Le Manifeste du CVUH

jeudi 8 mars 2007

La montée de la revendication mémorielle relative à l’esclavage colonial.

(résumé de la contribution de Jean-Luc Bonniol à la journée d’étude : Pour une histoire de la mémoire entre Europe et Méditerranée. Approches et perspectives comparées : Aix, 10 mars 2006).



Quelle place le passé esclavagiste peut-il tenir dans la présence des consciences, ou, en d’autres termes, dans la constitution d’une mémoire historique ? Ce passé concerne, pour le dernier millénaire, tant les nations européennes que les pays arabo-musulmans, qui se sont respectivement adonnés à la traite atlantique et à la traite saharienne à partir du réservoir de main d’oeuvre africain. En Europe et dans ses vieilles colonies (aujourd’hui indépendantes ou parties intégrante de l’Europe, comme les départements français d’outre-mer), la mémoire de ce passé a commencé à se renforcer dans les années 60 et 70, se focalisant presque exclusivement sur la traite atlantique et sur l’esclavage aux Amériques 1. Ce mouvement s’est amplifié dans les années 90, particulièrement en France, avec l’ouverture d’une large décennie de commémorations en série, de 1989 à 2004, s’accompagnant d’un discours, souvent très idéologisé, où la mémoire est revendiquée, ostensive et sélective (le commerce transsaharien des esclaves ne donnant généralement pas lieu à une récrimination spécifique...).

La mémoire des tragédies peut être considérée comme une ressource identitaire de première grandeur... Aujourd’hui se constituent des groupes fondés autour de la mémoire de drames que leurs membres n’ont pas vécu, se comportant comme si leur identité était en jeu à travers le souvenir des malheurs de leurs ancêtres. Dans le mouvement d’ensemble de la reconnaissance croissante des mémoires particulières, la mémoire de l’esclavage est ainsi devenue un formidable enjeu d’identité collective et a acquis par là une forte dimension politique : elle a fait irruption dans le débat public, notamment dans les départements français d’outre mer, retentissant de ce fait jusqu’au coeur de l’Etat, surtout lorsque l’on prend en considération la migration importante qui en est issue et qui, volant de population désormais important en France métropolitaine, a pu se constituer en groupe de pression efficace. L’adoption par le Parlement français de la loi du 10 mai 2001, qui reconnaît la Traite et l’esclavage comme crime contre l’humanité, constitue le point d’orgue de ce mouvement. C’est la première loi de ce type au monde, concernant l’attitude de l’ensemble de l’Occident face à ses propres crimes et constituant une catharsis évidente pour une personne morale, en l’occurrence nationale (la France), seule entité à même d’endosser une responsabilité pour ce qui s’est passé il y a plus d’un siècle et demi...

Le devoir de mémoire qui est aujourd’hui dans l’air du temps s’accompagne de la stigmatisation d’un oubli qui lui aurait été antérieur. C’est là le thème de l’amnésie collective, sous le signe du silence et de l’impuissance de la mémoire. Paradoxalement, ceux qui flétrissent cette occultation (qui, pour certains, fut politiquement instituée...), insistent aussi sur la force d’impact du passé esclavagiste, sur sa longue résonance, et sur le façonnement du présent au sein de la matrice d’une souffrance « qui ne passe pas ». On retrouve ici le schéma général qui encadre aujourd’hui un certain discours relatif à la mémoire coloniale (dont la mémoire de l’esclavage constitue la figure paroxystique...) :
1/ déclaration d’une absence de mémoire, voire d’un enfouissement ou d’un refoulement (appliquant au collectif un modèle issu de la psychanalyse) ;
2/ affirmation, dans le même temps (poursuivant l’application de ce modèle), d’un trauma issu d’un passé qui n’est pas réglé...
Ce paradoxe ne peut être éclairé que si l’on déploie le phénomène mémoriel dans tout son feuilletage sémantique : d’une part une mémoire « de bas niveau », à savoir une mémoire de l’empreinte, latente, non consciente et non verbalisée, agissant les sujets à leur insu (présence et non véritable mémoire du passé...), correspondant à des schèmes de pensées et de comportements transmis de génération en génération (effectivement bien repérables dans les sociétés post-esclavagistes) ; d’autre part une mémoire « de haut niveau », à savoir une mémoire du souvenir, consciente et verbalisée. Ce seraient justement ces éléments qui ne sont pas accumulés dans la mémoire du souvenir qui pourraient ressurgir en traces sourdes, « d’autant plus ardues à déchiffrer qu’elles sont habiles à camoufler leur intensité aussi bien que leur sens » (selon une formulation de l’écrivain martiniquais E. Glissant).

