d’Alexandre au cours du long XVIIIe siècle en Europe et de leur insertion dans les débats sur l’expansion européenne, en particulier vers l’Inde.

L’intérêt spécifique que je n’ai cessé de manifester pour les utilisations politiques de la conquête macédonienne de l’Orient se marque plus particulièrement dans le chapitre 3 d’Exégèse des lieux communs intitulé « Le héros colonial » (p. 206-285). J’y montre que, introduite et définie pour la première fois par Plutarque (p. 217-226),  « la mission civilisatrice » d’Alexandre a été régulièrement située « dans le cadre d’un dialogue entre le passé et le présent, au sein duquel les conquêtes du passé apparaîtraient comme ayant ouvert la voie aux conquêtes du présent, mais au sein duquel, également, si mal documentée, l’histoire de la conquête d’Alexandre allait être nourrie de rapprochements et d’assimilations postulés avec les entreprises coloniales du présent ». On y retrouve donc des images bien connues : « le libérateur des peuples » (p. 230-243) ; la « mise en valeur » et le développement de pays laissés jusqu’alors dans un état de « sous-développement asiatique » (p. 244-255), en particulier l’introduction de l’économie monétaire et marchande dans des pays voués jusqu’alors à « l’économie naturelle » (p. 279-285) ; le génial découvreur des terres venu d’Europe souvent comparé à C. Colomb, qui ouvre de nouvelles voies maritimes entre l’Inde et la Méditerranée (p. 255-268) ; le conquérant homme de science qui, tel Bonaparte en Égypte, est environné de savants (p. 268-279). L’image positive est née dans le courant du XVIIIe siècle dans le sillage de Montesquieu et de Voltaire, suivis par une pléiade d’historiens-philosophes écossais et anglais (W. Robertson, J. Gillies, W. Vincent), qui ont aimé voir dans la conquête macédonienne « le précédent, même lointain », de la conquête britannique de l’Inde. Avec L. Heeren, dans le premier tiers du XIXe siècle, l’Allemagne n’est pas restée à l’écart de l’édification de l’image d’un Alexandre qui, au-delà de « l’accident » de la conquête, a été l’introducteur de progrès décisifs apportés en Orient par l’Europe qui dispense ses lumières. C’est cette image qui en quelque sorte triomphe avec l’Alexandre le Grand de l’historien prussien Droysen (1833), qui va être considéré pendant longtemps comme le fondateur de l’historiographie de la période ouverte par la conquête macédonienne[6].

Alexandre a ainsi été érigé en précédent glorieux de l’expansion européenne, que l’on brandit en toutes circonstances. En 1767, l’historien allemand C. Gatterer, bientôt suivi par certains de ses collègues au début du XIXe siècle, a eu ce mot extraordinairement révélateur sur la place accordée à Alexandre dans les discours historiques et politiques sur les rapports entre Occident et Orient : « Grâce à Alexandre, la domination mondiale passa pour la première fois des Asiatiques entre les mains des Européens ». En cela, l’histoire d’Alexandre fut partie prenante d’une histoire de la Question d’Orient (p. 156-163), en ce sens que, depuis Byzance et le Moyen-Âge (les Croisades : p. 143-156), les représentations européennes assimilent l’un à l’autre l’empire ottoman et l’empire perse de l’Antiquité : dès lors, l’exemple d’Alexandre annonce l’écroulement de l’empire des sultans et, par conséquent, la mainmise européenne sur les territoires impériaux. D’où le recours à Alexandre que fait Rigas, le révolutionnaire grec qui, en 1797, tente d’insuffler à ses compatriotes la volonté de lutter contre la domination turque (p. 163-171).

