Le Manifeste du CVUH

dimanche 26 mars 2017

Enregistrement de l'atelier "Les Mots du politique" : civilisation/barbarie

Vous trouverez ici l'enregistrement de l'atelier "Les Mots du politique" sur les mots civilisation/barbarie. 

Il s'est tenu au Lieu-Dit le 23 mars 2017. Les intervenants sont Blaise Dufal et Olivier Le Trocquer

samedi 18 mars 2017

Atelier "Les Mots du politique", en ligne : Peuple/populisme

Le 2 mars 2017 s'est tenu l'atelier "Peuple/populisme" au Lieu-dit.

Vous pourrez en trouver ici un enregistrement audio. Cet atelier, où sont intervenus Déborah Cohen et Federico Tarragoni, était coordonné par Anne Jollet.

 Fichier atelier

Les historiens, le Brexit et l’identité britannique

En juin 2016, les électeurs britanniques se sont prononcés en faveur de la sortie de l’Union européenne. Pendant la campagne autour du référendum qui a précédé ce vote, les savoirs historiques ont été mobilisés par les acteurs politiques et des historien.ne.s sont intervenu.e.s, plus que de coutume, dans le débat public. Le débat porté par les historien.ne.s s’est focalisé sur la question de l’exceptionnalisme historique britannique, qui est devenu un argument important pour les partisans du « Leave » (oui au Brexit). Les deux textes traduits et présentés dans ce dossier rendent compte des enjeux et des clivages qui se sont dessinés au Royaume-Uni au printemps 2015.

Actif depuis 2013, le collectif Historians for Britain (Historiens pour la Grande-Bretagne) s’est formé autour d’une vingtaine d’universitaires confirmés (notamment le médiéviste Nigel Saul et le spécialiste de la Commune Robert Tombs) et d’historiens médiatiques (Sheila Lawlor, David Starkey), tous désireux de défendre le point de vue du « Leave » et ce, à l’aune du passé. Début mai 2015, David Abulafia, professeur d’histoire méditerranéenne à Cambridge et président de Historians for Britain, publie, dans la revue d’histoire grand public History Today, un texte-manifeste intitulé « La Grande-Bretagne : à part ou une part de l’Europe ? ». Sa traduction est le premier texte du dossier. Les Historians for Britain organisent alors des séminaires et des conférences publiques autour de la question ; leur site internet énonce leur projet : « Permettre aux Britanniques de comprendre que de nombreux historiens font campagne pour obtenir un meilleur accord avec Bruxelles et n’ont pas peur de lutter pour parvenir à ce changement » (http://historiansforbritain.org/about/). À l’appui de leur position, ils proposent, en libre accès, des articles et des réflexions collectives, comme par exemple : « ‘Le Demos européen’ : un mythe historique ? » (http://forbritain.org/demosessays.pdf), « Au-delà des fantômes : l’adhésion à l’UE érode-t-elle l’influence globale de la Grande-Bretagne ? » (http://historiansforbritain.org/wp-content/uploads/sites/12/2016/01/WzW-HfB-Beyond-the-Ghost-7.pdf). À leurs yeux, la logique du Brexit trouve sa source dans la trajectoire millénaire et singulière de l’Angleterre, puis de la Grande-Bretagne, par rapport à ses voisins européens. Un « exceptionnalisme » qui serait façonné par l’ancienneté et la continuité d’institutions originales et stables – quand la rupture et la violence seraient la marque distinctive de l’histoire continentale –, par une forte tradition d’ouverture sur le monde, et par les valeurs et le tempérament modéré de son peuple.

Le texte de David Abulafia a aussitôt suscité des réactions parmi ses collègues, ce qui n’est pas étonnant puisque la majorité des historien.ne.s du Royaume-Uni s’est prononcée en faveur du maintien de leur pays dans l’Union européenne. Mais l’ampleur et la virulence de la controverse, par médias interposés, étaient sans doute moins faciles à prédire. Dans un billet posté sur son blog trois jours après le manifeste des Historians for Britain, Neil Gregor, professeur d’histoire de l’Europe moderne à l’université de Southampton, s’agace : « Il est difficile de savoir par où commencer lorsqu’on discute un récit auquel les historiens professionnels ont renoncé il y a des décennies, comme pourrait vous le confirmer n’importe quel étudiant médiocre de première année » (http://www.huffingtonpost.co.uk/neil-gregor/britain-europe_b_7272906.html). Une semaine après la publication du texte de David Abulafia, trois cents historien.ne.s de différentes universités britanniques signent une très critique « Lettre ouverte en réponse à la campagne des Historians for Britain » (http://www.historytoday.com/various-authors/fog-channel-historians-isolated).

