Johann Michel, Gouverner les mémoires. Les politiques mémorielles en France, Paris, PUF, 2010, 208 p.
Johann Michel, professeur de science politique, propose dansGouverner les mémoires, l’étude des politiques mémorielles de la France depuis le Moyen Age en se centrant sur la période contemporaine. L’auteur, dans l’introduction, définit ainsi le terme : « ensemble des interventions des acteurs publics visant à produire et à imposer une mémoire publique officielle à la société à la faveur du monopole d’instruments d’action publique » (p.16). Il entend donc réserver l’expression « politique mémorielle » aux autorités publiques et s’interroger sur les instruments que ces politiques fabriquent et mettent en œuvre. Pour saisir ces politiques en action, l’auteur utilise un cadre qu’il définit lui-même celui du « régime mémoriel », ainsi caractérisé : une « configuration stabilisée d’une mémoire publique officielle à une époque historique donnée » (16).
Le premier régime identifié, le régime d’unité nationale se construit par le haut, dès le Moyen Age qui façonne déjà une « mémoire officielle » valorisant l’unité de la nation. Il se fortifie et évolue sous les régimes successifs chacun l’adaptant à ses enjeux. Après la Première Guerre mondiale, le poids des anciens combattants tend, en obligeant l’Etat à prendre en compte les revendications d’un groupe, à démocratiser les politiques mémorielles. Ce sont les prodromes de ce que l’auteur appelle la « gouvernance mémorielle » soit « la fabrication des politiques mémorielles comme une entreprise négociée entre l’Etat et des acteurs non étatiques » (50). Les évolutions des années 70-80 accentuent ce processus, avec le boom du patrimoine et les tendances centrifuges des mémoires locales. Mais le changement de régime mémoriel n’intervient qu’avec l’irruption de la mémoire de la Shoah dans l’espace public, en particulier dans les années 1980. Il s’impose dès lors un « régime victimo-mémoriel », où la reconnaissance des victimes est centrale dans les politiques de mémoire. Le modèle de la Shoah sert ensuite de matrice pour différents types de revendications mémorielles. Pour autant, souligne Johann Michel, le régime de l’unité nationale ne s’efface pas et les pouvoirs jouent des deux formes selon les enjeux et les moments. A ce cadre, s’ajoutent ensuite, passage au pluriel, les « régimes mémoriels de l’esclavage » et les « régimes mémoriels colonialistes ».
Le cadre posé augurait de propositions intéressantes, d’autant que l’auteur énonce clairement ses intentions et conduit le lecteur par une écriture simple et précise. La réalisation s’avère en fait très discutable. D’abord parce que sur le fond l’auteur n’apporte rien de neuf. Ses conclusions rappellent seulement ce qui est bien connu sur les évolutions récentes des mémoires : perte d’importance du cadre étatique, conflits de mémoires etc. Rien de neuf par rapport aux analyses du colloque de Paris I de 2003 (Usages politiques du passé dans la France contemporaine) en la matière que l’auteur utilise d’ailleurs abondamment, rien de neuf par rapport aux travaux de Romain Bertrand ou Patrick Garcia, entre autres, sur les débats récents autour des usages de l’histoire, eux aussi d’ailleurs largement cités. L’auteur ne fait usage d’aucune source originale, il n’a interrogé aucun des acteurs de ces enjeux, ni recherché de documents spécifiques. Sa bibliographie n’en est pas pour autant très fournie, de nombreux paragraphes s’appuient simplement sur des articles des Lieux de mémoires de Pierre Nora sans les actualiser ni interroger le cadre interprétatif de cette oeuvre. Bien des lacunes sont à déplorer en la matière, citons seulement, pour le premier « régime », celle du grand classique de Colette Beaune,Naissance de la nation France (1985).
Les insuffisances bibliographiques conduisent à des analyses réductrices et à des lacunes. Avant 1789, Johann Michel ne semble connaître que monarchie féodale et monarchie absolue (p. 23 par exemple). On aimerait bien savoir dans ce schéma binaire de qui relèvent les pouvoirs royaux des XIIIe au XVIe siècle ? On comprend mal aussi ce que l’auteur entend lorsqu’il explique que la monarchie « impose » une « mémoire officielle » dès le Moyen Age ? Comment évoquer encore la politique mémorielle de la monarchie de Juillet sans dire un mot d’une pièce centrale à savoir le musée historique de Versailles, pas même cité (p. 35-37), qui fait pourtant l’objet d’un bel article dans Les Lieux de mémoire. L’auteur semble ignorer que Jeanne d’Arc a toujours fait l’objet d’un culte républicain (p. 56-57).