D’où aussi l’introduction d’Alexandre dans des débats sur l’expansion coloniale à l’époque de Jules Ferry ou à l’époque du Protectorat sur le Maroc (p. 208-217). D’où aussi les interrogations sur le bien-fondé de la politique d’Alexandre en lien avec les débats sur la politique coloniale : « En  raison de l’étroite homologie fonctionnelle entre les discours portant, les uns, sur l’expansion européenne de l’époque moderne et contemporaine, les autres, sur la conquête d’Alexandre, le statut de prestige d’Alexandre allait en effet être fragilisé, au fur et à mesure que les liens se distendaient entre métropoles et colonies, que les peuples colonisés s’arrachaient au joug des puissances coloniales européennes, et qu’ainsi s’évanouissaient les justifications morales et politiques de la conquête coloniale. Lié étroitement à la grandeur affirmée de la civilisation européenne, le personnage allait souffrir de la perte d’influence de l’Europe dans le monde » (p. 448). Dans certains pays colonisés (Inde britannique : p. 171-195), le récit national, construit par les historiens indiens, la littérature populaire, les films (Sikandar, 1941), tendit à rendre aux héros nationaux de l’Antiquité (Poros, Chandragupta) la première place que l’historiographie britannique avait confisquée au bénéfice de celui que, non sans fierté impériale, un historien britannique dénomme « l’Européen »[7]. Rendant compte du film Sikandar du réalisateur indien Sohrab Modi, le Times of India du 29 septembre 1941 se situe clairement au présent, en évoquant « un drame impressionnant de la résistance indienne réunie sous le leadership du sage et intrépide roi Poros, dont la philosophie se résumait en un principe : ‘Il est préférable de mourir en homme libre que de vivre comme un esclave’ » (p. 183).



Le coup fatal devait être porté dans les années 1950-1980 par un courant historiographique qui, même sans se revendiquer de l’étiquette « postcolonial », remit violemment en cause l’Alexandre colonial et proposa plutôt de faire « une histoire des victimes » et de transformer Alexandre en un conquérant massacreur, responsable d’un « génocide », rapproché de Cortès dans une formule qui fut exprimée sous les mots suivants par l’historien B. Bosworth en 2000 : « Pour de vastes régions de l’Asie, l’arrivée d’Alexandre signifia carnage et famine, et les conséquences en furent tout aussi dévastatrices que celles des Espagnols au Mexique. Les conquérants créèrent un  désert et l’appelèrent empire » (p. 398-414 ; 485-503). D’où des débats interminables, depuis l’Antiquité et l’histoire maîtresse de vie jusqu’à aujourd’hui, pour déterminer si Alexandre mérite ou nom d’être appelé « le Grand »[8] !

Malgré l’influence très notable de ces condamnations dans la corporation historienne, la vision de la conquête macédonienne en « mission civilisatrice » est loin d’avoir disparu. Elle est toujours en honneur dans une partie de la littérature spécialisée, et plus encore dans des medias grand public[9], qu’il s’agisse de certaines compositions de groupes de Heavy metal (p. 292-297), de livres de vulgarisation non scientifique (p. 297-312), de films hollywoodiens (p. 312-324), mais aussi, plus curieusement (du moins à première vue), de catalogues d’expositions qui, entre 1979 et 2013, ont été organisées autour de l’image héroïque d’Alexandre l’Européen. La raison en est qu’au départ, ces expositions ont été voulues et favorisées par le gouvernement grec : « Sans la stratégie grecque visant à exploiter politiquement les découvertes [archéologiques] en les liant à Alexandre et à sa mission civilisatrice, beaucoup de ces expositions n’auraient pu se tenir » (p. 324-349). Cette offensive diplomatique grecque a rencontré le désir des musées de changer de modèle de développement, et de mettre sur pied ce qu’il est convenu d’appeler des blockbusters. Main dans la main, autorités grecques et grands musées d’Europe, des États-Unis, du Canada, d’Australie, du Japon et de Russie  ont promu l’image de celui qui, « non seulement pour la défense de l’Europe, mais aussi en vue de la dissémination dans l’Orient de la culture grecque en sa qualité de civilisation œcuménique de valeurs humaines, a étendu les frontières de la civilisation et de la connaissance, et a changé le cours de l’Histoire » (citation du Président de la Fondation Onassis en 2004: p. 344).

Dans notre actualité, bien des déclarations et des initiatives rendent compte de la popularité de l’image d’Alexandre et de son caractère opératoire (p. 286-292)[10] : « L’utilisation politique de l’image du ‘grand homme’ n’a pas disparu dans les pays occidentaux. Dans ses deux  caractéristiques basiques de grand chef militaire et de marqueur-diffuseur de la civilisation grecque, la présence d’Alexandre peut être aisément identifiée dans l’actualité internationale. Il est introduit naïvement ou malignement dans notre histoire immédiate au titre d’acteur, au risque grave de défigurer le travail historien et de le transmuter en un story-telling imaginé dans les cabinets ministériels et dans les états-majors militaires, parfois avec la collaboration, active ou passive, d’historiens et d’archéologues de profession » (p. 506). Dans son discours de candidat tenu à Toulon le 7 février 2007, N. Sarkozy ne faisait-il pas appel, parmi d’autres figures historiques antiques (Socrate, Auguste), à « Alexandre  éternellement jeune et à son rêve grandiose d'un empire universel unissant l'Orient et l'Occident », tout en affirmant que « le rêve méditerranéen ne fut pas tant un rêve de conquête qu’un rêve de civilisation » ?

