Le Manifeste du CVUH

vendredi 29 avril 2011

L’histoire en miroir. Le "récit national" du PS. Par Thierry Hohl et Vincent Chambarlhac


Un programme socialiste inscrit dans un récit national ?
Le lecteur de Mediapart, puis Marianne 2, peut juger le point d’interrogation inutile ; un retour au texte du 30 mars 2011 (un document de travail téléchargeable sur le site du PS) complique singulièrement la perspective. Une courte recherche plein texte pointe l’absence, sur les 110 pages qui le constituent, du terme récit. Alors pourquoi cette présentation ? Qu’en saisir de l’air du temps ? Le JDD du 3 avril 2011 précise que le PS s’inscrit dans un récit national contre le déclin ; auparavantMediapart avait attribué l’expression de "récit national" à Guillaume Bachelay.



Auteur du document de travail dans l’ombre d’Alain Bergounioux, celui-ci déclarait à la presse : « En 2002 et en 2007, nous avons perdu par défaut de projet de société inscrit dans un récit national » (La Dépèche.fr, 4/04/2011). L’expression rebondit –mollement- de rédaction en rédaction : l’inscription de ce programme dans un récit national est un événement de presse. Pour les préoccupations de ce blog, l’expression ne relève pas pour autant exactement du leurre. Elle interpelle de manière oblique l’une de nos préoccupations, la place du récit national dans l’enseignement de l’histoire-géographie. Elle constitue une invite à questionner en miroir de l’histoire géographie les sens et usages de l’expression. En miroir de l’économie partisane du discours socialiste donc. (1) Happés par la perspective du récit national, les commentaires de presse n’ont pas relevé dans ce programme des mots empruntés au lexique du tournant patrimonial et civique de l’enseignement de l’histoire. La fréquence des termes associés au patrimoine, l’évidence d’une république comme patrimoine commun, d’une identité républicaine et d’une République qui est notre histoire exhalent le parfum des programmes d’Histoire-géographie et d’Education civique de ces dernières décennies. On sait la place d’Alain Bergounioux dans l’Education nationale, son attachement à la défense et la promotion de l’ECJS. Une part des formules du programme socialiste s’inscrivent dans cette perspective que ne gauchit pas –sinon en des nuances microscopiques- le rapport des socialistes à leur histoire : " Nous disposons d’un patrimoine unique, celui qui fait de la France la première destination touristique bien sûr, mais au-delà, celui qu’a forgé son histoire. La rupture de 1789, l’insurrection populaire de 1848, la Commune de Paris en 1871, la loi de 1905 sur la séparation des églises et de l’Etat, le Front populaire en 1936, l’appel du 18-Juin 1940, le programme du Conseil National de la Résistance en 1944, autant de repères qui, aujourd’hui encore, inspirent les peuples qui refusent l’oppression. Ce bien commun remonte à loin et prend appui sur des fondements solides : les espérances chrétiennes, l’affirmation de l’humanisme du 16ème siècle, l’égalité devant la loi avec la Révolution française. Cette histoire est celle de tous les Français. Elle doit servir à rassembler la Nation, pas à la diviser. Elle doit être apprise et transmise, et non détournée, capturée, à des fins idéologiques ou électorales. Rousseau, Michelet, Hugo, Jaurès nous l’ont appris : l’histoire de France, cette diversité faite unité par la volonté générale, cet arrachement aux instincts et leur dépassement par la citoyenneté, est une histoire universelle pour l’humanité.(p 13/110).". A chacun d’apprécier le cheminement, nonobstant l’évidence touristique qui leste considérablement toute autre appréciation portée sur ce paragraphe. Il y a là un va et vient entre l’institution qu’est l’Education nationale et le politique au prisme du PS d’autant plus significatif qu’une courte analyse plein texte des fréquences du syntagme (ou associé) république face au syntagme socialiste (socialisme) établit la prééminence du premier sur le second : 63 contre 43 dans un projet socialiste. La prééminence du républicain sur le socialisme convoque le récit, nécessairement intégrateur. Le texte du projet peut s’éclairer des billets du blog de Guillaume Bachelay (2) où un entretien avec Marcel Gauchet voisine en date du 26 février 2011 un texte sur le multiculturalisme, invention sarkozyste. Sa lecture croise le programme, précise le rapport à l’histoire enseignée finalement. "Nous sommes une République, une communauté nationale qui n’est pas l’agrégat de communautés d’origines, de langues ou de religions. C’est sur l’égalité, la laïcité, le partage de la langue française et l’émancipation par l’école que se fonde l’identité républicaine. (3)" L’orthodoxie républicaine du propos ne fait aucun doute. Mais la plume du programme dans ce billet éclaire d’un jour nouveau des comparaisons