Toujours en mai, avec le soutien d’une quinzaine de leurs pairs, Edward Madigan et Graham Smith, de l’université de Londres, font à leur tour paraître une « Déclaration » (dont la traduction est la deuxième pièce du dossier) dans laquelle ils dénoncent le mélange des genres non assumé et la déformation de l’histoire au service d’un projet politique : « Ce qui intéresse [les Historians for Britain] en fait, c’est de défendre une politique eurosceptique. Ce qui est tout à fait leur droit. Mais, en tant qu’historiens, nous appelons à un débat sincère et ouvert, où l’on discute du passé à partir de preuves et de données sérieuses ». Ce document est à l’origine d’un nouveau collectif, Historians for History (Historiens pour l’histoire), animé par Edward Madigan et Graham Smith, dont le nom fait écho, non sans ironie, à celui de leurs adversaires. Comme ces derniers, ils proposent sur leur blog de nombreux articles, mais cette fois pour montrer à quel point l’identité britannique s’est nourrie des constants échanges avec l’Europe. Les contributions épinglent notamment une manière d’écrire l’histoire héritière du XIXe siècle – la whig history –, linéaire et réductrice, nationaliste et anglocentrée (même si cet aspect est mal camouflé par un usage ambigu du mot « Britain »), où la nostalgie acritique de la grandeur impériale passée n’est jamais très loin (https://historiansforhistory.wordpress.com). Ajoutons, pour être complet, que, depuis février 2016, le site a évolué pour devenir un lieu de débat et de commentaires sur « l’histoire publique » (public history) au XXIe siècle, en prise avec l’actualité. Le spectre des débats s’est élargi. Si les réflexions sur « les usages et mésusages du passé dans les discours nationalistes et européistes » et sur « l’impact du passé sur la formation des identités nationales et supranationales » (https://historiansforhistory.wordpress.com/2016/02/05/were-back/) y trouvent toujours leur place, elles côtoient désormais des analyses argumentées sur les pratiques commémoratives et les enjeux mémoriels dans les îles Britanniques, sur les fictions d’histoire à la télévision, ou encore les débats et polémiques historiques sur Twitter.



Historians for Britain,
mai 2015

Article paru dans la revue History Today



Pourquoi « Des historiens pour la Grande-Bretagne » ?

En fait, de bien des manières, l’organisation que des collègues et moi-même avons mise sur pied au fil de l’année dernière aurait tout aussi bien pu s’appeler « Des Historiens pour l’Europe. » Nous ne sommes en effet pas hostiles à l’Europe et nous sommes convaincus que, dans un monde idéal, la Grande-Bretagne resterait au sein d’une Union européenne radicalement réformée. Le groupe d’historiens que nous formons, au sein de l’université ou en dehors, estime qu’il est urgent de fournir une perspective historique sur la relation entre la Grande-Bretagne et l’Europe, tant le débat à ce propos est devenu vif, voire brûlant. En tant que branche du groupe de pression Business for Britain, nous pensons que les Britanniques doivent impérativement être consultés sur la question de l’appartenance de la Grande-Bretagne à l’Union européenne. Cependant, si un référendum avait lieu demain, il n’y aurait aucun moyen de renégocier la position de la Grande-Bretagne dans l’Union européenne, ce qui est pourtant vital. Plus vital encore : dans cette renégociation, l’UE devrait s’engager à réformer son mode de fonctionnement et à laisser aux pays qui ne souhaitent pas devenir membres des « États-Unis d’Europe » au minimum la liberté de s’appuyer sur leurs propres institutions souveraines, et sans interférence.