De cette présence d’Alexandre (ou plutôt « Alexandre ») dans la réflexion politique d’aujourd’hui au sein de notre histoire immédiate[11], témoignent abondamment, aux États-Unis, analyses et récits qui, par-delà les siècles, rassemblent et assimilent la guerre menée par Alexandre en Bactriane et la guerre menée par les Etats-Unis et la ‘Coalition’ en Afghanistan (p. 506-519). En 2010, le général Wesley Clarke n’affirmait-il pas qu’à West Point,  « tous les principes de guerre qui y étaient étudiés de son temps remontaient à Alexandre, [et que] son héritage a ainsi formé la base de la pensée militaire occidentale depuis 2000 ans, [et qu’il] offrira information et inspiration aux générations futures » ? La même année, un historien américain n’hésitait pas à faire  d’Alexandre le promoteur de « la notion occidentale de nation building ». Chacun tente désespérément de tirer du passé des leçons pour le présent et de projeter le présent sur le passé, témoin cet autre historien américain soucieux d’établir un lien pédagogique et civique entre le passé et le présent : «  À la lumière de l’engagement de l’Amérique post-11-Septembre au Moyen-Orient, les enseignants d’histoire ancienne peuvent donner une pertinence nouvelle à l’époque d’Alexandre, […] et du même coup mieux préparer de jeunes citoyens aux choix qu’ils devront affronter » (p. 511).

Sur un autre « front », celui des Balkans, la lutte engagée, en particulier depuis 1991, entre la Grèce et son voisin du nord autour de la légitimité de celui-ci de se dénommer « République de Macédoine » est menée autour des images d’Alexandre le Grand, qui «  continua de plus belle à être à la fois l’otage et l’enjeu d’une guerre acharnée de propagandes nationalistes de part et d’autre de la frontière » (p. 545). En Macédoine, l’érection en 2011 sur la grande place de Skopje d’une statue gigantesque d’Alexandre (photo de couverture) marqua une sorte d’exacerbation de l’instrumentalisation du conquérant. Récupéré en janvier 2015 par Antonis Samaras au cours de la campagne électorale qui l’opposa à Syriza, et ce malgré la lassitude de l’opinion publique, le mythe d’Alexandre continue d’être l’un des protagonistes de débats de notre temps.

Les analyses présentées dans les chapitres 1-7 ont évidemment des implications importantes au regard de la méthode et du travail de l’historien-ne[12]. De mon point de vue, passer d’une histoire des vainqueurs à une « histoire des victimes », et d’une « légende rose » à une « légende noire », ne résout rien. L’historien n’a pas à choisir entre les vainqueurs et les vaincus : il analyse une phase historique sans s’identifier ni aux uns ni aux autres. L’erreur serait (est) d’oublier que ni Darius (le Grand roi perse), ni les populations soumises par la conquête, ne sont des victimes réduites à un rôle passif. Au même titre qu’Alexandre et les siens, le roi et les élites locales sont des acteurs de ce qui est aussi leur histoire. Je proposerais donc volontiers, en l’affaire, de répudier le genre biographique, qui fait d’Alexandre « le deux ex machina d’une évolution historique dont il contrôlerait seul les tenants et les aboutissants » (p. 567). Il s’agit  bien plutôt d’inscrire la conquête dans une histoire globale, où, dans sa diversité, l’adversaire d’Alexandre, à savoir l’empire achéménide, retrouve  un rôle de plein droit qu’il n’aurait jamais dû perdre. C’est aussi là manière de mener jusqu’à son terme le processus de décolonisation de l’histoire d’Alexandre.



