Le Manifeste du CVUH

vendredi 13 janvier 2012

Note à l’attention des préparateurs et candidats au concours d’entrée 2012 de Sciences Po Grenoble


Depuis la rentrée, les élèves postulant pour le concours de l'l'IEP Grenoble étudient comme œuvre unique d'histoire le livre de Daniel Lefeuvre, Pour en finir avec la repentance coloniale, Flammarion, 2006. Cet ouvrage polémique s'inscrit dans le cadre du débat public lancé par l'article 4 de la loi du 23 février 2005. A l'époque, Catherine Coquery-Vidrovitch avait proposé un compte-rendu critique de cet ouvrage qui adopte une position partisane sur le fait colonial et ses usages publics. S'il n'est pas inintéressant de sensibiliser des étudiants à l'intelligibilité de questions mémorielles, il convient, pour cela, de préciser au minimum la nature spécifique de l'ouvrage à étudier. L'interpellation de notre collègue ci-dessous nous semble donc très opportune afin de clarifier les attentes de l'IEP Grenoble quant à l'étude de cet ouvrage.




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Note à l’attention des préparateurs et candidats au concours d’entrée 2012 de Sciences Po Grenoble




« Sciences Po » Grenoble est un des neuf Instituts d’Études Politiques (IEP) de France. Alors que certaines IEP proposent un concours commun (Aix, Lille, Lyon, Rennes, Strasbourg, Toulouse), les IEP de Paris, Bordeaux et Grenoble définissent chacun les modalités de leurs concours d’entrée.
Chaque année, un ouvrage unique est au programme de l’épreuve d’histoire du concours d’entrée en première année à l’IEP de Grenoble. En 2012, c’est le livre de Daniel Lefeuvre, professeur d’histoire à l’université de Paris 8, intitulé Pour en finir avec la repentance coloniale (Flammarion, 2006), qui a été retenu.
L’auteur vise dans cet ouvrage à « démonter […] à l’aide des bons vieux outils de l’historien –les sources, les chiffres, le contexte- […] les contrevérités, billevesées et bricolage [qui composent] le réquisitoire des repentants » (extrait de la quatrième de couverture). Le ton est donné ; Daniel Lefeuvre compte rétablir des « vérités » contre les discours de tous ceux (politistes, historiens, journalistes, politiciens..., les « repentants ») qui « mènent combat pour dénoncer le péché capital que nous devons tous expier : notre passé colonial, à nous Français » (ibid.).



L’ouvrage proposé cette année au concours d’entrée de l’IEP doit-il être considéré par les candidats et les préparateurs comme un livre d’histoire sur la colonisation, comme un document historique sur les conflits actuels autour de la mémoire coloniale, ou bien encore comme un essai partisan ? Sans doute est-il l’œuvre d’un historien ; mais il s’agit en réalité d’un pamphlet politique, qui vise la controverse, et qui cherche bien davantage à condamner ce que l’auteur perçoit être « une propagande repentante » (p. 157), qu’à offrir une histoire de la colonisation. La « propagande repentante » comprend aussi bien, pour l’auteur, les travaux de nombreux professeurs d’histoire, spécialistes de la colonisation, que les discours de Tarik Ramadan.
Dans ces conditions, il semble donc nécessaire que l’IEP précise clairement le statut de l’ouvrage au programme qui est conféré pour ce concours – et d’autant plus qu’il s’agit d’une année électorale, qui provoquera des débats où les questions dont traite l’ouvrage ne seront sans doute pas absentes.



Par ailleurs, l’ouvrage comprend de nombreuses provocations et erreurs.
Parmi ces provocations, l’auteur explique que les « repentants » diaboliseraient outrageusement Jules Ferry, auteur du discours sur la mission civilisatrice de la France, au point de le comparer à Hitler : « la colonisation a été rien moins qu’une entreprise de génocide : Jules Ferry, c’était, déjà, Hitler ! » (quatrième de couverture). Les nombreux développements sur l’Islam et les Musulmans comportent des erreurs et imprécisions. « Un pays, le Nigeria, applique la charia » (p. 228), or le Nigeria, composé de 36 États, est un État fédéral laïc. Le compte-rendu écrit par Catherine Coquery-Vidrovitch, professeur émérite d’histoire à l’Université de Paris 7, et publié le 9 mars 2007 sur le site du Comité de Vigilance face aux Usages Publics de l’Histoire (http://cvuh.free.fr/spip.php?article73), recense ces provocations et erreurs de manière très précise. Daniel Lefeuvre répondait sur son blog par un billet intitulé « les erreurs de Catherine Coquery-Vidrovitch » le 27 juin 2007 (http://www.blog-lefeuvre.com/?p=20).
Les candidats au concours d’entrée de l’IEP de Grenoble ne sont pas dans la position qui leur permettrait d’analyser l’ouvrage au programme. Présenté comme un « ouvrage d’histoire contemporaine », un ouvrage scientifique de référence en histoire, le livre de Daniel Lefeuvre tient en réalité du pamphlet politique réactionnaire.
Dans le contexte actuel de repli identitaire et de montée du Front National, le choix de cet ouvrage pourrait avoir du sens, s’il était accompagné d’une note qui le mettait en perspective, à l’aide par exemple d’une brève bibliographie complémentaire, et s’il invitait à une analyse critique portant non pas sur « un ouvrage d’histoire contemporaine », mais sur une source historique, un pamphlet politique. Les candidats pourraient ainsi s’interroger sur la constitution de la discipline historique, sur l’historiographie des recherches portant sur la colonisation, sur l’histoire des idées.
Une note aux préparateurs et aux candidats contextualisant l’ouvrage et engageant une réflexion critique et épistémologique lèverait toute ambiguïté et permettrait d’aborder des thèmes historiques et contemporains, tels que la xénophobie, le racisme, la constitution d’ennemis intérieurs, l’histoire des mouvements identitaires et nationalistes par exemple. En son absence, on ne peut que souhaiter ouvrir un débat plus large sur les motifs qui peuvent conduire les responsables de concours de recrutement de futurs spécialistes de sciences politiques à promouvoir un tel ouvrage.