incongrues sinon dans le document de travail. Ainsi de cette courte citation : "Interrogeons nos aînés sur ce qu’était la vie, voilà soixante ou cent ans, ils nous diront que malgré les difficultés, mieux vaut avoir 20 ans en 2011 qu’en 1914. En France et en Europe, voilà trois ou quatre générations, des guerres décimaient les familles, des pandémies ravageaient des régions entières, les privilèges de la naissance prévalaient sur le mérite d’une existence, les enfants travaillaient à l’usine, l’espérance de vie n’atteignait pas le demi-siècle. Que le futur soit incertain ne saurait faire regretter ce temps-là." Pourquoi 1914 ? La Grande Guerre est le seuil du court XXe siècle ; l’invoquer pour écrire que l’incertitude d’aujourd’hui ne "saurait faire regretter ce temps là", provoque-t-il un effet de sens politique ? A priori non puisqu’ici comparaison ne saurait être raison. Croisée avec le billet du blog, la citation trouve une résonnance toute autre. Elle s’applique à la dénonciation du multiculturalisme et à l’usage de la figure du musulman dans la rhétorique du gouvernement actuel : "Et chaque fois que la droite agite la peur des minarets, rappeler que le plus ancien du pays est celui de la Mosquée de Paris, construit en hommage aux 70 000 musulmans morts pour la France pendant la Grande Guerre et lieu de la Résistance durant l’Occupation."
Quel récit national ?
Présent dans un chapitre sur « les atouts pour faire la course en tête », ce rappel historique a comme vertu supposée de construire l’avenir proposé (« l’avenir aime la France ») à partir d’une continuité historique. Le texte est construit dans l’alternance des repères et des notions. (4) La succession des dates vaut repères signifiants pour les socialistes, chacune est censée parler à l’imaginaire collectif (mais à quel collectif ?). 1789 renvoie à la fin de l’Ancien Régime, l’insurrection populaire de 1848 (février ou juin ?) met le peuple au devant de la scène, la Commune de Paris prouve l’ancrage dans le mouvement ouvrier, la loi de 1905 vaut profession de foi de laïcité, l’appel du 18 juin exprime la nécessité de résister, le programme du CNR incarne l’ambition sociale commune aux républicains. Cette érection des repères repose sur les aspirations, valeurs (quel terme utilisé ?) exprimés au long des siècles, l’espérance spirituelle (quid ?), l’humanisme, l’égalité de la loi devant la Révolution française. Disparus, le mouvement ouvrier, le mouvement socialiste au profit d’une vision qui se veut consensuelle de l’histoire puisqu’elle « est celle de tous les français ». Cette construction du public permet de mieux cerner les contours du programme historique proposé. Les dates valent pour les processus d’émancipation là où le peuple a sa place, les « fondements » valent pour les français. Avec cette dichotomie, nous n’assistons pas à la simple construction d’un récit national mais à l’émergence d’un double discours adossé à l’histoire. Le premier est centré sur le peuple en action, renvoyé dans un passé clos, construit par les repères. Le second s’adresse aux français pour leur rappeler les fondements de l’histoire nationale en termes de valeurs universelles. Le récit n’existe ici que pour le passé des repères, avec comme acteur le peuple, comme cadre la République française. Le récit disparaît au profit d’une histoire centrée sur les concepts, l’humanisme, la citoyenneté, la loi. Le récit national n’est donc pas la seule clé de compréhension de la proposition historique des socialistes. Reprendre cette catégorie oublie l’imbrication des deux dimensions chronologiques, le temps du peuple et le temps des concepts. Le temps du peuple est matériel, renvoie à l’évènement signifié par les repères. L’évènement est irruption de la nouveauté au sein de l’histoire avec un prologue, l’année 1789. Le choix de l’évènement plutôt que des personnages est volonté de se démarquer de la démarche sarkozienne de personnalisation de l’histoire. Il suppose le collectif comme acteur, le peuple dans sa diversité : peuple de la Révolution française, prolétariat de 1848 et de la Commune. Après celle-ci, l’évènement demeure mais le peuple disparaît, l’acteur de l’histoire devient anonyme. Le 20ème siècle porte en lui une autre signification que le 19ème. Il est le siècle des politiques d’accomplissement des luttes du siècle précédent, laïcité, politiques sociales, comme celui de la lutte contre l’oppression avec la référence à l’appel du 18 juin. Le récit présenté est linéaire, attribue à chaque période ses propres qualités, ses propres acteurs. Autant que d’un récit national, il s’agit d’un récit républicain ouvert en 1789 et clos en 1944. Quant au temps des concepts, il embrasse l’ensemble des siècles, des « espérances spirituelles » à la construction de la citoyenneté. L’histoire de la nation devient