Le Manifeste du CVUH

mercredi 21 avril 2010

Droit de réponse Les limites du soupçon. A propos du compte-rendu de N. Offenstadt de Gouverner les mémoires par Johann Michel


Historien (1) engagé dans les enjeux mémoriels contemporains, Nicolas Offenstadt propose une lecture partielle et contestable de mon dernier ouvrage (Gouverner les mémoires. Les politiques mémorielles en France, Paris, PUF, 2010), recension parue le 14 avril 2010 sur le site internet du CVUH (2).
Je prends bonne note des lacunes bibliographiques et des imprécisions historiques que N. Offenstadt n’a pas manqué de relever dans mon texte. Mais je regrette que son compte-rendu soit passé à côté du projet même de l’ouvrage. Lequel se présente au premier abord comme un livre de synthèse traitant des politiques de la mémoire dans la France contemporaine. Les quelques pages sur la période du Moyen-Age, au début du livre, ne sont qu’une mise en exergue qui sert à introduire mon propos sur la période moderne et surtout la période plus contemporaine, les années 1970-2000. En ce sens, je ne comprends bien la leçon du médiéviste, alors que cette période occupe une place marginale dans le livre. Étant donné la littérature prolifique qui se dégage des champs de spécialisation sur l’histoire de la mémoire (mémoire de la Grande Guerre, de la Seconde guerre mondiale, de la Shoah...), il est aisé de vouloir « coller » le politiste sur un événement ou un personnage historique alors que l’auteur en question s’attèle à la tâche de réaliser précisément une « synthèse ». Or, qui dit « synthèse », dit nécessairement réduction, et malheureusement, je le regrette, imprécisions dans certains cas. La critique qui consiste en revanche à dire que mon ouvrage n’apporte rien de nouveau et d’original à l’historiographie des enjeux mémoriels me paraît infondée et profondément injuste. Je n’ai jamais prétendu faire œuvre d’historien, même si je ne cesse de croiser les recherches historiques qui constituent la matière première de l’ouvrage. Comment reprocher par ailleurs à un livre qui se présente comme une « synthèse » de citer abondamment les travaux spécialisés sur les questions mémorielles ? A cela, il ajouter que je ne me contente pas de citer mes sources mais que je ne cesse de discuter et de confronter des thèses de spécialistes (J-M Chaumont, Marie-Claire Lavabre, Sarah Gensburger, Romain Bertrand, P. Nora...) sur sur ces questions.
Mais le livre en question ne se présente pas seulement comme une « synthèse », au sens d’un assemblage ordonné et problématisé d’une littérature existante sur le sujet. D’une part, N. Offenstadt passe complètement sous silence les nombreuses analyses, « originales », qui constituent l’ossature des trois derniers chapitres, notamment les analyses détaillées de décrets, de lois, de débats parlementaires, d’allocutions présidentielles (en travaillant ici sur des sources primaires). Il les passe d’autant plus volontiers sous silence qu’elles contredisent (en partie seulement) certaines thèses qu’il développe lui-même dans son dernier livre (comme je l’ai montré dans ma recension de son ouvrage L’histoire Bling Bling. Le retour du roman national, Paris, Stock, 2009, recension parue le 14/10/2009 sur le site de laVie-des-idées : http://www.laviedesidees.fr/Un-Lavi...).
D’autre part, N. Offenstadt occulte l’apport de modèles d’analyse venus notamment de la science politique (l’influence ici de l’approche dite cognitive) et de la sociologie (l’influence ici de la sociologie pragmatique de l’école de Boltanski et Thévenot (3)) que je mobilise à l’arrière-plan de cet ouvrage pour analyser les politiques mémorielles. N. Offenstadt ne rend pas justice à la longue introduction qui entend clarifier et désintriquer des concepts (mémoire collective, mémoire historique, cadres sociaux de la mémoire, mémoire officielle, politiques du passé...) souvent utilisés, rarement explicités comme tels. L’un des objectifs cardinaux de l’ouvrage consiste à distinguer des « grammaires » prédominantes de la mémoire officielle (les « régimes mémoriels »), les conditions historiques d’imposition de ces grammaires, les agents de transformation de ces grammaires qui sont toujours portés par des acteurs (4). Ces « grammaires » structurent à une époque donnée le champ de l’action publique mémorielle. Je distingue précisément deux grandes catégories de régimes mémoriels. Le régime mémoriel d’unité nationale se dit dans la « grammaire » d’une conception unitaire de la nation, d’une version magnifiée et idéalisée de l’histoire nationale (« le roman national »), d’une commémoration des