En outre, l’imprécision du vocabulaire historique corrode parfois le propos, les Allemands à Verdun pendant la Grande Guerre ne sont pas tous des « prussiens », les rois de France ne sont pas considérés comme des « saints » au Moyen Age (p. 25), d’où l’importance justement de la canonisation de Louis IX (1297). Si certaines bourdes sont secondaires, tout comme les noms et prénoms écorchés, – tout le monde en commet -, d’autres sont plus génântes, ainsi lorsque l’hommage à Pétain par Valéry Giscard d’Estaing en 1976 est analysé comme une prise de distance avec le gaullisme historique alors même que De Gaulle lui-même fit scandale en rendant hommage en 1968 au vainqueur de Verdun… La lecture des travaux de Rémi Dalisson sur les célébrations nationales aurait ici fournit la matière. De même, lorsque Guy Môquet est présenté comme « résistant » fusillé « pour faits de résistance le 21 octobre 1941 » (p. 105), laissons la coquille de date, pour souligner que le jeune communiste est fusillé en représailles de l’exécution d’un officier allemand, non pour « faits de résistance » et que par ailleurs ses activités de militant communiste ne sont pas acceptés par les spécialistes comme « résistantes » et justement cette dernière qualification fait enjeu de mémoire (là aussi la lecture par exemple des textes et du livre récent de Jean-Marc Berlière et Franck Liaigre permettait de cerner le débat). On peut encore regretter de voir la loi Gayssot qualifiée de « version officielle » de l’histoire (93). Comme si le négationnisme était une autre version de l’histoire alors qu’il s’agit de falsification. Il est, dans la même veine, dommage que manquent, dans le texte, des guillemets à « historiens négationnistes », p. 84, encore une fois comme s’il s’agissait d’un courant de la discipline… (ils réapparaissent heureusement dans une note).
Surtout l’appareil mobilisé par l’auteur autour des différents régimes qu’il identifie apparaît bancal. Si la distinction des deux régimes d’unité nationale et « victimo-mémoriel » se défend, les choses deviennent plus confuses par la suite. En effet, apparaissent d’autres « régimes » ceux de l’esclavage et ceux « colonialistes ». Le cadre de ces régimes est plus étroit et plus limité que les deux précédents qui pouvait prétendre embrasser un moment historique, décrire une tendance dominante des politiques mémorielles. Dès lors l’analyse apparaît boiteuse, puisque les différents régimes décrits ne relève pas de la même échelle et que l’on comprend mal ce qui justifie d’appeler « régime », ce qui semble relever formellement d’un même mode de réactivation des mémoires de groupes, qu’il s’agisse de descendants d’esclaves ou d’anciens combattants d’Algérie. Surtout chez Johann Michel, c’est la nouveauté des enjeux de mémoire qui prime, on ne saura rien par exemple de ce que font les anciens combattants de la mémoire de la guerre passées les remarques générales sur l’immédiat après-guerre, face par exemple à la concurrence de la mémoire de 39-45 ou aux critiques des années 60, quasi-rien non plus des enjeux et des évolutions des commémorations officielles des années 40 aux années 80, par exemple face aux poids des enjeux coloniaux. Un regard plus approfondi aurait montré combien le « régime d’unité national » n’épuise pas l’usage des fêtes inscrites dans ce cadre.
Johann Michel n’objective pas sa position dans ces débats. Elle transparaît pourtant. D’ailleurs la préfacière, elle (Esther Benbassa) ne se trompe pas lorsqu’elle annonce que le livre « dénonce » « l’ « inflation mémorielle » contemporaine » (p. IX). Le choix du vocabulaire est déjà parlant. L’omniprésence de termes comme « victime », « victimaire », pour tout ce qui touche à des violences du passé s’inscrit dans la logique de dénonciation si courante aujourd’hui de la « concurrence des victimes », comme si tous les retours sur les violences d’état, - dont Alain Dewerpe, lui aussi ignoré, a renouvelé l’approche à partir de l’affaire de Charonne en 1962 (1), ne pouvaient s’entendre que dans ce registre qui réduit les acteurs à une seule facette (des « victimes » revendicatrices). Comme l’a bien vu Sarah Gensburger, dans ce type de propos sur les « abus de la mémoire », qu’elle qualifie de « paradigme de la mémoire stratégique », les acteurs (souvent érigés en tout) sont toujours suspectés de visées stratégiques plus ou moins cachés, plus ou moins louables, sans portée « exemplaire ». Du coup, les historiens, qui appellent à des retours critiques sur ces périodes, sous des multiples formes parfois divergentes d’ailleurs, ne peuvent être, comme Gérard Noiriel ici cité, pour Johann Michel, que des sympathisants engagés à gauche d’un « régime mémoriel victimaire et anticolonialiste » (p. 171). L’auteur omet ainsi d’expliquer que le Comité de Vigilance face aux usages publics de l’histoire (CVUH) n’a jamais été fondé sur un engagement politique partagé, ni à partir d’un intérêt spécifique pour les questions coloniales ou les lois mémorielles mais sur la tentative de définir une manière d’intervenir pour les historiens dans l’espace public.
Avec qui sympathise lui Johann Michel ? Sûrement pas avec ces « entrepreneurs de mémoire » qui, selon l’auteur, produisent aussi de « nouveaux oublis », ni avec ces « abus de mémoires » dénoncés à demi-mots. Ainsi, militant sans le dire, l’ouvrage de Johann Michel aurait gagné à faire des choix plus limités, permettant de cerner son sujet, ou d’en donner une lecture plus assumée.
Nicolas Offenstadt
[Voir le droit de réponse de Johann Michel à la suite de ce CR]
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Notes :
(1) Dans un livre somme qui comporte des développements importants sur la construction d’un enjeu de mémoire dans la France contemporaine jusqu’à nos jours et qui aurait donné bien des indications à l’auteur, A. Dewerpe, Charonne, 8 février 1962. Anthropologie d’un massacre d’Etat, Paris, Gallimard, 2006, en particulier p. 549 et suiv.
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