Le Manifeste du CVUH

mardi 17 janvier 2012

Le droit à la recherche sur les génocides et sur les négationnismes.


photos de disparus au mémorial Gisozi de Kigali
[sopurce : agence Reuters]



Le débat sur la loi relative au génocide arménien.
Le droit à la recherche sur les génocides et sur les négationnismes

Jean-Pierre CHRETIEN



Le projet de loi sur la pénalisation du déni des génocides, visant en particulier le négationnisme qui touche le génocide arménien, a le mérite de ranimer le débat sur les rapports entre la recherche historique et l’intervention du législatif et du judicaire en ce domaine. Il a le mérite d’offrir aussi une véritable leçon de choses face aux discours bien rodés sur la question et que l’on a vu refleurir sans surprise.
Ce n’est pas un problème de loi dite « mémorielle » (pour l’Arménie elle date de janvier 2001), ni de débat théorique sur mémoire et histoire, mais celui de l’intervention de la justice dans le traitement public des génocides et des crimes contre l’humanité. Il faut avoir en tête l’historique de la question. En juillet 1990 la loi Gayssot, réprimant les « propos racistes, antisémites et xénophobes » prévoyait aussi un aménagement de la loi de 1881 sur la presse, pénalisant la contestation des crimes contre l’humanité tels qu’ils avaient été définis par le tribunal de Nuremberg. Aucun historien digne de ce nom n’a été gêné dans son travail par cette loi, qui n’a été invoquée que contre des imposteurs, affichant une étiquette historienne pour développer sournoisement une propagande négationniste. En revanche le génocide arménien a donné lieu (sans qu’il y ait de loi ad hoc) à un procès contre l’historien Gilles Veinstein en 1995, qui a divisé les historiens, moins sur la réalité de ce génocide que sur l’intervention de la justice.
L’année 2005 marque un tournant dans ce débat. En mai 2001 la loi Taubira avait défini la traite esclavagiste menée sur les côtes africaines depuis le XVe siècle comme un « crime contre l’humanité », mais sans annexe pénale. L’esclavage figurait effectivement dans la liste des crimes contre l’humanité déjà reconnus internationalement, mais la période visée se situait en amont de cette définition. Invoquant cette loi, un collectif antillais porta plainte en juin 2005 contre notre collègue Olivier Pétré-Grenouilleau, auteur en 2003 d’une synthèse sur « les traites négrières » et qui avait contesté la nature génocidaire de celles-ci dans une interview de presse. La plainte fut retirée au début de l’année suivante, face à la vague des protestations venant du milieu universitaire. Mais surtout, en février 2005, un projet de loi décidait que le « rôle positif de la présence française outre-mer » devait être enseigné. Comme Gérard Noiriel vient de le rappeler sur son blog, la protestation contre cette intrusion des députés dans le contenu de l’enseignement fut vive et se traduisit notamment par la création du CVUH. L’article incriminé dut finalement être retiré en février 2006. Mais, entre-temps, à la fin de 2005, rebondissant sur l’affaire Pétré-Grenouilleau, Pierre Nora et d’autres lancèrent la pétition « Liberté pour l’Histoire » réclamant l’abrogation de toutes les lois dites « mémorielle ». En octobre 2008 une commission parlementaire, créée par Bernard Accoyer, conclut seulement à un arrêt de ce type de législation, qui se trouve donc remis en cause aujourd’hui par le projet de loi sur le génocide arménien.
C’est donc l’extension de la loi Gayssot aux autres situations de génocide ou de crimes contre l’humanité qui a mis le feu aux poudres, Le piège serait d’instrumentaliser aussitôt une « concurrence des victimes ». Il faut néanmoins prendre conscience de la diversité des situations concernées. En fait l’opinion française a été beaucoup plus sensibilisée à la Shoah et aussi aux problèmes de la colonisation qu’aux situations d’Arménie, du Cambodge et du Rwanda. Les génocides du XXe siècle ne s’impriment pas de façon similaire dans la conscience de la société française. Cela tient soit à leur déroulement même, soit à la récurrence en France des argumentaires racistes qui les avaient accompagnés, soit à la présence dans notre pays de rescapés ou de descendants des rescapés. Ils ne se situent pas tous au même niveau de reconnaissance internationale. Le déni, malgré les points communs de la logique négationniste, ne s’exprime pas non plus de manière identique, rendant délicates les interventions judiciaires.
Cela étant dit, il faut rappeler qu’il ne s’agit pas de n’importe quels événements historiques, mais de crimes de masse inouïs. Il est impossible de traiter avec légèreté d’un génocide, comme le fait hélas parfois Pierre Nora dans des interviews à propos du cas arménien. Dans son ouvrage de 2005 Purifier et détruire, Jacques Sémelin montre qu’il est possible scientifiquement de distinguer des crimes de masse de natures différentes : d’une part les déportations de populations et les purifications ethniques, et d’autre part les entreprises d’extermination méthodique de populations entière que représentent au sens strict les génocides.