héros morts pour la patrie. A l’opposé, le régime victimo-mémoriel se dit dans la grammaire d’une conception plurielle ou fragmentée de la nation, d’une désoccultation des mémoires blessées, d’une reconnaissance des morts ou des victimes à cause de la France ou de la patrie. J’essaie donc de rapporter telle politique mémorielle à ces « grammaires prédominantes », de distinguer des sous-grammaires (régime mémoriel républicain, patrimonial, de l’esclavage...) qui renvoient à ces grammaires prédominantes, d’analyser comment des entrepreneurs de mémoire vont chercher à conserver un régime mémoriel, comment d’autres entrepreneurs tentent au contraire de le subvertir en cherchant à imposer un nouveau régime mémoriel. Jamais N. Offenstadt ne prend la peine en ce sens de discuter la thèse même de l’ouvrage qui cherche à montrer comment nous sommes passés d’un régime mémoriel dans lequel prédomine l’imaginaire de l’unité nationale à des régimes victimo-mémoriels, comment en même temps il peut y avoir coexistence au cours d’une même législature de régimes mémoriels antagonistes. Cette thèse s’oppose une nouvelle fois à celle défendue par N. Offenstadt, à savoir le retour unilatéral du roman national, notamment sous la présidence Sarkozy.
Enfin, N. Offenstadt ne rend pas justice à l’importance que j’accorde dans mon texte aux instruments d’action publique mémorielle (commémorations, allocutions, panthéonisations, lois...), à l’impact direct de ces instruments sur l’art de gouverner les mémoires (voir les travaux de P. Lascoumes et P. Le Galès, Gouverner par des instruments, Paris, Presses de sciences po, 2004). De là l’apport des analyses de politiques publiques qui travaillent notamment sur l’autonomisation des instruments d’action, sur le développement d’effets propres, inattendus dont peuvent se saisir les acteurs dans des conjonctures historiques particulières. Comment, par exemple, la loi du 26 décembre 1964 (qui déclare imprescriptibles les crimes contre l’humanité) initialement votée pour inculper des criminels nazis et protéger la mémoire de la résistance, a développé des « effets propres », a été instrumentée par des entrepreneurs de mémoire (notamment S. Klarsfeld et Joe Nordmann) pour faire sortir la mémoire de la Shoah de l’oubli officialisé, pour inculper des responsables français impliqués dans la déportation des Juifs de France (Touvier, Leguay, Papon).
Pour finir, N. Offenstadt me reproche de ne pas « objectiver » ma position (d’où je parle), de ne pas m’impliquer finalement dans les controverses qui opposent entrepreneurs de mémoire entre eux, et entrepreneurs d’histoire entre eux (notamment LPH et le CVUH). Reproche que m’a également déjà adressé François Dosse au cours du Lundi du Livre (Esprit/Fonds Ricoeur) du mois de mars consacré à la discussion de mon livre. Sans prétendre aucunement atteindre une quelconque « neutralité axiologique », ou renouer avec la position de l’epoche husserlienne, j’ai souhaité, il est vrai, analyser mon objet de la manière la plus distanciée possible, « refroidir » le registre passionnel des enjeux mémoriels. C’est alors que Nicolas Offenstadt tente de démasquer une position non-dite (mais laquelle ?) à partir d’indices épars qu’il interprète dans l’ouvrage (« avec qui sympathise Johann Michel ? », écrit-il, mais pourquoi faudrait-il sympathiser avec quelqu’un ou quelque chose pour analyser les politiques de la mémoire ?). Ainsi le recours aux notions de victimes, de régimes victimo-mémoriels, de victimité serait le signe d’une défiance, d’une dénonciation des actions menées par des entrepreneurs de mémoire, à l’heure de la concurrence des victimes. Or, dans l’ensemble de l’ouvrage, le terme de victime est neutralisé, objectivé. A aucun moment, je ne dénonce la concurrence victimaire : c’est un fait en revanche que la victime, comme l’ont montré parmi d’autres et dans des domaines très variés Didier Fassin, Olivier Wieviorka, Christophe Prochasson, Esther Benbassa, a acquis un statut inédit dans nos sociétés. Je ne suis pas en train de dénoncer ou d’encenser la société victimaire mais d’analyser comment ce nouveau statut a modifié le régime de la mémoire officielle en France. Je partage avec Sarah Gensburger l’idée de ne pas réduire les analyses de la mémoire à un « paradigme stratégique », a fortiori lorsque l’on travaille sur la « mémoire d’en bas », mais dès que l’on analyse la mémoire officielle, les processus de légitimation de l’autorité politique, les registres « méta-pragmatiques » de confirmation des institutions, on peut difficilement se passer d’un tel paradigme.