Voilà qui pourrait donner l’impression qu’il s’agit d’un manifeste politique plutôt que d’une argumentation historique. Pourtant, nous défendons des points de vue couvrant tout le spectre politique, de la droite à la gauche. Notre projet est de montrer comment la Grande-Bretagne s’est toujours développée d’une façon différente de celle de ses voisins continentaux. Ce développement a eu pour conséquence la création d’un système légal fondé sur la jurisprudence plutôt que sur le droit romain ou les codes napoléoniens1. Le Parlement britannique incarne des principes de conduite politique dont les racines datent du 13ème siècle, voire avant2. Des institutions ancestrales comme la monarchie et plusieurs universités ont survécu (et évolué) pratiquement sans discontinuité depuis des siècles. Un tel degré de continuité n’a pas son équivalent en Europe continentale. Sauf peut-être partiellement dans certaines régions d’Espagne où les assemblées parlementaires remontent au moins au Moyen Âge. Mais même dans ces cas-là, des changements constitutionnels radicaux et la guerre civile ont brisé bien des continuités. Ces assemblées ont disparu en France avec la Révolution et l’ère napoléonienne, tandis que l’Allemagne et l’Italie sont des créations du 19ème siècle dont les systèmes politiques ont été presque entièrement reconstruits après 1945. À part au Portugal, les frontières nationales ont fluctué au fil des siècles, et parfois brutalement. Suite au départ de la plus grande partie de l’Irlande, la Grande-Bretagne elle-même s’est contractée. Mais, en dehors des quelques coups d’Etat dus à Henri VII et Guillaume d’Orange, l’Angleterre n’a été déchirée par aucune invasion depuis 10663. Et son opinion publique n’a nullement soutenu le nationalisme intense qui a ravagé bien des pays européens, y compris la campagne indépendantiste de l’Écosse. Ni le fascisme ni l’antisémitisme n’ont trouvé à s’implanter profondément ici, pas plus que le communisme (excepté l’engouement ridicule de certains étudiants en sciences politiques). En politique, le tempérament des Britanniques a toujours été plus modéré que celui des grands pays européens.

Parallèlement à ces différences, l’engagement de la Grande-Bretagne aux côtés de l’Europe a une longue histoire ; cet engagement n’est pas uniquement celui de l’Angleterre, il inclut aussi celui de l’Écosse (notamment la « Vieille Alliance » avec la France4). « Brouillard sur la Manche, Continent isolé. » Ce célèbre titre de presse ne rend pas compte de la nature véritable de l’engagement de l’Angleterre en Europe, qu’il s’agisse du commerce de la laine avec les Flandres, cette incroyable source de richesse au Moyen Âge, ou des conquêtes anglaises jusqu’en Gascognei, de « la plus longue alliance » entre l’Angleterre et le Portugal ou encore, bien sûr, plus récemment, de la présence britannique en Méditerranée qui, selon les époques, plaça sous sa bannière non seulement Gibraltar mais aussi Minorque, la Corse, Malte, Corfou et Chypre. En 1939, les Français et les Britanniques honorèrent les promesses qu’ils avaient faites à la Pologne, ce qui nous valut de nous retrouver dans une guerre à mort avec l’Allemagne.

On pourrait décrire cette relation en disant que le Royaume-Uni a toujours été un partenaire de l’Europe tout en gardant une certaine distance avec elle. Après tout, jusqu’à la seconde moitié du 20ème siècle, la Grande-Bretagne étendait sa domination sur de vastes régions du globe, très loin de l’Europe. Devenir Européen pourrait ainsi passer pour une réaction à la fin de l’empire, ou en tout cas pour une réaction au relâchement des liens avec un Commonwealth en expansion. Mais ceci reviendrait à simplifier exagérément une histoire complexe et récente : en 1973, le Royaume-Uni a rejoint le Marché commun et nombreux sont ceux qui auraient préféré que les fondateurs de la future Union européenne oublient leur rêve d’une « union toujours plus large » pour se concentrer sur l’amélioration de cette association économique.