[1] Chapitre 1 : « Les image du Prince » (p. 21-96)
[2] Chapitre 2 : « D’Orient et d’Occident » (p.97-205)
[3] « Impérialismes antiques et idéologie coloniale dans la France contemporaine : Alexandre le Grand modèle colonial » : http://www.persee.fr/doc/dha_0755-7256_1979_num_5_1_1395.
[4] Par exemple « “Alexandre et l’hellénisation de l’Asie” : l’histoire au passé et au présent », Studi Ellenistici XVI (2005) : 9-69.
[5] Alexandre des Lumières. Fragments d’histoire européenne, NRF-Essais, Gallimard, 2012. Parmi les nombreux comptes rendus, voir par exemple S. Sebastiani, « La mondialisation selon Alexandre le Grand », La Vie des Idées, 11 mars 2013 : http://www.laviedesidees.fr/La-mondialisation-selon-Alexandre.html.
[6] Sur Montesquieu, Droysen et quelques-uns de leurs successeurs jusqu’à aujourd’hui, voir chapitre 5 : « Galerie d’experts » (p. 350-414).
[7] C’est sous ce titre (The first European. A History of Alexander in the Age of Empire) que mon livre de 2012 est traduit à Harvard UP.
[8] Voir chapitre 6 : « Juger Alexandre ? » (p. 415-503).
[9] Voir chapitre 4 : »Médias et médiatisation » (p. 286-349).
[11] Voir chapitre 7 : « Au péril de l’histoire immédiate » (p. 504-555).
[12] Voir chapitre 8 : « Que faire ? » (p. 556-569).

samedi 5 novembre 2016

Les usages publics de l'histoire et le documentaire télévisé : le cas d'un documentaire sur Patrick Buisson

Auteure : Aurore Chery

Le 27 octobre 2016, France 3 diffusait Patrick Buisson, le mauvais génie. Réalisé par Tancrède Ramonet et produit par Morgane Production, il s'agit de l'adaptation de l'ouvrage homonyme d'Ariane Chemin et Vanessa Schneider. En le visionnant, on repense avec nostalgie à l'époque où inviter un leader d'extrême droite à la télévision suscitait le débat. Si le documentaire constate en effet que Buisson a contribué à faire sauter les digues entre « la droite traditionnelle et l'extrême droite », il se garde bien de préciser que la forme même qu'il adopte est le résultat de ces digues totalement absentes, qui n'affectent pas seulement la frontière entre la droite et l'extrême droite, mais une grande partie de la société française et, plus particulièrement, de ses médias. Ici, pendant près d'une heure, les grandes figures de cette droite nationaliste s'affichent à l'écran : Bruno Mégret, le souverainiste Paul-Marie Coûteaux, Eric Branca, ancien directeur de la rédaction de Valeurs actuelles, Jean-Sébastien Ferjou d'Atlantico, Yves Montenay, ancien de Minute, Martin Peltier de Radio Courtoisie. Notons au passage qu'en arrivant à France Télévisions en 2015, Delphine Ernotte avait déclaré : « On a une télévision d'hommes blancs du plus de cinquante ans et ça, il va falloir que ça change[1] ». Ici, bien que deux femmes soient les auteures du film, la seule présente à l'écran est Nathalie Kosciuzko-Morizet, pour une passage éclair. Il va sans dire que tout le monde est blanc. On remarque donc bien l'ampleur du changement. Notons encore que l'anti-intellectualisme règne et privilégie un confortable entre-soi journalistes-politiques. Le seul historien présent, Benjamin Stora, l'est à titre d'ancien étudiant de Nanterre, à la même époque que Buisson. Il s'agit donc avant tout d'un témoignage et non pas d'une analyse. Le recul critique est confié à Jean-Philippe Moinet, ancien journaliste au Figaro, créateur d'une association auto-proclamée Observatoire de l'extrémisme, organisme qui semble dormant et sert donc avant tout à gonfler le CV de son fondateur.