Le passage où je me dévoile, si l’on veut, est à la dernière page du livre. Mais pas du tout dans le sens où l’entend Nicolas Offenstadt. Sa stratégie de soupçon vire ici au contre-sens. Je parle précisément de « légitime déconstruction des mystifications du régime mémoriel d’unité nationale » (p. 196) entretenue par un « Etat savoir de lui-même », mystifications qui contribuent précisément à occulter les mémoires refoulées. Je n’ai donc jamais contesté la légitimité d’entrepreneurs à faire valoir auprès des pouvoirs publics leur cause mémorielle. En revanche, je précise que ces causes défendues « ne coïncident pas toujours avec les résultats de la recherche historique », et qu’elles peuvent en certaines occasions nuire à l’autonomie de la recherche historique et générer, comme l’a montré Ricoeur, d’autres formes d’oublis. On peut donc tout à la fois être attentif, comme je le suis, aux mémoires occultées par le régime mémoriel d’unité nationale et soucieux de l’autonomie de la recherche historique.


Johann Michel

Professeur de science politique à l’Université de Poitiers et à l’IEP de Paris
Chercheur rattaché à l’Institut Marcel Mauss (EHESS)
Membre du conseil scientifique du Fonds Ricoeur


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Notes :

(1) J’avais particulièrement apprécié son ouvrage, Les fusillés de la Grande Guerre et la mémoire collective, Paris, Odile Jacob, 2009.
(2) Je remercie le CVUH de la possibilité qui m’est offerte d’exercer mon “droit de réponse”.
(3) Pour reprendre le vocabulaire du dernier ouvrage de Luc Boltanski (De la critique. Précis de sociologie de l’émancipation, Paris, Gallimard, Collection NRF Essais, 2009), la construction d’une mémoire publique officielle relève « d’un registre méta-pragmatique de confirmation des institutions ».
(4) D’où le fait que je m’intéresse tout particulièrement « à la nouveauté des enjeux de mémoire », comme l’écrit N. Offenstadt. J’avais bien précisé dans mon introduction que je n’avais aucunement l’ambition de rendre compte de la totalité des politiques mémorielles.

mercredi 14 avril 2010

Johann Michel, Gouverner les mémoires. Les politiques mémorielles en France Un ouvrage discutable sur les enjeux de mémoire par Nicolas Offenstadt



Johann Michel, Gouverner les mémoires. Les politiques mémorielles en France, Paris, PUF, 2010, 208 p.


