Le Manifeste du CVUH

mardi 17 juin 2008

Faut-il former les professeurs d’histoire-géographie ? Quelques réflexions sur la chronique d’une mort annoncée des IUFM par Laurence De Cock


Le diagnostic est donc tombé il y a quelques jours, les IUFM auraient démontré toute leur inefficacité depuis des années. Qu’il existe des aspects à repenser dans la formation des enseignants est une donnée indubitable, et que l’on s’interroge donc sur les parcours proposés par les IUFM également. Pour autant, ce que l’effet d’annonce médiatique de la suppression des IUFM cherche à provoquer n’est pas tant la réflexion sur l’apprentissage du métier d’enseignant que la certitude de l’inutilité de ce qui constitue le substrat de leur pratique professionnelle, à savoir la pédagogie. Le débat régulièrement amplifié par les médias entre ceux que l’on nomme les « Républicains » et les « pédagogues » n’est pas nouveau (1). Schématiquement, il oppose les tenants de la primauté du savoir scientifique à ceux qui le galvauderaient au nom d’une angélique appréhension de la diversité des élèves héritée d’une pensée soixante huitarde. Les tenants d’une transmission verticale des savoirs s’en donnent alors à cœur joie contre ces « ilôts de formation » phagocytés par les sciences de l’éducation qui, pour mieux masquer leur inutilité, travailleraient à une inflation lexicale de notions toutes plus ridicules les unes que les autres dont se gaussent à satiété les hérauts de l’antipédagogisme (2). On ne retiendra pour exemple ici que le fameux poncif du « référentiel bondissant » pour qualifier le ballon en cours d’EPS, et dont on cherche encore une trace dans les formations en IUFM. Ce débat fantasmatique et toujours plus éloigné de la réalité des situations de classe trouve son audience en ceci qu’il livre clé en main la solution des difficultés auxquelles se trouvent confrontés certains enseignants en particulier, et le système éducatif en général. L’école a aussi ses boucs émissaires que les situations de crise viennent réveiller : en premier lieu on prétend cibler la posture démagogique de l’enseignant qui brade les contenus ou, pire, préfère « laisser l’élève au centre du système » quitte à « acheter la paix sociale » au détriment de son autorité. Cette grille de lecture des pratiques enseignantes , qui ne recoupe en rien la réalité du terrain, pose en fait la question fondamentale, celle de la place de l’école dans la République.
L’école se voit mise en tension entre sa traditionnelle fonction civique et intellectuelle – construction d’un espace commun où, par les connaissances acquises et la découverte des valeurs, l’on apprend à se penser comme sujets autonomes au sein du collectif – et son amarrage à la logique de rentabilité économique qu’on ne prend même plus soin de camoufler derrière la désuète formule d’ « ascenseur social ». Aujourd’hui des revendications dites identitaires et la nécessaire prise en compte des spécificités culturelles et du désir de reconnaissance en réponse à la trop longue insensibilité aux différences dans l’école républicaine sont un facteur supplémentaire de tension. On est en droit de se demander si ce détour « ethnique » ne vient pas s’inscrire dans la place laissée vacante par l’inconsistance de la réflexion sur les disparités sociales des publics scolaires et leur traduction spatiale dans les quartiers qualifiés de « difficiles ou sensibles » par l’éducation nationale.
Quoi qu’il en soit, nous dirons que ce qui se joue ici est la refondation d’une articulation problématique entre l’Universel républicain et la diversité des publics scolaires. En tant qu’adaptation réciproque entre des contenus de formation et des individus à former, la pédagogie ne peut être qu’au cœur des débats. La question posée par sa mise au ban dans la disparition pure et simple des IUFM est donc fondamentalement politique et peut, derrière les prétextes invoqués, se lire à l’aune du tiraillement actuel entre une redéfinition des contours de l’identité nationale entamée par le gouvernement et l’inéluctable entrée dans la logique post-nationale portée par la mondialisation.
Pour autant, la pédagogie n’est pas un outil en soi qui doit se penser déconnecté des savoirs à enseigner. Chaque discipline scolaire appelle en effet des pratiques d’enseignement spécifiques et il va de soi que l’ensemble des enseignants travaille régulièrement à ce tissage entre les contenus et les modalités d’apprentissage qui leur sont inhérentes. L’histoire-géographie-éducation civique, de ce point de vue, appelle des pratiques de classe intrinsèquement liées à la fonction originelle de cet enseignement : celle de l’élaboration de la citoyenneté à venir de l’élève. Ce que l’on nomme communément la « mission civique » de l’enseignement de l’histoire-géographie a déjà été largement interrogé du point de vue des contenus (prescriptions scolaires) (3), mais l’est plus rarement de celui des pratiques de classe (4). Or, si l’on admet la lecture d’une situation de cours comme un moment d’interactions sociales, l’enseignement de l’histoire-géographie peut devenir un prisme d’analyse intéressant du rapport qu’entretient l’école à la citoyenneté aujourd’hui. Ce qui se joue ici est bel et bien la nature de la citoyenneté projetée : s’agit-il de travailler à la responsabilisation de l’élève pensé comme futur acteur dans une « société critique » (5) ou de privilégier un rapport au politique envisagé sous la simple modalité d’une adhésion à des valeurs véhiculées par l’institution sur injonction de l’Etat ? Le professeur d’histoire-géographie est quotidiennement en prise avec cette vaste question dont la résolution ne peut qu’être pédagogique. Car, à y regarder de près, le débat entre « Pédagogues » et « Républicains » recoupe exactement les mêmes problématiques. D’un côté, on arguera d’une transmission verticale des savoirs sans s’encombrer de la lourde réflexion sur les conditions de réception des informations par les élèves. Dit autrement, il s’agit d’une obéissance naturelle d’un public/spectateur facilitée par l’ « autorité » du maître, donc d’une quête d’adhésion au discours transmis. De l’autre, on travaillera au contraire à rendre intelligibles par tous des contenus, quitte à sacrifier sur l’autel du narcissisme la posture magistrale du professeur, et à accepter les modalités et temporalités différentes d’apprentissage des élèves. Cet accompagnement plus individualisé nécessite la prise en compte des identités multiples qui composent une classe, et l’acceptation d’une réflexion poussée sur la distribution équitable des savoirs. La pédagogie comme forme de justice sociale, on est bien loin de l’air du temps. Et pourtant, l’enjeu est de taille, car ces différents parti-pris reflètent à leur manière deux visions contradictoires de la fonction de l’école dans la République.
La première repose sur une version « sanctuarisée » de l’école, imperméable aux débats sociaux, et ancrée sur un Universel républicain qui fonctionnerait comme une donnée naturelle, figée dans sa configuration élaborée lors de l’acte de naissance de l’école sous la troisième république. Cet Universel agirait comme une promesse d’émancipation de l’individu sous couvert d’une acceptation de normes garantes d’un consensus et d’une forme d’homogénéité. Dans ce contexte, les contenus traditionnels d’enseignement relayés par les pratiques se porteront garantes de ces normes : c’est le sens du fameux « roman national » supposé apporter une matrice identitaire suffisamment opératoire pour subsumer toutes velléités de différenciation. La pratique magistrale du cours ne fera qu’incarner dans la forme ce discours porteur de vérité.
Une seconde vision de l’école postulera au contraire une porosité entre l’espace public et l’espace scolaire. Avec sa propre temporalité qui n’est pas celle de l’urgence médiatique, l’école se poserait alors comme le lieu d’intelligibilité des débats ou conflits, par une praxis de la mise à distance réflexive. Il faudrait alors admettre que l’Universel n’est pas un lieu d’énonciation de normes immuables mais un champ ouvert d’antagonismes, un espace de débats suffisamment ouvert pour permettre à chaque particularité de s’affirmer sans trouver porte close. Comme l’écrit le sociologue Bruno Latour, « Le travail de la République laïque, c’est de détricoter et retricoter des identités multiples » (6). C’est cette vision de l’école qui rend possible l’apprentissage d’une citoyenneté critique car la question de la diversité devient alors une condition nécessaire au fonctionnement de l’école et non plus un frein. L’enseignant se vit lui-même comme citoyen et non plus comme fonctionnaire au sens napoléonien.
L’histoire-géographie est une matière première pour penser la société du présent et fournir des éléments explicatifs aux débats qui l’agitent. Les sciences humaines en général sont porteuses de controverses. Or la capacité critique relève de l’élaboration d’arguments qui permettent au mieux de nourrir cette controverse, au minimum de la comprendre en tant que telle. L’apprentissage des compétences argumentatives semble bien relever d’une citoyenneté davantage en adéquation avec le monde contemporain. Nicole Tutiaux-Guillon, Professeure à l’IUFM de Lille en appelle d’ailleurs à la mise en place d’un « nouveau paradigme pédagogique » de nature « constructiviste critique » qui vise à l’apprentissage de la capacité à assumer son point de vue, à l’argumenter et à participer au débat public. « Ce nouveau paradigme associe pluralité des identités, citoyenneté critique, l’universalité/ savoirs ouverts, construits, pluriels/différenciation, interaction, recherche, débat » (7). Revoilà donc la pédagogie, et on discernera peut-être mieux ici l’enjeu politique que constitue sa disparition.

