Billet d’humeur par une spécialiste de la question, à propos d’un récent article de Mediapart [1], bienvenu dans l’ensemble, mais qui reprend, faute d’une documentation à jour, des chiffres globaux de traites des esclaves africains inexacts et conduisant, par leur répétition grand public, à attiser « politiquement » la concurrence des mémoires qu’il s’agit précisément de combattre.
C’est désespérant. Je m’escrime à expliquer partout que les chiffres de la traite arabo-musulmane africaine vers la Méditerranée et vers l’Océan Indien proposés par Olivier Grenouilleau en 2005 sont dépassés depuis longtemps (probablement 12 et non 17 millions). Les recherches approfondies des spécialistes depuis 15 ans ont affiné ces chiffres : 13 millions pour les Amériques, 6 à 7 millions à travers le Sahara (John Wright, The Trans-Saharan Slave Trade, Routledge, 2007) et de l’ordre de 4 millions vers l’Océan Indien. Soit un total de 12 millions environ, du Xe au XXe siècle, pour les uns, contre 13 millions du XVe au milieu du XIXe siècle pour l’Atlantique, phénomène plus massif mais sur un temps plus court, donc chiffres non comparables. Que les réacs se gargarisent des chiffres de 2005 passe encore, mais que de bons spécialistes de l’Afrique du Nord ne se tiennent pas au courant des recherches considérables effectuées pour l’Afrique subsaharienne en ne lisant pas les derniers travaux sur la question (il est vrai souvent en langue anglaise), c’est assez désespérant. Le chiffre – 17 au lieu de 12 – continue d’être répété au grand public, alors qu’il est inexact. Les meilleurs spécialistes des traites africaines, surtout atlantiques, se trouvent souvent en France dans le labo CNRS de Myriam Cottias qui n’est jamais citée par ces-messieurs, non plus d’ailleurs que mon ouvrage de synthèse résumant les trouvailles de ces auteurs et de bien d’autres, paru en 2018 chez Albin Michel, que j’affirme être plus à jour qu’un ouvrage aussi bon soit-il paru 15 ans avant. Quant aux traites arabo-musulmanes médiévales, les études se multiplient actuellement en langue anglaise, il en sort tous les jours ! L’histoire est une science qui bouge. Toutes les traites ont été épouvantables mais la concurrence des horreurs est exaspérante, surtout quand des chercheurs sérieux s’y laissent prendre.
Ça m’énerve !
Catherine Coquery-Vidrovitch
Professeure émérite, Université Paris-VII-Diderot.
[1] Lucie Delaporte, « Mémoire de l’esclavage : derrière l’attaque d’Obono, la contre-offensive réactionnaire », Mediapart, 2 septembre 2020.
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