Johann Michel, professeur de science politique, propose dansGouverner les mémoires, l’étude des politiques mémorielles de la France depuis le Moyen Age en se centrant sur la période contemporaine. L’auteur, dans l’introduction, définit ainsi le terme : « ensemble des interventions des acteurs publics visant à produire et à imposer une mémoire publique officielle à la société à la faveur du monopole d’instruments d’action publique » (p.16). Il entend donc réserver l’expression « politique mémorielle » aux autorités publiques et s’interroger sur les instruments que ces politiques fabriquent et mettent en œuvre. Pour saisir ces politiques en action, l’auteur utilise un cadre qu’il définit lui-même celui du « régime mémoriel », ainsi caractérisé : une « configuration stabilisée d’une mémoire publique officielle à une époque historique donnée » (16).
Le premier régime identifié, le régime d’unité nationale se construit par le haut, dès le Moyen Age qui façonne déjà une « mémoire officielle » valorisant l’unité de la nation. Il se fortifie et évolue sous les régimes successifs chacun l’adaptant à ses enjeux. Après la Première Guerre mondiale, le poids des anciens combattants tend, en obligeant l’Etat à prendre en compte les revendications d’un groupe, à démocratiser les politiques mémorielles. Ce sont les prodromes de ce que l’auteur appelle la « gouvernance mémorielle » soit « la fabrication des politiques mémorielles comme une entreprise négociée entre l’Etat et des acteurs non étatiques » (50). Les évolutions des années 70-80 accentuent ce processus, avec le boom du patrimoine et les tendances centrifuges des mémoires locales. Mais le changement de régime mémoriel n’intervient qu’avec l’irruption de la mémoire de la Shoah dans l’espace public, en particulier dans les années 1980. Il s’impose dès lors un « régime victimo-mémoriel », où la reconnaissance des victimes est centrale dans les politiques de mémoire. Le modèle de la Shoah sert ensuite de matrice pour différents types de revendications mémorielles. Pour autant, souligne Johann Michel, le régime de l’unité nationale ne s’efface pas et les pouvoirs jouent des deux formes selon les enjeux et les moments. A ce cadre, s’ajoutent ensuite, passage au pluriel, les « régimes mémoriels de l’esclavage » et les « régimes mémoriels colonialistes ».
Le cadre posé augurait de propositions intéressantes, d’autant que l’auteur énonce clairement ses intentions et conduit le lecteur par une écriture simple et précise. La réalisation s’avère en fait très discutable. D’abord parce que sur le fond l’auteur n’apporte rien de neuf. Ses conclusions rappellent seulement ce qui est bien connu sur les évolutions récentes des mémoires : perte d’importance du cadre étatique, conflits de mémoires etc. Rien de neuf par rapport aux analyses du colloque de Paris I de 2003 (Usages politiques du passé dans la France contemporaine) en la matière que l’auteur utilise d’ailleurs abondamment, rien de neuf par rapport aux travaux de Romain Bertrand ou Patrick Garcia, entre autres, sur les débats récents autour des usages de l’histoire, eux aussi d’ailleurs largement cités. L’auteur ne fait usage d’aucune source originale, il n’a interrogé aucun des acteurs de ces enjeux, ni recherché de documents spécifiques. Sa bibliographie n’en est pas pour autant très fournie, de nombreux paragraphes s’appuient simplement sur des articles des Lieux de mémoires de Pierre Nora sans les actualiser ni interroger le cadre interprétatif de cette oeuvre. Bien des lacunes sont à déplorer en la matière, citons seulement, pour le premier « régime », celle du grand classique de Colette Beaune,Naissance de la nation France (1985).
Les insuffisances bibliographiques conduisent à des analyses réductrices et à des lacunes. Avant 1789, Johann Michel ne semble connaître que monarchie féodale et monarchie absolue (p. 23 par exemple). On aimerait bien savoir dans ce schéma binaire de qui relèvent les pouvoirs royaux des XIIIe au XVIe siècle ? On comprend mal aussi ce que l’auteur entend lorsqu’il explique que la monarchie « impose » une « mémoire officielle » dès le Moyen Age ? Comment évoquer encore la politique mémorielle de la monarchie de Juillet sans dire un mot d’une pièce centrale à savoir le musée historique de Versailles, pas même cité (p. 35-37), qui fait pourtant l’objet d’un bel article dans Les Lieux de mémoire. L’auteur semble ignorer que Jeanne d’Arc a toujours fait l’objet d’un culte républicain (p. 56-57).