Pour l’apprentissage d’une citoyenneté critique ou d’une citoyenneté d’adhésion ? Telle est la réalité du choix entre le maintien d’une formation toujours améliorable des professeurs d’histoire-géographie ou sa disparition avec celle des IUFM .


Laurence De Cock, formatrice à l’IUFM de Versailles



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Notes :


(1) Terminologie très peu appropriée mais tombée dans le langage courant.
(2) Dont la figure tutélaire est Jean-Paul Brighelli, auteur de la Fabrique du crétin, Jean-Claude Gawsewitch, 2005, et membre actif de l’association « sauver les lettres » devenue l’un des think tank du gouvernement actuel sur la question de l’école.
(3) Sur ce point, voir notamment les contributions sur le site du cvuh (http://cvuh.free.fr) qui interrogent l’écriture scolaire de l’histoire.
(4) Deux équipes de l’INRP dirigées par Benoît Falaize et Françoise Lantheaume ont impulsé une enquête, aujourd’hui en cours, sur les pratiques de classe en histoire-géographie, spécifiquement sur les questions controversées.
(5) Au sens défini par Luc Boltanski, une société « où les acteurs disposent de toutes les capacité critiques, ont tous accès, quoique sans doute à des degrés inégaux, à des ressources critiques, et les mettent en œuvre de façon quasi permanente dans le cours ordinaire de la vie sociale » in « Sociologie critique et sociologie de la critique », Politix, 1990, n°10-11.
(6) Interview dans Le Monde, 18 janvier 2004
(7) Nicole Tutiaux-Guillon, « L’enseignement des QSV (questions socialement vives) en histoire-géographie, éducation civique » in Alain Legardez & Laurence. Simonneaux, L’école à l’épreuve de l’actualité, enseigner les questions vives, Issy-les-Moulineaux, Esf éditeur, 2006, p. 133.

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