Afin de faire progresser la réflexion, une mise en perspective historique s’avère nécessaire. Dans le contexte des sociétés post-esclavagistes, comment purent se profiler les phénomènes mémoriels relatifs à l’institution servile, en particulier pour la période post-abolitionniste (soit la seconde moitié du XIXe siècle, à une époque où pouvait se maintenir dans les esprits une mémoire du souvenir de l’esclavage) ? Y eut-il une politique de l’oubli officiellement instituée par le pouvoir colonial ? Il est certain que l’Abolition, qui signifia en même temps pour les nouveaux libres, du moins pour les colonies françaises, l’accession à la citoyenneté, débouchait tout naturellement sur la voie, à la fois culturelle et politique, de l’assimilation, qui impliquait l’adhésion à la culture importée de métropole et l’agrégation à un ensemble national, donnant par ailleurs la possibilité d’une mobilité sociale prévue par les lois républicaines. Le passé servile devait être, dans ces conditions, mis de côté au nom de l’idéal républicain d’égalité et dans le rêve rédempteur de la fraternité française. Du côté de l’Etat, l’oubli du passé était nécessaire à la constitution du récit de la Nation unie et glorieuse, dont l’ethos collectif prenait justement naissance à l’Abolition, en 1848... Mais qu’en était-il dans le secret des consciences ? Certains termes, comme celui de silence, ne seraient-ils pas préférables à celui d’oubli ? Michel Giraud a ainsi récemment analysé ce refoulement du passé servile comme une certaine forme de mémoire, un refus plus qu’un oubli, dans une volonté des peuples des veilles colonies d’en finir définitivement avec l’esclavage pour mieux accéder à l’égalité citoyenne...

Cette convention d’évitement du rappel de l’esclavage a ensuite eu tendance à s’effriter dès le début du XXe siècle, surtout à partir du début des années 30, alors même que les derniers survivants de l’institution esclavagiste avaient disparu... La voie était désormais ouverte pour la constitution d’une mémoire historique, à savoir une mémoire reconstruite à partir des matériaux fournis par les historiens, mais aussi par tous ceux qui contribuent à profiler des images du passé, où se mêlent vérité et fiction : écrivains (qui prennent vite acte de l’impuissance des historiens à se confronter à cette « histoire du silence », du fait même de l’absence de leur matériau classique, les traces écrites, et de la rareté des vestiges matériels) et, aujourd’hui, tous ceux qui oeuvrent dans le champ médiatique. Mémoire que l’on peut définir comme la présence, diffusée dans la conscience d’un nombre variable de sujets, d’un passé qui ne correspond pas à la mémoire vive de leurs souvenirs (personnels ou hérités dans le cadre d’une transmission intergénérationnelle).

Ces dernières années, force est de reconnaître que l’affirmation mémorielle relative à l’esclavage a eu tendance à se faire plus exigeante et à être pénétrée de sentiments comme la rancoeur ou la colère : il s’agit désormais de « régler le passé », de « solder les comptes », d’obtenir, à l’instar d’autres groupes victimes, des « réparations »... La virulence des attaques est à la hauteur des enjeux identitaires installés par ceux qui se disent « descendants d’esclaves », et qui font entendre leurs voix dans le concert actuel généré par un « malaise noir », qui trouve un terreau d’élection dans les discriminations persistantes face aux différences visibles que la société française est impuissante à véritablement éradiquer... La « race » apparaissant comme cette épaisseur inerte où vient s’engluer la radicalité des croyances républicaines...