Le film commence par nous expliquer que ça n'a pas été facile, pour le jeune étudiant Buisson, d'être d'extrême droite à Nanterre, à la FNEF. Mais il assume, malgré tout. Pour un peu, il deviendrait presque héroïque, voire martyre quand les locaux de la FNEF sont attaqués. « Les gauchistes et Cohn-Bendit n'étaient pas des tendres » nous précise un de ses amis. Bruno Mégret nous évoque Minute « un journal un peu provocateur ». On débat pour savoir si c'était vraiment un journal antisémite. Au fond, Buisson, comme nous dit un autre intervenant, il a surtout permis de « libérer la parole ». La voix off tempère à peine. Par exemple, lorsqu'un extrait de la contribution de Buisson à LCI est présenté, on le voit évoquer un sondage relatif au procès Papon. Il  y expose que les plus âgés, c'est-à-dire, ceux qui ont connu Vichy, sont les plus indulgents à l'égard de cette période. A aucun moment, cette parole et ses implications ne sont décryptées. La lecture totalement spécieuse de l'Occupation à travers les ouvrages et les documentaires de Buisson (Paris Céline, L'Occupation intime, Amour et sexe sous l'Occupation) est à peine suggérée. Elle est pourtant sans ambiguïté quand l'auteur ne cesse de vanter les douceurs de la période – éminemment érotique selon lui – qu'il passe presque totalement sous silence l'antisémitisme de Céline et que les forces de la résistance sont les seules porteuses de violence et donc nécessairement néfastes. A cet égard, on est gêné de constater que le documentaire de France 3 a emprunté la rhétorique buissonnienne en décrivant les affrontements de Nanterre : les violences sont le fait exclusif des « gauchistes ».  En fait, c'est la geste buissonnienne qui nous est déroulée pendant une heure, son parcours, comment il a réussi, etc. Certes, il est bien un peu inquiétant, on nous précise qu'il est d'extrême droite mais puisque celle-ci s'est tant banalisée... Buisson devient ici intéressant en tant qu'être humain avec une histoire et c'est bien tout le problème puisque, parallèlement, il n'est jamais véritablement question des conséquences de ses idées autrement que sur un plan purement électoraliste. Les victimes du racisme et de l'islamophobie au quotidien, les victimes du sexisme aussi (un aspect de Buisson dont il n'est pas question dans le film) sont écartées. Enfin, le danger Buisson semble aujourd'hui appartenir au passé. Même si l'on voit Bruno Mégret affirmer fièrement que leurs idées ont triomphé, le film laisse croire que l'affaire des enregistrements à l'Elysée et, sous-entendue, l'élection de François Hollande, ont mis fin à son influence délètère. On va voir que les conditions de réalisation du film même montrent tout à fait le contraire.

Bien évidemment, tout cela n'a rien d'étonnant dans le climat actuel, le site Acrimed se fait régulièrement l'écho de ces dérives mais si je m'y intéresse aujourd'hui, c'est parce que j'ai été le témoin privilégié des transformations radicales subies par ce film, ce qui m'a conduite à me retrouver – bien malgré moi au vu du résultat final – mentionnée dans les remerciements. Ce point de vue de l'intérieur m'amènera à poser plus largement la question du statut du documentaire à la télévision. Il y a quelques mois, j'ai été contactée par Tancrède Ramonet,  dont je connais le travail par ailleurs et qui est aussi un lecteur des Historiens de garde, pour intervenir dans son film. Son objectif était alors de traiter de la « buissonnisation des esprits ». Les usages publics de l'histoire par Patrick Buisson, directeur général de la chaîne Histoire depuis 2007, réalisateur de documentaires et d'ouvrages de vulgarisation sur l'Occupation, Louis-Ferdinand Céline ou les guerres de Vendée devaient être au cœur du propos. Etait-ce un choix légitime ? Parfaitement, dans la mesure où l'histoire est absolument centrale dans la stratégie buissonnienne : dans une interprétation très personnelle de Gramsci, Buisson fait de l'histoire l'un des principaux éléments pour imposer l'hégémonie culturelle de l'extrême droite. Une telle ambition ne s'est évidemment pas bornée à la chaîne Histoire. Comme l'a montré l'ouvrage publié par le CVUH, Comment Nicolas Sarkozy écrit l'histoire de France, l'histoire a été un des fondements de la campagne du candidat et ce, au prix de déformations et de manipulations dans le but de servir son discours électoral. De même – et ça le documentaire le précise – c'est Patrick Buisson qui a imposé dans le débat politique le terme « identité », utilisé par Philippe de Villiers, avant de se voir consacrer par le « Ministère de l'immigration et de l'identité nationale » sous la présidence Sarkozy. Pendant une demi-journée de tournage, nous avons donc abordé ces sujets, nous avons même traité de l'image de la femme chez Buisson mais il est vrai, aussi, que nous avons parlé de son influence plus large, et ce jusqu'à la télévision publique. En effet, comme je l'ai déjà montré ailleurs, la télévision publique a été totalement conquise elle-même par les idées buissonniennes. Sous la présidence Sarkozy, elle a largement participé à la réécriture d'un nouveau roman national réactionnaire[2] qui se poursuit actuellement à travers le soutien de productions comme Métronome de Lorànt Deutsch sur France 5 ou encore de Secrets d'histoire sur France 2. Tout cela, il en a donc été question et Tancrède Ramonet avait l'air véritablement déterminé sur le sens qu'il voulait donner à son film. De manière tout à fait anecdotique, il m'est arrivé de parler de « la Fête du travail », ce qu'il a absolument tenu à corriger pour que je parle de « la Fête des travailleurs ». De cette demi-journée de tournage, il n'est absolument rien resté. A ce moment-là, j'étais cependant loin d'imaginer ce qui allait se passer même si des expériences antérieures à France Télévisions m'y avaient préparée. Pour rappel, en 2011, j'avais participé à un documentaire de Frédéric Compain intitulé Tête-à-tête avec Louis XVI. Il était destiné à être diffusé sur France 2, en deuxième partie de soirée, à la suite du film de Thierry Binisti, Louis XVI, l'homme qui ne voulait pas être roi. Frédéric Compain est connu pour être un réalisateur qui donne une patte très personnelle à ses films et, au fond, c'est bien aussi le rôle du réalisateur de documentaire. Il n'hésite pas à explorer des terrains inhabituels. Au cours de ce tournage, nous avons donc parlé usages publics de l'histoire, transformation de l'image de Louis XVI à travers les médias et plus particulièrement la télévision, comment tout cela était en très grande partie liée à la présidence Sarkozy et, par ricochet, à l'influence de Patrick Buisson. Au cours de cette partie du tournage, une représentante de la chaîne n'a pas cessé d'intervenir auprès du réalisateur pour lui faire savoir qu'il allait trop loin, que ce n'était pas possible. Même s'il n'est rien resté de cette partie dans le montage final, la sanction est tombée à la programmation avec une diffusion sur France 5, en plein été, à un horaire tardif...  On le voit donc, cela fait longtemps que les usages publics de l'histoire font partie des grands tabous de France Télévisions, on regrette cependant de constater que la situation s'est encore dégradée. Ainsi, j'ai non seulement été rayée du film mais je n'ai même pas été invitée à la présentation à la presse, une pratique tout à fait inhabituelle. S'il est peu probable que j'aie souhaité me rendre à une soirée où se trouvait tout le gratin de l'extrême droite, je ne peux que remarquer que j'embarrassais. Qui ? C'est la question qui reste posée et qui semble, elle aussi, éminemment embarrassante. Le réalisateur m'a appelée le lendemain de cette présentation à la presse pour me faire croire que ma radiation du film s'était décidée le matin même de cette présentation. Outre que la pratique est concrètement peu envisageable, le site coulisses-tv.fr annonçait la liste des intervenants du documentaire dès le 5 octobre, et je n'y apparaissais évidemment pas[3]. Questionnée sur le sujet, Ariane Chemin n'a trouvé rien de mieux que de nier le fait que je n'aie pas été invitée.