celle de ces valeurs universelles. Le récit n’a pas cours mais l’incarnation joue un rôle central avec la mise à disposition de personnages destinés à personnifier les concepts. Rousseau, Michelet, Victor Hugo, Jaurès s’énumèrent comme autant de figures représentatives, l’égalité, la liberté, l’intelligence au service de la République, la République sociale dont l’agglomération fait la citoyenneté. Le récit s’absente au profit de l’exemplum. Les socialistes retrouvent ici une de leurs rhétoriques habituelles, l’incarnation de dirigeants comme figures du parti ce qui laisse de côté la multiplicité des affrontements, idéologiques, politiques, institutionnels. Ce choix de l’incarnation retrouve l’unité de la nation qui n’était pas présente dans l’énumération des repères. La chronologie proposée est donc complexe, combine évènement avec incarnations ce qui laisse ouvert les possibilités d’interaction entre les deux temporalités. Comment ne pas voir dans Rousseau, l’homme de la Révolution de 1789, dans Michelet, l’homme de 1848, du peuple en armes, dans Hugo l’homme de l’achèvement républicain et dans Jaurès l’homme de la synthèse républicaine entre Commune et laïcité. En suivant cette lecture, le récit proposé devient d’une manière très classique, celui l’accomplissement républicain de la nation devenu modèle au monde. Pourtant demeure une absence, l’après 1944, aucun évènement, pas de personnages. C’est dans cette absence que réside le principal intérêt de cette posture historique du Parti socialiste.
Des absences pour quel enseignement de l’histoire ?
Si rien n’apparaît dans l’après 1944, cela signifie que seul vaut le temps des concepts, celui de la citoyenneté. Alors, cette absence n’en est plus une mais amène à une lecture complexe de la proposition socialiste de l’histoire donc de son enseignement. Si la citoyenneté irrigue l’après 1944, alors disparaît la dimension nationale au profit d’une dimension conceptuelle internationale. Cette piste s’éclaircit encore quand dans les repères, nulle mention n’est faite de François Mitterrand. (5) L’objectif n’est donc plus la construction d’une histoire nationale autour de figures socialistes mais l’érection d’un modèle basé sur la notion de citoyenneté. Qui dit modèle ne nécessite pas incarnation mais déploie une autre signification de l’histoire. Le modèle ne nécessite pas une contextualisation ou des acteurs mais s’articule en un système fermé autour de l’universalité des valeurs de la République. Alors se comprend une autre absence, la construction européenne disparue des repères, absente des notions. Le modèle proposé n’a pas nécessité de se référer aux aléas d’une construction politique mais l’intègre à une approche systémique surplombant les évènements. Se retrouve ici une des grandes figures de l’histoire politique française, le modèle républicain conçu par Serge Berstein pour expliquer l’enracinement républicain . De fait, les absences laissent entrevoir les possibilités ouvertes par le texte pour l’enseignement de l’histoire.
On l’aura compris un usage de l’histoire et du récit national tisse les propositions du PS. Il fait écho à des thématiques de l’histoire scolaire qui s’inscrit toute entière dans l’horizon du récit républicain : intégration / droits de l’homme / respect de la diversité/ victimation / mémoire(s) de guerre… Cet usage en miroir n’implique pas que l’enseignement de l’histoire/ géographie dans le cadre scolaire est partisan ; il souligne au contraire la volonté du Parti socialiste de fondre son programme dans la thématique républicaine : continuité donc, plus que rupture. S’invente là par touches une forme de story-telling où campant dans les plis du récit national, le PS peut dénoncer la rupture du quinquennat actuel, sorte de parenthèse dans une histoire longue du cadre républicain. La phrase de Guillaume Bachelay sur la nécessité de ce récit national après 2002, 2007 contient cette volonté. Elle entend s’adresser aux citoyens dans les catégories forgées par l’histoire scolaire. On vérifie là ce qui est une évidence : l’Ecole est un lieu politique. Encore faut-il dialectiquement l’apprécier, soit ici comprendre que la fabrique scolaire de l’histoire produit des figures, une langue, mobilisables dans l’économie du discours politique.


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Notes :

(1) Je m’appuie là sur les quatre tomes d’Une Histoire documentaire du parti socialiste publiée conjointement avec Thierry Hohl, Maxime Dury, Jérômme Malois aux Editions Universitaires de Dijon de 2005 à 2007.
(3) Ibid. Le multiculturalisme est une invention sarkozyste.
(4) Est-ce l’influence des programmes d’histoire géographie du cycle 3 de l’école primaire conçu sur ce modèle ?
(5) L’absence de Guy Mollet étonne moins.

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