Quel peut être le prolongement dans le temps de l’écho mémoriel d’une tragédie majeure, et comment traiter le traumatisme historique qui lui est lié ? Que faire en cas d’une longue distance temporelle entre le drame et aujourd’hui ? Doit-on penser que le statut de victime est héréditaire, tout comme celui de « coupable » ? Est-on responsable en ce cas de ses ancêtres, et doit-on se faire, pour ne citer que Karl Marx, le « prisonnier perpétuel des morts » ? Comment d’autre part, dans une comptabilité générale de la traite et de l’esclavage, rendre compte du monde qui en est issu, et dans lequel sont nés et ont procréé tous ceux que ce monde englobait, jusqu’aux individus vivants d’aujourd’hui ? L’instrumentalisation du souvenir de l’esclavage, et les guerres de mémoires qu’elle peut générer, l’appréhension du passé servile en termes purement moraux qui s’inscrivent dans des logiques accusatoires n’amènent-elles pas à affirmer, plutôt qu’un devoir de mémoire, une exigence d’histoire, discipline qui seule permet, par la mise à distance qu’elle installe, de dépasser le ressassement mémoriel ? On retrouve là une dimension de pédagogie de l’histoire, qui paraît essentielle en ces lieux : la transmission du passé doit-elle, si l’on se cantonne dans le registre de la mémoire, nourrir les identités, mais dans le même temps contribuer à l’émergence de communautés antagonistes, dans une logique de lignée ? Ou bien au contraire décrypter l’histoire du mal peut-il permettre de simplement créer les conditions de son impossible répétition ?

Note :


1. Il est certes aujourd’hui avéré que la traite atlantique ne fut que l’une des traites négrières, à côté de la traite arabe au travers du Sahara et le long des côtes de l’océan indien, qui s’étale sur une plus longue durée, et des traites africaines internes au continent... Mais en elle s’exprime un scandale spécifique, celui de la contradiction entre une pratique et des idéaux proclamés, qui furent d’abord ceux d’une religion à vocation universaliste prônant l’amour du prochain, puis ceux issus des Lumières, dont l’application fut loin d’être immédiate. En outre, concentrée sur une période de temps plus brève - en gros trois siècles et demi, du début du XVIe au milieu du XIXe siècle - la traite atlantique a alimenté en force de travail servile non pas des sociétés à esclaves, comme le furent les sociétés arabo-musulmanes, mais des sociétés esclavagistes, dont le caractère totalitaire résultait d’un mode de production tout entier fondé sur l’utilisation d’une main d’oeuvre dégradable autant que l’exigeaient les contraintes des cultures de plantation, vouées à la satisfaction de marchés extérieurs (au premier rang, la canne à sucre...), et donc sur une marchandisation et une réification de l’homme sans précédent. Ce qui en fait un phénomène éminemment moderne, en contrariété avec les usages antiques ou non occidentaux, caractérisé par une racialisation de l’oppression, avec la mise en place d’un préjugé de couleur qui servit de légitimation commode, sous le couvert de la nature, à une forme d’exploitation qui aurait pu paraître condamnable en fonction des valeurs religieuses et politiques officiellement affichées. Il en résulte que l’esclavage a gardé une trace visible dans l’apparence même des descendants de ceux qui en ont été victimes, et a continué, à travers ce lien généalogique inscrit sur l’enveloppe des corps, à segmenter interminablement la société, selon la belle formule utilisée par Tocqueville : « le souvenir de l’esclavage déshonore la race, et la race perpétue le souvenir de l’esclavage ».

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