Précisions sur les épreuves du concours d’entrée première année à l’IEP de Grenoble
Pour intégrer l’IEP de Grenoble, deux concours sont ouverts aux candidats. Un concours dit de « première année » réservé aux bacheliers de l’année en cours et de l’année précédente (2011 et 2012), et un concours de « deuxième année » pour les étudiants de niveau bac+1 minimum validé ou en cours de validation dans un établissement reconnu par l’Éducation nationale, y compris les étudiants autorisés à passer en seconde année de classe préparatoire.
Le concours de première année se compose de deux épreuves écrites :
«- une épreuve de langue étrangère (allemand, anglais, espagnol ou italien au choix du candidat) durée de l’épreuve : 1 heure (coeff. 1) ;
  • une épreuve sur un ouvrage d’histoire contemporaine avec deux questions sur l’ouvrage (chaque question notée sur 3) et une dissertation d’ouverture sur l’histoire et l’actualité (notée sur 14) – durée de l’épreuve : quatre heures (coeff. 3) » (http://www.sciencespo-grenoble.fr/etudier-a-sciences-po/sinscrire/).
Chaque année, l’ouvrage au programme change. En 2009, les candidats ont travaillé sur La force du nombre. Femmes et démocratie présidentielle (Éditions de l’Aube, 2008), écrit par Mariette Sineau, directrice de recherche au CNRS ; en 2010, il s’agissait de l’ouvrage de Marc Lazar, professeur d’histoire et de sociologie politique à l’IEP, intitulé Le communisme, une passion française (Librairie Académique Perrin, 2005) ; en 2011, les candidats ont travaillé sur L’idée d’Europe au XXe siècle – des mythes aux réalités, écrit par Elisabeth du Réau, professeur d’histoire à l’université de Paris 3 (Éditions Complexe, 2008).
Au programme du concours d’entrée de 2012, figure un ouvrage de Daniel Lefeuvre, professeur d’histoire à l’université de Paris 8, Pour en finir avec la repentance coloniale, publié en 2006 aux éditions Flammarion.




Sarah Mekdjian
Maître de conférences en géographie à l’Université de Grenoble II
Avec le soutien du Comité de vigilance face aux usages publics de l’histoire (CVUH)





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Jeudi 12 janvier 2012. Les étudiants travaillent cet ouvrage depuis septembre mais aujourd'hui, à la suite du texte de Sarah Mekdjian, l'IEP Grenoble a publié la note suivante sur son site  http://www.sciencespo-grenoble.fr/blog/actu/concours-dentree-2012/ :



Ouvrage
Daniel Lefeuvre, Pour en finir avec la repentance coloniale Paris : Flammarion (Champs. Actuel), 2008, 229 p.
L’ouvrage de Daniel Lefeuvre est volontairement polémique. Il appelle donc à une lecture critique et ne doit en aucun cas être considéré comme une approbation par l’IEPG des thèses qu’il défend. Les candidats sont donc invités, dans leur préparation comme lors du concours, à replacer les opinions défendues par D. Lefeuvre dans une perspective critique.

5 commentaires:

  1. Aucun média Grenoblois ne se fait l'écho de cette information, ont-ils été informés ?

    Seul Rebellyon (pas très loin géographiquement mais bon) relaye votre article : http://rebellyon.info/IEP-grenoble-un-pamphlet.html

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  2. Mais une partie du "jeu" du concours, ce n'est pas justement de laisser les candidats se débrouiller avec le texte ? Pour ceux qui sont derrière le choix de cet 'ouvrage, le côté "intéressant" du concours sera peut-être justement de vérifier quels étudiants ont préparé en allant chercher des sources contradictoires, et lesquels ne l'ont pas fait...
    Je suis d'accord qu'indiquer des sources supplémentaires élève le niveau du débat, mais je ne suis pas certain que l'intention des préparateurs soit de livrer un concours "clé-en-main".

    Après, y'a la réalité : un certain nombre d'étudiants ont été pris alors qu'ils avaient très peu préparé le concours. La majorité des candidats chercherait-elle des sources contradictoires d'elle-même ? J'en doute.

    Par contre, je trouve ça un peu facile de faire cette remarque seulement cette année, sur un livre que certains qualifient de "réac". Les ouvrages des trois dernières années sont aussi des oeuvres très contestables, sans être "réac", et pour celles-ci j'ai pas le souvenir qu'un "comité de vigilance" ait fait quelque remarque que ce soit -d'ailleurs, aujourd'hui ils se prononcent bien sur l'ouvrage de cette année, tout en laissant de côté les années précédentes...

    A croire que le Comité a un biais "anti-réac" et qu'il ne s'agiterait pas autant lorsque les éléments contestables sont issus du progressisme.

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  3. "A croire que le Comité a un biais "anti-réac" et qu'il ne s'agiterait pas autant lorsque les éléments contestables sont issus du progressisme."
    C'est une évidence...

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  4. en tout cas, la modération accepte les commentaires critiques

    merci de préciser les ouvrages qui selon vous auraient mérité une "vigilance".

    fdelpla

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  5. En tant que candidat à ce concours, je vous remercie pour cette mise en garde !

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