En outre, l’imprécision du vocabulaire historique corrode parfois le propos, les Allemands à Verdun pendant la Grande Guerre ne sont pas tous des « prussiens », les rois de France ne sont pas considérés comme des « saints » au Moyen Age (p. 25), d’où l’importance justement de la canonisation de Louis IX (1297). Si certaines bourdes sont secondaires, tout comme les noms et prénoms écorchés, – tout le monde en commet -, d’autres sont plus génântes, ainsi lorsque l’hommage à Pétain par Valéry Giscard d’Estaing en 1976 est analysé comme une prise de distance avec le gaullisme historique alors même que De Gaulle lui-même fit scandale en rendant hommage en 1968 au vainqueur de Verdun… La lecture des travaux de Rémi Dalisson sur les célébrations nationales aurait ici fournit la matière. De même, lorsque Guy Môquet est présenté comme « résistant » fusillé « pour faits de résistance le 21 octobre 1941 » (p. 105), laissons la coquille de date, pour souligner que le jeune communiste est fusillé en représailles de l’exécution d’un officier allemand, non pour « faits de résistance » et que par ailleurs ses activités de militant communiste ne sont pas acceptés par les spécialistes comme « résistantes » et justement cette dernière qualification fait enjeu de mémoire (là aussi la lecture par exemple des textes et du livre récent de Jean-Marc Berlière et Franck Liaigre permettait de cerner le débat). On peut encore regretter de voir la loi Gayssot qualifiée de « version officielle » de l’histoire (93). Comme si le négationnisme était une autre version de l’histoire alors qu’il s’agit de falsification. Il est, dans la même veine, dommage que manquent, dans le texte, des guillemets à « historiens négationnistes », p. 84, encore une fois comme s’il s’agissait d’un courant de la discipline… (ils réapparaissent heureusement dans une note).
Surtout l’appareil mobilisé par l’auteur autour des différents régimes qu’il identifie apparaît bancal. Si la distinction des deux régimes d’unité nationale et « victimo-mémoriel » se défend, les choses deviennent plus confuses par la suite. En effet, apparaissent d’autres « régimes » ceux de l’esclavage et ceux « colonialistes ». Le cadre de ces régimes est plus étroit et plus limité que les deux précédents qui pouvait prétendre embrasser un moment historique, décrire une tendance dominante des politiques mémorielles. Dès lors l’analyse apparaît boiteuse, puisque les différents régimes décrits ne relève pas de la même échelle et que l’on comprend mal ce qui justifie d’appeler « régime », ce qui semble relever formellement d’un même mode de réactivation des mémoires de groupes, qu’il s’agisse de descendants d’esclaves ou d’anciens combattants d’Algérie. Surtout chez Johann Michel, c’est la nouveauté des enjeux de mémoire qui prime, on ne saura rien par exemple de ce que font les anciens combattants de la mémoire de la guerre passées les remarques générales sur l’immédiat après-guerre, face par exemple à la concurrence de la mémoire de 39-45 ou aux critiques des années 60, quasi-rien non plus des enjeux et des évolutions des commémorations officielles des années 40 aux années 80, par exemple face aux poids des enjeux coloniaux. Un regard plus approfondi aurait montré combien le « régime d’unité national » n’épuise pas l’usage des fêtes inscrites dans ce cadre.
Johann Michel n’objective pas sa position dans ces débats. Elle transparaît pourtant. D’ailleurs la préfacière, elle (Esther Benbassa) ne se trompe pas lorsqu’elle annonce que le livre « dénonce » « l’ « inflation mémorielle » contemporaine » (p. IX). Le choix du vocabulaire est déjà parlant. L’omniprésence de termes comme « victime », « victimaire », pour tout ce qui touche à des violences du passé s’inscrit dans la logique de dénonciation si courante aujourd’hui de la « concurrence des victimes », comme si tous les retours sur les violences d’état, - dont Alain Dewerpe, lui aussi ignoré, a renouvelé l’approche à partir de l’affaire de Charonne en 1962 (1), ne pouvaient s’entendre que dans ce registre qui réduit les acteurs à une seule facette (des « victimes » revendicatrices). Comme l’a bien vu Sarah Gensburger, dans ce type de propos sur les « abus de la mémoire », qu’elle qualifie de « paradigme de la mémoire stratégique », les acteurs (souvent érigés en tout) sont toujours suspectés de visées stratégiques plus ou moins cachés, plus ou moins louables, sans portée « exemplaire ». Du coup, les historiens, qui appellent à des retours critiques sur ces périodes, sous des multiples formes parfois divergentes d’ailleurs, ne peuvent être, comme Gérard Noiriel ici cité, pour Johann Michel, que des sympathisants engagés à gauche d’un « régime mémoriel victimaire et anticolonialiste » (p. 171). L’auteur omet ainsi d’expliquer que le Comité de Vigilance face aux usages publics de l’histoire (CVUH) n’a jamais été fondé sur un engagement politique partagé, ni à partir d’un intérêt spécifique pour les questions coloniales ou les lois mémorielles mais sur la tentative de définir une manière d’intervenir pour les historiens dans l’espace public.