Pierre Vidal-Naquet, répondant en avril 2004 dans L’Express, à des questions sur la définition d’un génocide, citait celui des Tutsi du Rwanda comme étant « le 4e génocide du XXe siècle », venant après ceux des Arméniens, des Juifs et des Khmers. On sait le combat mené par ce regretté collègue contre les « assassins de la mémoire », qu’il s’agisse du génocide des Juifs ou des massacres commis contre les Algériens. Il fut néanmoins hostile à la loi Gayssot. Sa position, claire et sans ambiguïté, face à une question aussi sensible, peut nous inspirer, davantage que les commentaires souvent légers que nous avons trouvés ces derniers jours dans les médias, présentant en vrac « les historiens » « contre les lois mémorielles », sans décliner une réflexion plus complexe. Ma contribution vise justement, non à remettre en question la position du CVUH face au projet de loi en discussion actuellement, mais à apporter un éclairage complémentaire qui me semble utile.
Pour le cas arménien, on doit relire la préface rédigée en 1996 par Alfred Grosser à la grande étude de Vahakn Dadrian, Histoire du génocide arménien (chez Stock). Il réaffirme sa conviction de la possibilité d’une comparaison entre ce génocide et celui des Juifs, ce qui ne signifie pas similitude. Il rappelle aussi que la logique de purification ethnique, qui a causé les dizaines de milliers de victimes grecques des déplacements de populations qui ont suivi la Première Guerre mondiale, tout comme les centaines de milliers de victimes allemandes des déplacements d’Europe orientale en 1945, est à distinguer de la « volonté finale d’exterminer » à l’œuvre dans un génocide, manifeste très tôt chez les dirigeants turcs de l’époque. La négation du génocide arménien est tout simplement une imposture scientifique.
Mais parmi les réactions hostiles au projet de loi exprimées dans le milieu politique français, l’opportunisme dicté par des intérêts d’Etat à l’égard de la Turquie actuelle compte peut-être moins que le non-dit sur l’implication française  dans le cas rwandais. Rappelons que le génocide des Tutsi du Rwanda a été reconnu internationalement (comme celui du Cambodge), qu’il a suscité la création d’une cour spéciale internationale (le TPIR, vilipendé aujourd’hui par ceux qui remettent en cause ce génocide) et que la loi française l’a reconnu en acceptant le transfert devant ce tribunal d’inculpés résidant en France. Il a donné lieu à de nombreux travaux approfondis, tant sur son déroulement, ses effets et son organisation méthodique que sur la propagande raciste qui y a conduit et enfin sur les différents visages de sa négation. La bibliographie et la documentation sont d’ores et déjà énormes (cf. la bibliographie en fin d’article).
Néanmoins la reconnaissance claire de ce génocide en France, dans les milieux politiques et médiatiques, piétine. Une « polémique » sur les « responsables » du génocide, consistant pratiquement à faire des Tutsi les organisateurs de leur propre génocide, est apparue chez nous depuis 2005 (même si elle est en fait présente dès 1994 dans la propagande de ceux qui l’organisaient tout en le niant). Il ne s’agit pas d’un « débat » scientifique, mais d’une opération militante orchestrée par des nostalgiques de l’ancien régime rwandais et par un petit groupe de militaires et de politiques français (de gauche comme de droite) liés à la gestion de cette affaire entre 1990 et 1994. Les pamphlets de l’essayiste Pierre Péan, qui en sont l’écho sonore et provoquant, ont été accueillis comme il convenait par la majorité des médias. Mais ils semblent avoir sidéré un marché de lecteurs. Or ils sont à l’aune de la méconnaissance par cet auteur de ce pays et de la littérature existante et ils jouent d’un schéma conspirationniste qui ne tiendrait pas la route 15 jours s’il concernait un pays européen.
En fait, selon certains, en Afrique, un « génocide » est-ce sérieux ? Comme l’écrivait déjà en 1989 Alfred Grosser dans Le crime et la mémoire, « il n’est pas vrai qu’un massacre d’Africains soit ressenti de la même manière qu’un massacre d’Européens ». Est-on prêt à la comparaison dans ce cas, quand la réduction ethnographique des problèmes reste un des principaux tics du regard porté sur ce continent ? En tout cas le négationnisme appliqué au génocide des Tutsi rwandais s’exprime tranquillement en France : il consiste à présenter les tueries comme une réaction spontanée, due à une « colère populaire » ou à un « atavisme ethnique », suite à l’attentat contre l’avion de l’ancien président Habyarimana le 6 avril 1994, à tout confondre en parlant de « double génocide » et à imaginer un complot tutsi international soutenu par les Anglo-saxons et Israël ! Une autre imposture scientifique.
