Il y a un dizaine d’années nous
avions organisé à l’université de Nanterre un colloque sur les effets de
connaissance engendrés par le changement de pratique dans la recherche
documentaire à l’occasion de ce que nous avions appelé « l’ordre informatique».[1]
Plus tard j’avais approfondi ma réflexion personnelle et tenté de montrer comment
le langage d’indexation des catalogues électroniques des bibliothèques de
recherche (Rameau en France, LCSH, aux Etats-Unis) contraignait à recourir à Google et tous ses semblables et dérivés.[2]
Je n’avais cependant pas anticipé « la culture Wikipédia », comme la
qualifia judicieusement un des collègues à qui je relatai le dialogue suivant[3]:
Elle
(coordinatrice d’un ouvrage collectif) : « Bon, dans ton papier tu dis qu’en règle générale
on pense que la stabilité des sociétés communistes était le produit de la peur
et de la résignation. Tu peux me dire ta source ? »
Moi : ???
« Ben, c’est la pensée commune. »
Elle : « Les
autres contributeurs du volume ne sont pas d’accord avec ça. »
Moi : « Heureusement
qu’ils ne le sont pas, moi non plus, c’est même l’objet de mon papier ! (Puis,
pédagogue, pensant qu’il y a malentendu) : La vocation du chercheur c’est
précisément de remettre en cause la pensée commune. »
Elle,
insistant : « Depuis quand on ne cite pas ses sources sous prétexte que
c’est la pensée commune ? »
Moi (perdant
patience): « Tu sais ce que ça veut dire « la pensée
commune » ? (Me voulant plus conciliante) Tiens, si tu veux une
source à tout prix, cite donc cet historien et son livre-là, il va encore plus loin,
pour lui les gens ont davantage souffert du communisme que du nazisme. (Je
lui donne les références bibliographiques.) »
Elle : « À
quelle page il dit ça ? » (La question était d’autant plus drôle
que je lui avais dit que je partais pour l’aéroport et que j’étais dans un taxi.)
Moi (voulant
faire un peu d’humour pour détendre l’atmosphère) : « Crois moi sur
parole ! »
Elle : « On
ne croit pas un historien sur parole, il doit citer ses sources. »
Moi : « Ecoute,
ça suffit, arrêtons les frais. » (J’ai peur de la blesser en lui
disant le fond de ma pensée, l’inverse n’est pas réciproque)
Elle : « Ton
papier risque d’être refusé par l’éditeur. »
Moi : « Tant
pis, pas grave. » (C’est la vérité, ce papier elle me l’avait plus ou
moins extorqué).
Elle : « Mais
j’en ai besoin moi, de ton papier. Tu n’as aucune considération pour moi ! »
Je ferme mon portable. Est-elle
stressée par la date de remise du manuscrit au point de ne rien comprendre? Joue-t-elle
à la maîtresse d’école? « Non, me dit le collègue précité, c’est la
culture Wikipédia ». Que n’y avais-je pensé ! Les notices
« Wikipédia » sont en effet truffées de la remarque « cet
article ne cite pas suffisamment ses sources ». Ce qui n’empêche pas
nombre de notices acceptées par l’encyclopédie « libre » d’être elles-mêmes
truffées d’erreurs ! Depuis quand d’ailleurs l’encyclopédie Wikipédia
serait-elle détentrice de la vérité ? Sans doute serait-il cependant préférable
de dire « la culture style
Wikipédia » car il est aussi bien entendu normal que pour contrer les fake news, les rédacteurs de
l’encyclopédie demandent à ce que l’on cite ses sources. Simplement ils ont
érigé cette pratique en système. Il faut également admettre, à la décharge de
cette collègue dont l’esprit de sérieux m’avait quelque peu agacée, qu’elle ne
fait que se soumettre à ce qu’on exige d’elle pour être publiée. De plus en
plus d’éditeurs universitaires, notamment anglo-saxons, semblent penser que
plus on cite de sources, plus l’ouvrage est scientifique. Au point que,
parfois, les exigences tournent au grotesque, lorsque, par exemple, on vous
demande de citer vos sources alors qu’il s’agit de l’élaboration de votre
propre pensée… Ainsi s’explique également que nombre d’articles ne soient plus que
du name dropping (désolée, je
ne connais pas d’équivalent en français, ou alors la périphrase, « je te
cite et tu me cites et … mon nom arrivera en tête sur Google scholar »), ce qui n’est pas
le moindre des bénéfices secondaires de cette pratique. (Laquelle se vérifie
par la tendance à citer de moins en moins d’auteurs classiques dès lors qu’ils
ne sont plus de ce monde.)
Qu’on ne s’y méprenne pas : il
ne s’agit nullement de prôner l’émancipation de la citation de sources !
Nous ne sommes pas des romanciers qui se permettent de mêler fiction et histoire, mais nous devons citer
à bon escient insister lorsque d’autres éditeurs voudraient, a contrario, nous faire renoncer à nos
notes en bas de pages et autres références. Nos ouvrages, néanmoins,
s’adressent à nos pairs (étudiants compris) et à un public avisé selon la
formule consacrée, ce ne sont pas des manuels scolaires ou des traités
d’érudition. Alourdir un propos par un appareil de notes ne le rend pas plus
savant. Cela peut s’avérer une démonstration inutile d’érudition et masquer une
pauvreté de la pensée. Quant à la pratique de la citation et à ses effets
primaires ou secondaires, je renvoie aux travaux d’Yves Gingras sur
l’évaluation, notamment (mais pas seulement) à son article « Du mauvais
usages de faux indicateurs », RHMC,
2008/5.
Sonia Combe
[1] Voir les
actes du colloque dans Classification et
histoire. L’historien face à l’ordre informatique, Matériaux pour l’histoire de notre temps, n° 82, 2006/2
[2] Sonia
Combe, D’Est en Ouest, retour à
l’archive, suivi de La langue de Rameau, Publication de la Sorbonne, 2013.
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