Avec qui sympathise lui Johann Michel ? Sûrement pas avec ces « entrepreneurs de mémoire » qui, selon l’auteur, produisent aussi de « nouveaux oublis », ni avec ces « abus de mémoires » dénoncés à demi-mots. Ainsi, militant sans le dire, l’ouvrage de Johann Michel aurait gagné à faire des choix plus limités, permettant de cerner son sujet, ou d’en donner une lecture plus assumée.


Nicolas Offenstadt

[Voir le droit de réponse de Johann Michel à la suite de ce CR]



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Notes :

(1) Dans un livre somme qui comporte des développements importants sur la construction d’un enjeu de mémoire dans la France contemporaine jusqu’à nos jours et qui aurait donné bien des indications à l’auteur, A. Dewerpe, Charonne, 8 février 1962. Anthropologie d’un massacre d’Etat, Paris, Gallimard, 2006, en particulier p. 549 et suiv.

mercredi 7 avril 2010

Non, Madame Royal, la « Fête de la fraternité » n’est pas votre propriété, mais celle de tous les Français ! par Guillaume Mazeau et Laurence De Cock


Décidément, la marchandisation patrimoniale semble faire des émules. Déjà, sans provoquer beaucoup de réaction, l’article 52 de la loi de finances 2010 autorisait le transfert de la totalité des monuments appartenant à l’Etat aux collectivités territoriales, sans que rien n’empêche leur transfert ultérieur à des entreprises privées si tant est que le préfet donne son accord à la transaction (1). Or, le 15 janvier, Ségolène Royal a acheté une dizaine d’appellations à l’Institut national de la propriété industrielle (INPI), dont les expressions « Fête de la fraternité », « ordre juste » et « université populaire ». Qu’est-ce que cela signifie ? Que dorénavant, Ségolène Royal et son association Désirs d’Avenir exercent un droit de propriété intellectuelle sur ces expressions, désormais protégées comme de simples marques dans l’édition, la publicité, mais aussi l’éducation, la formation et la recherche scientifique !
Devant l’indignation du collectif Indépendance des chercheurs et de Patrice Leclerc, secrétaire de l’Université populaire des Hauts-de-Seine, dénonçant la préemption d’une partie du patrimoine populaire (2), Madame Royal a décidé de retirer la marque « université populaire » de l’INPI. Ce n’est pas suffisant. Nous demandons qu’elle renonce également à l’appellation « fête de la fraternité ».
Madame Royal, de quel droit pouvez-vous ainsi privatiser des mots et des expressions qui font partie du patrimoine national depuis plusieurs siècles ? Comment pouvez-vous revendiquer un droit de propriété intellectuelle sur l’expression « fête de la fraternité » que vous n’avez évidemment pas créée mais dont tous les Français sont les héritiers ? Les « fêtes de la Fraternité » ont en effet été inventées pendant la Révolution française dans le cadre de la déchristianisation de l’an II (1793-1794). Avec d’autres (fêtes de la Liberté, de l’Egalité, de la Raison ou des martyrs de la République…), elles faisaient alors partie d’un ensemble de rituels civiques destinés à remplacer les cérémonies de l’Ancien Régime, auparavant encadrées par la monarchie et par l’Eglise pour asseoir leur pouvoir. Incluses dans le culte de la Raison, ouvertes aux simples citoyens, ces fêtes ont donc joué un rôle important dans le processus d’émancipation populaire, mais aussi de laïcisation et de démocratisation de la vie politique à la fin du XVIIIe siècle. Reprises par les révolutionnaires de 1848, ces fêtes ont ensuite contribué à construire une culture républicaine et populaire dans la France du XIXe siècle. Même si nous les avons un peu oubliées, tous les républicains que nous sommes en sont aujourd’hui les héritiers. Loin d’être votre propriété, l’expression « fête de la Fraternité » renvoie donc à une dimension ancienne, profonde et collective de notre histoire nationale. Restreindre juridiquement son usage au meeting annuel organisé depuis 2008 seulement par Désirs d’Avenir revient à brader un élément de notre bien commun, au profit du simple marketing politique et de l’utilitarisme politique.
