Historien (1) engagé dans les enjeux mémoriels contemporains, Nicolas Offenstadt propose une lecture partielle et contestable de mon dernier ouvrage (Gouverner les mémoires. Les politiques mémorielles en France, Paris, PUF, 2010), recension parue le 14 avril 2010 sur le site internet du CVUH (2).
Je prends bonne note des lacunes bibliographiques et des imprécisions historiques que N. Offenstadt n’a pas manqué de relever dans mon texte. Mais je regrette que son compte-rendu soit passé à côté du projet même de l’ouvrage. Lequel se présente au premier abord comme un livre de synthèse traitant des politiques de la mémoire dans la France contemporaine. Les quelques pages sur la période du Moyen-Age, au début du livre, ne sont qu’une mise en exergue qui sert à introduire mon propos sur la période moderne et surtout la période plus contemporaine, les années 1970-2000. En ce sens, je ne comprends bien la leçon du médiéviste, alors que cette période occupe une place marginale dans le livre. Étant donné la littérature prolifique qui se dégage des champs de spécialisation sur l’histoire de la mémoire (mémoire de la Grande Guerre, de la Seconde guerre mondiale, de la Shoah...), il est aisé de vouloir « coller » le politiste sur un événement ou un personnage historique alors que l’auteur en question s’attèle à la tâche de réaliser précisément une « synthèse ». Or, qui dit « synthèse », dit nécessairement réduction, et malheureusement, je le regrette, imprécisions dans certains cas. La critique qui consiste en revanche à dire que mon ouvrage n’apporte rien de nouveau et d’original à l’historiographie des enjeux mémoriels me paraît infondée et profondément injuste. Je n’ai jamais prétendu faire œuvre d’historien, même si je ne cesse de croiser les recherches historiques qui constituent la matière première de l’ouvrage. Comment reprocher par ailleurs à un livre qui se présente comme une « synthèse » de citer abondamment les travaux spécialisés sur les questions mémorielles ? A cela, il ajouter que je ne me contente pas de citer mes sources mais que je ne cesse de discuter et de confronter des thèses de spécialistes (J-M Chaumont, Marie-Claire Lavabre, Sarah Gensburger, Romain Bertrand, P. Nora...) sur sur ces questions.
Mais le livre en question ne se présente pas seulement comme une « synthèse », au sens d’un assemblage ordonné et problématisé d’une littérature existante sur le sujet. D’une part, N. Offenstadt passe complètement sous silence les nombreuses analyses, « originales », qui constituent l’ossature des trois derniers chapitres, notamment les analyses détaillées de décrets, de lois, de débats parlementaires, d’allocutions présidentielles (en travaillant ici sur des sources primaires). Il les passe d’autant plus volontiers sous silence qu’elles contredisent (en partie seulement) certaines thèses qu’il développe lui-même dans son dernier livre (comme je l’ai montré dans ma recension de son ouvrage L’histoire Bling Bling. Le retour du roman national, Paris, Stock, 2009, recension parue le 14/10/2009 sur le site de laVie-des-idées : http://www.laviedesidees.fr/Un-Lavi...).
D’autre part, N. Offenstadt occulte l’apport de modèles d’analyse venus notamment de la science politique (l’influence ici de l’approche dite cognitive) et de la sociologie (l’influence ici de la sociologie pragmatique de l’école de Boltanski et Thévenot (3)) que je mobilise à l’arrière-plan de cet ouvrage pour analyser les politiques mémorielles. N. Offenstadt ne rend pas justice à la longue introduction qui entend clarifier et désintriquer des concepts (mémoire collective, mémoire historique, cadres sociaux de la mémoire, mémoire officielle, politiques du passé...) souvent utilisés, rarement explicités comme tels. L’un des objectifs cardinaux de l’ouvrage consiste à distinguer des « grammaires » prédominantes de la mémoire officielle (les « régimes mémoriels »), les conditions historiques d’imposition de ces grammaires, les agents de transformation de ces grammaires qui sont toujours portés par des acteurs (4). Ces « grammaires » structurent à une époque donnée le champ de l’action publique mémorielle. Je distingue précisément deux grandes catégories de régimes mémoriels. Le régime mémoriel d’unité nationale se dit dans la « grammaire » d’une conception unitaire de la nation, d’une version magnifiée et idéalisée de l’histoire nationale (« le roman national »), d’une commémoration des héros morts pour la patrie. A l’opposé, le régime victimo-mémoriel se dit dans la grammaire d’une conception plurielle ou fragmentée de la nation, d’une désoccultation des mémoires blessées, d’une reconnaissance des morts ou des victimes à cause de la France ou de la patrie. J’essaie donc de rapporter telle politique mémorielle à ces « grammaires prédominantes », de distinguer des sous-grammaires (régime mémoriel républicain, patrimonial, de l’esclavage...) qui renvoient à ces grammaires prédominantes, d’analyser comment des entrepreneurs de mémoire vont chercher à conserver un régime mémoriel, comment d’autres entrepreneurs tentent au contraire de le subvertir en cherchant à imposer un nouveau régime mémoriel. Jamais N. Offenstadt ne prend la peine en ce sens de discuter la thèse même de l’ouvrage qui cherche à montrer comment nous sommes passés d’un régime mémoriel dans lequel prédomine l’imaginaire de l’unité nationale à des régimes victimo-mémoriels, comment en même temps il peut y avoir coexistence au cours d’une même législature de régimes mémoriels antagonistes. Cette thèse s’oppose une nouvelle fois à celle défendue par N. Offenstadt, à savoir le retour unilatéral du roman national, notamment sous la présidence Sarkozy.
