Cette tribune a été publiée par le journal Le Soir d'Algérie (01/11/2018)
La question coloniale fait débat, et depuis longtemps. Les uns œuvrent
pour une réconciliation des mémoires, les autres souhaitent ardemment
écarter un passé désastreux. Or, les reconnaissances fragmentaires ou
ponctuelles des exactions d’hier ne suffisent pas à apaiser les rancœurs
des héritiers de plus d’un siècle de mensonges et de silence dont le
voile ne se déchire que parcimonieusement, pour se refermer aussitôt.
La frilosité politique, liée notamment à l’ambiguïté des positions des
partis politiques d’hier, l’emporte assez largement sur la volonté de
dire le vrai des choses. Lorsque nous avons fondé le CVUH, il nous
importait de protester, en tant qu’historiens, contre un projet de loi
annonçant les effets positifs de la colonisation. Le temps a passé, mais
les traces de la colonialité subsistent de part et d’autre de la
Méditerranée, nous en voyons chaque jour les effets toujours plus
délétères. L’oubli du passé s’apparente souvent au déni, c’est pourquoi
les mémoires resurgissent d’autant plus vives et excessives qu’elles
découvrent l’immensité des non-dits. La reconnaissance des méfaits de la
colonisation est un bilan encore loin d’être partagé par les autorités
actuelles. Combien de temps faudra-t-il encore pour saluer, par exemple,
le courage des signataires du manifeste des 121, des porteurs de
valises et de tous ceux qui dénoncèrent « cette guerre injuste,
déshonorante par la systématisation de la torture » – ce propos est
extrait d’un ouvrage de Charlotte Delbo, rescapée d’Auschwitz, dont la
grande expérience de l’oubli l’incita, dès 1961, à exercer sa vigilance
en rassemblant, en un volume, les écrits de ceux qui dénonçaient les
pratiques légales de l’insoutenable ! Cette fois-ci en Algérie !
Au début du XXIe siècle, on pouvait entendre encore cet argument
donné par quelque porte-voix de l’académie : si les historiens avaient
tardé à rendre compte de la torture en Algérie, c’était tout simplement
dû à l’inaccessibilité des archives (Rendez-vous de l’histoire à Blois
en 2006).
Heureusement que d’autres chercheurs avaient osé prendre le relais des
121, avant que les archives ne soient ouvertes, tel Jean-Luc Einaudi.
Certes, à la suite de travaux récents des historiens, Emmanuel Macron a
cru bon de dire la vérité sur la mort de Maurice Audin.
Or, « des milliers d’Algériens ont subi le même sort » (Gilles Manceron,
El Watan, 21 septembre 2018) et attendent désespérément une
reconnaissance. Le salut, presque unanime, dont a bénéficié le geste
présidentiel, s’explique aussi bien par les engagements directs des gens
de pouvoir en faveur de la répression que par les ambiguïtés de
l’opposition pendant le conflit (le PCF en particulier). Leurs héritiers
hésitent à assumer et donc dénoncer les errements du passé : du vote
des pouvoirs spéciaux à Guy Mollet aux atermoiement sur les questions de
l’autodétermination des Algériens. Le slogan commode de « Paix en
Algérie » rassurait le plus grand nombre et évitait ainsi un soutien
ouvert aux indépendantistes et aux insoumis (les vrais ceux-ci).
Que cette démarche présidentielle soit immédiatement suivie de
l’attribution de la Légion d’honneur (1) à un groupe de harkis dévoile
les arrière-pensées franco-françaises du moment. Que la France ait une
dette envers les harkis, c’est indéniable, mais après des décennies
d’humiliation, l’honneur reconnu est si tardif qu’il est loisible de
douter de la pertinence d’un tel geste. Et que fait-on des héritiers des
victimes du 17 octobre 1961 en France ? Événement à propos duquel on a
tant tardé à dévoiler la part maudite de la police française et donc de l’État ? Il faut, certes, tourner la page, mais les historiens, au sens
large du terme, ne peuvent se contenter d’une intervention ponctuelle
sur une question dont l’actualité nous échappe au détriment d’une
réflexion globale sur les multiples oublis aux conséquences encore
largement visibles aujourd’hui dans la société, dans les écoles et dans
la rue.
La fragmentation de la question algérienne au cœur de la problématique
coloniale et donc de l’Histoire nationale nous semble une erreur. Le
rapport en tension entre mémoire et histoire est constitutif de nos
difficultés actuelles, autant sociales qu’éducatives.
La mémoire ne cesse de bousculer l’histoire, non par devoir, mais par nécessité, à la fois individuelle et collective.
Or, si nous voulons transmettre un récit commun à toutes celles et ceux
qui vivent en France, il est grand temps de rendre des comptes aux
héritiers afin qu’ils ne découvrent plus fortuitement… la révolte des
Mokrani en 1871, les massacres de Sétif et de Guelma en 1945 ou encore
« la grande répression d’Alger » (Gilbert Meynier) en 1957, communément
appelée « la bataille d’Alger » et tant d’autres exactions dont la
remémoration s’effectue d’autant plus violemment que ces faits sont
écartés de l’histoire « globale ». Plus largement, on le sait, le passé
est moteur d’histoire, en bien ou en mal, le rendre accessible et
visible tel qu’il fut est de la responsabilité de tous pour éviter de
nourrir les ressentiments.
Or, si nous voulons rendre justice à tous ceux et celles qui attendent
en vain une prise en compte de leur histoire, c’est-à-dire la nôtre, il
serait bon de réviser l’esprit des programmes scolaires qui relègue à la
marge cette part éminemment nationale du passé.
Michèle Riot-Sarcey et Kamel Chabane
(1) Que le président de la République accorde si tardivement la Légion d’honneur aux harkis après les avoir si honteusement maltraités permet à Michèle Riot-Sarcey d’afficher son contentement d’avoir refusé un tel honneur pour elle-même !
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