Justifier cette initiative par la volonté d’éviter que ces expressions ne soient récupérées par la droite (3) n’est pas un argument suffisant. Il est vrai que depuis quelques années, la stratégie de Nicolas Sarkozy, héritée de la « triangulation » de Tony Blair, a consisté à capter des figures historiques de la gauche (Léon Blum, Jean Jaurès, Guy Môquet, Marc Bloch), aggravant ainsi la crise d’identité de cette dernière. Cette instrumentalisation du passé est vieille comme la politique, mais est aujourd’hui diffusée par des médias omniprésents. Elle est évidemment critiquable sur le plan de l’honnêteté intellectuelle et du contrat de vérité passé avec les électeurs, sur lesquels les récits du passé exercent un puissant pouvoir de séduction. Sur ce sujet, le CVUH a d’ailleurs joué son rôle en mettant à la disposition du public les ressorts idéologiques d’une telle démarche, grâce à un exercice collectif d’histoire critique (4). Si nous dénonçons les dangers de ces instrumentalisations du passé, celles-ci font malgré tout partie du débat d’idées. Elles relèvent donc tout simplement de la liberté d’opinion. Revendiquer juridiquement une propriété sur des idées, des mots ou des expressions faisant référence au passé national, même si c’est pour empêcher une utilisation qui est jugée déloyale, est non seulement une atteinte à ce principe fondamental, mais aussi une appropriation illégitime du bien public. Le remède est alors pire que le mal, puisque la censure et la privatisation du langage commun remplacent la récupération politicienne. En déposant ces marques, vous vous octroyez, Madame Royal, le monopole de condamner leur utilisation, selon que vous trouverez cette dernière « bonne » ou mauvaise ». Pourquoi s’ériger ainsi en juge de l’usage de mots et d’expressions que vous n’avez pas inventés, mais dont vous êtes, comme tous vos concitoyens, une dépositaire parmi d’autres ? Madame Royal, les mots que nous nous partageons et qui nourrissent le débat public ne peuvent être privatisés comme de simples marques. Ils ont un sens qui dépasse la seule communication politique.
Les moments et expressions historiques, a fortiori ceux qui constituent la mémoire de la République font partie du patrimoine commun. Ils doivent pouvoir être librement utilisés dans le cadre du débat public. Jusqu’où les femmes et les hommes politiques de droite et de gauche iront-ils dans la marchandisation du savoir et la privatisation du patrimoine national ?

Madame Royal, comme vous l’avez fait pour l’expression « université populaire », montrez que l’histoire de France ne peut faire l’objet de « labels ». Reconnaissez que le passé commun ne peut s’acheter. Nous vous demandons donc de retirer l’appellation « fête de la fraternité » de l’INPI.


Guillaume Mazeau, MCF à Paris 1, 
Laurence De Cock, Professeure au lycée de Nanterre
Membres du CVUH : comité de vigilance face aux usages publics de l’histoire : http://cvuh.free.fr



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Notes :

(1) Voir la réflexion de Marie Lavin : http://www.mediapart.fr/club/blog/m...
(2) Patrice Leclerc, « Non Madame Royal tout n’est pas à vendre » : http://www.patrice-leclerc.org/hume...
(3) « Ségolène Royal dépose les marques « Fête de la Fraternité et « Ordre juste », Le Monde, 01 avril 2010.
(4) Laurence de Cock, Fanny Madeline, Nicolas Offenstadt, Sophie Wahnich (dir.), Comment Nicolas Sarkozy écrit l’histoire de France, Agone, 2008.