Enfin, N. Offenstadt ne rend pas justice à l’importance que j’accorde dans mon texte aux instruments d’action publique mémorielle (commémorations, allocutions, panthéonisations, lois...), à l’impact direct de ces instruments sur l’art de gouverner les mémoires (voir les travaux de P. Lascoumes et P. Le Galès, Gouverner par des instruments, Paris, Presses de sciences po, 2004). De là l’apport des analyses de politiques publiques qui travaillent notamment sur l’autonomisation des instruments d’action, sur le développement d’effets propres, inattendus dont peuvent se saisir les acteurs dans des conjonctures historiques particulières. Comment, par exemple, la loi du 26 décembre 1964 (qui déclare imprescriptibles les crimes contre l’humanité) initialement votée pour inculper des criminels nazis et protéger la mémoire de la résistance, a développé des « effets propres », a été instrumentée par des entrepreneurs de mémoire (notamment S. Klarsfeld et Joe Nordmann) pour faire sortir la mémoire de la Shoah de l’oubli officialisé, pour inculper des responsables français impliqués dans la déportation des Juifs de France (Touvier, Leguay, Papon).
Pour finir, N. Offenstadt me reproche de ne pas « objectiver » ma position (d’où je parle), de ne pas m’impliquer finalement dans les controverses qui opposent entrepreneurs de mémoire entre eux, et entrepreneurs d’histoire entre eux (notamment LPH et le CVUH). Reproche que m’a également déjà adressé François Dosse au cours du Lundi du Livre (Esprit/Fonds Ricoeur) du mois de mars consacré à la discussion de mon livre. Sans prétendre aucunement atteindre une quelconque « neutralité axiologique », ou renouer avec la position de l’epoche husserlienne, j’ai souhaité, il est vrai, analyser mon objet de la manière la plus distanciée possible, « refroidir » le registre passionnel des enjeux mémoriels. C’est alors que Nicolas Offenstadt tente de démasquer une position non-dite (mais laquelle ?) à partir d’indices épars qu’il interprète dans l’ouvrage (« avec qui sympathise Johann Michel ? », écrit-il, mais pourquoi faudrait-il sympathiser avec quelqu’un ou quelque chose pour analyser les politiques de la mémoire ?). Ainsi le recours aux notions de victimes, de régimes victimo-mémoriels, de victimité serait le signe d’une défiance, d’une dénonciation des actions menées par des entrepreneurs de mémoire, à l’heure de la concurrence des victimes. Or, dans l’ensemble de l’ouvrage, le terme de victime est neutralisé, objectivé. A aucun moment, je ne dénonce la concurrence victimaire : c’est un fait en revanche que la victime, comme l’ont montré parmi d’autres et dans des domaines très variés Didier Fassin, Olivier Wieviorka, Christophe Prochasson, Esther Benbassa, a acquis un statut inédit dans nos sociétés. Je ne suis pas en train de dénoncer ou d’encenser la société victimaire mais d’analyser comment ce nouveau statut a modifié le régime de la mémoire officielle en France. Je partage avec Sarah Gensburger l’idée de ne pas réduire les analyses de la mémoire à un « paradigme stratégique », a fortiori lorsque l’on travaille sur la « mémoire d’en bas », mais dès que l’on analyse la mémoire officielle, les processus de légitimation de l’autorité politique, les registres « méta-pragmatiques » de confirmation des institutions, on peut difficilement se passer d’un tel paradigme.
Le passage où je me dévoile, si l’on veut, est à la dernière page du livre. Mais pas du tout dans le sens où l’entend Nicolas Offenstadt. Sa stratégie de soupçon vire ici au contre-sens. Je parle précisément de « légitime déconstruction des mystifications du régime mémoriel d’unité nationale » (p. 196) entretenue par un « Etat savoir de lui-même », mystifications qui contribuent précisément à occulter les mémoires refoulées. Je n’ai donc jamais contesté la légitimité d’entrepreneurs à faire valoir auprès des pouvoirs publics leur cause mémorielle. En revanche, je précise que ces causes défendues « ne coïncident pas toujours avec les résultats de la recherche historique », et qu’elles peuvent en certaines occasions nuire à l’autonomie de la recherche historique et générer, comme l’a montré Ricoeur, d’autres formes d’oublis. On peut donc tout à la fois être attentif, comme je le suis, aux mémoires occultées par le régime mémoriel d’unité nationale et soucieux de l’autonomie de la recherche historique.
Johann Michel
Professeur de science politique à l’Université de Poitiers et à l’IEP de Paris
Chercheur rattaché à l’Institut Marcel Mauss (EHESS)
Membre du conseil scientifique du Fonds Ricoeur
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Notes :
(1) J’avais particulièrement apprécié son ouvrage, Les fusillés de la Grande Guerre et la mémoire collective, Paris, Odile Jacob, 2009.
(2) Je remercie le CVUH de la possibilité qui m’est offerte d’exercer mon “droit de réponse”.
(3) Pour reprendre le vocabulaire du dernier ouvrage de Luc Boltanski (De la critique. Précis de sociologie de l’émancipation, Paris, Gallimard, Collection NRF Essais, 2009), la construction d’une mémoire publique officielle relève « d’un registre méta-pragmatique de confirmation des institutions ».
(4) D’où le fait que je m’intéresse tout particulièrement « à la nouveauté des enjeux de mémoire », comme l’écrit N. Offenstadt. J’avais bien précisé dans mon introduction que je n’avais aucunement l’ambition de rendre compte de la totalité des politiques mémorielles.
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