Rappeler ces données, c’est remettre en perspective l’enjeu réel du débat en cours. Un génocide est un événement tellement énorme, qu’il ne se laisse pas expliquer facilement : le contexte politique, le contexte de guerre, les situations locales, les acteurs à différents niveaux, la construction de l’idéologie et le fonctionnement de la propagande, l’attitude des populations, les responsabilités antérieures et extérieures, etc. doivent pouvoir être explorées librement. Tout cela peut aider à mieux saisir et à circonscrire la spécificité d’un phénomène qui s’inscrit de toute façon de manière spécifique et indélébile dans ce contexte. Les historiens allemands ont montré dans les années 1980 que de tels débats pouvaient se développer, de façon virulente, mais sans tomber dans les infamies faurissoniennes.
Il est difficile de nier que l’historien (ou tout autre spécialiste des sciences sociales), peut difficilement évacuer de sa problématique les valeurs humaines engagées. Il n’est ni un botaniste, ni un entomologiste, comme pourraient le laisser supposer certaines formules extrêmes de « Liberté pour l’histoire ». Il faut donc réfléchir à une position raisonnée sur l’exercice du métier d’historien (non réservé certes à des diplômés attitrés, mais ayant cependant sa déontologie) face à une intervention législative comme celle actuellement en cours à propos du cas arménien. Je pense qu’en mettant un corset judiciaire sur les débats que j’évoquais plus haut, on risque de pénaliser la recherche en laissant peser l’épée de Damoclès de procès intentés par des groupes intégristes ne tolérant aucune discussion. Cela s’observe aussi au Rwanda, sous la férule d’un régime intolérant. En outre, dans le cas arménien, il faut penser aux intellectuels turcs qui, dans un contexte très difficile, ont courageusement ouvert la voie à une reconnaissance à terme du génocide dans leur pays : la pénalisation en France du négationnisme est-elle la meilleure façon de les aider ? Vincent Duclert l’a très bien expliqué dans Le Monde le 30 décembre 2011 et c’est aussi un des arguments forts de la position adoptée par le CVUH.
Il n’empêche que les survivants ou les proches des survivants sont là et que leurs mémoires meurtries à nouveau par les manifestations de négationnisme méritent le respect. Si la collectivité nationale veut faire respecter cette mémoire, il s’agit d’un acte politique que les historiens ne peuvent que constater, à condition que des menaces d’incrimination ne soient pas mises dans la balance. Pour affirmer le droit à la recherche, il est donc maladroit, selon moi, d’écrire que cette liberté concernerait pour l’essentiel la « requalification » d’un génocide. Elle contribue plutôt à la compréhension la plus complète possible de celui-ci et aussi à décrypter les détours et les manipulations des partisans du déni.
La liberté ne sera pas une arme de déni, si on rappelle du même mouvement qu’elle doit être invoquée non seulement contre les tentations abusives de légiférer, mais aussi contre les manoeuvres judiciaires des partisans des négationnismes. Invoquant l’absence d’une autre loi Gayssot, certains d’entre eux prétendent en effet que l’étiquette « négationniste » serait une simple diffamation, que cette définition ne devrait pas s’appliquer au traitement des génocides autres que la Shoah. Au nom de la liberté, ces idéologues cherchent ainsi à empêcher la critique des thèses remettant en cause la réalité d’un génocide. Le négationnisme deviendrait une question taboue et sa dénonciation donnerait prise à incrimination ! Ce harcèlement judiciaire s’est observé à plusieurs reprises ces derniers temps : contre Bruno Chaouat (Université du Minnesota) aux Etats-Unis (à propos du cas arménien), contre Caroline Postel-Vinay à Paris (à propos des crimes de guerre japonais), contre moi-même et Jean-François Dupaquier à Rouen pour avoir critiqué une manipulation négationniste relative au génocide des Tutsi rwandais (voir la pétition « L’Histoire ne se fait pas dans les prétoires » sur le site de la Ligue des Droits de l’Homme). « Chercheurs sans frontières » écrivait en 2010 à propos de l’affaire Chaouat : « La menace est aujourd’hui pernicieuse : l’assignation en justice est à la fois un nouveau moyen et un symptôme plus général de l’introduction du cynisme pour réduire les scientifiques au silence ». Il faut donc réfléchir aussi sur la manière de garantir le droit de qualifier un négationnisme contre les harcèlements judiciaires, tout en refusant la pénalisation juridique de celui-ci. Ces débats ne doivent pas se régler dans des prétoires.





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