Dans ces conditions, en notant l'opposition totale entre la note d'intention de l'auteur et le résultat final, on peut se demander s'il s'agit encore de documentaire. Le grand public confond régulièrement le documentaire (film d'auteur) et le reportage (travail journalistique), on le comprend tant la frontière semble de plus en plus ténue entre ces deux genres à la télévision. Néanmoins, malgré cela, on continue à agir comme si le réalisateur assumait bien son rôle d'auteur et je me suis trouvée particulièrement gênée quand Tancrède Ramonet a dû m'expliquer, de manière peu convaincante puisque c'était lui qui avait tenu à ce que je sois dans son film, pourquoi je n'y étais pas finalement. Il aurait été plus raisonnable que le véritable auteur de cette décision en assume toute la responsabilité. Je peux comprendre – et c'est plutôt risible – quand Secrets d'histoire m'appelle pour me demander, dans un premier temps, de participer à une émission sur Louis XVI puis finit par annuler sous prétexte que je critique les émissions de Stéphane Bern, avant de me rappeler – après une protestation publique de Jean-Luc Mélenchon, très relayée, concernant l'émission[4] – pour me demander de participer à une émission sur Louis XIV dont je ne suis absolument pas spécialiste et que j'ai donc naturellement décliné. Je comprends moins en revanche que le documentaire, théoriquement l'un des derniers espaces de liberté à la télévision, qui souffre déjà de se trouver réduit à des cases de diffusion de plus en plus réduites et de plus en plus tardives, doive en plus être ravalé aux pratiques d'une émission de divertissement culturel. Il est vrai, sans doute, que ce film ne changera pas grand chose à un climat déjà considérablement dégradé et inquiétant. Il révèle cependant plus ouvertement certains positionnements médiatiques qui font froid dans le dos.