En tant qu’Historiens pour la Grande-Bretagne, notre but est de faciliter le débat. Lors de ce référendum, le vote des uns et des autres devrait dépendre de l’offre nouvelle qui leur sera faite avec la renégociation de la position de la Grande-Bretagne dans l’UE. Cette offre doit refléter le caractère différent du Royaume-Uni, enraciné dans une histoire largement ininterrompue depuis le Moyen Âge.

David ABULAFIA, Professeur d’histoire méditerranéenne, Université de Cambridge, Président de Historiens pour la Grande-Bretagne


Des historiens pour l’Histoire
Déclaration,
mai 2015


Nous saluons l’utilité de la contribution des Historiens pour la Grande-Bretagne au dernier numéro de History Today [mai 2015], rappel bien venu de la valeur de l’histoire dans le débat contemporain. Plus précisément, ce texte pose à un moment significatif d’importantes questions sur le nationalisme britannique et sur les revendications d’un exceptionnalisme anglais. Cependant, en tant qu’historiens, nous sommes en désaccord avec cette conception très réductrice et biaisée de l'histoire du Royaume-Uni.

Les auteurs semblent avoir interprété le passé de façon à satisfaire leur désir de voir se concrétiser la renégociation de l’appartenance de la Grande-Bretagne à l’Union européenne. Et sans même faire allusion aux aspects qu’ils aimeraient voir renégociés, ils expriment clairement leur impression que l’histoire britannique « largement ininterrompue depuis le Moyen Âge » place l’Angleterre à part, en fait un pays différent de ses voisins continentaux. Selon cette proposition dénuée de toute ambiguïté, les communautés nationales, de la Scandinavie à la Méditerranée, se seraient affrontées pendant un millénaire de violences, de discordes et de discontinuités politiques, tandis que la Grande-Bretagne aurait suivi un chemin relativement stable et plus éclairé. Cette version ne résiste pas à l’examen, même le plus superficiel, des faits.

Comme preuve de la trajectoire historique de l’Angleterre, unique en son genre, les auteurs citent « les principes d’une conduite politique dont les racines datent du 13ème siècle ». Il s’agit là sans doute d’une référence à l'idée d'une liberté pour tous qui aurait été sanctuarisée par la Grande Charte frappée du sceau du roi Jean en 1215. En vérité, bien que ce traité médiéval entre le roi Plantagenêt et ses seigneurs féodaux ait été interprété par certains d’une manière admirablement libérale, son but original était tout sauf démocratique. Quant aux anciens systèmes démocratiques, la Grèce est en bien meilleure position que l’Angleterre pour en revendiquer la paternité, tandis qu’en matière de suffrage universel, le Royaume-Uni a été à la traîne de nombre de ses voisins continentaux, notamment les Pays-Bas, l’Allemagne, la Pologne et le Danemark. Les élites politiques et sociales britanniques ont farouchement résisté à l’instauration d’un système de gouvernement véritablement démocratique et il a fallu se battre bec et ongles jusqu’à la fin des années 1920 pour le voir finalement triompher. Ceux qui vivaient toujours sous la domination impériale britannique ont dû attendre plus longtemps encore.

Les auteurs avancent sur des sables mouvants quand ils font allusion aux très anciennes institutions comme la « monarchie » britannique et « plusieurs universités » qui ont « survécu pratiquement sans une égratignure depuis des siècles, tout en continuant d’évoluer. » Rappelons tout d’abord que, dans la mesure où la dynastie des Plantagenêts est née d’une invasion normande, la plupart de ses rois étaient français et régnaient sur de vastes parties de la France, Guillaume III était hollandais, et Georges I et Georges II venaient d'Etats allemands ; de toute évidence, la monarchie illustre l’influence de l’histoire européenne sur la vie politique anglaise, bien plus que tout autre institution nationale. Ajoutons que la défunte reine-mère fut la première Anglaise à avoir épousé un souverain britannique depuis 200 ans. Mais plus important encore : on peut difficilement qualifier la monarchie de continuum et les dynasties royales anglaises ont souvent été renversées dans des circonstances sanglantes. Les affrontements dynastiques au cours de la guerre des Roses au 15ème siècle pour le trône d'Angleterre ont traumatisé bien des communautés anglaises. Les évènements se sont enchaînés d’une façon encore plus violente lorsque les Stuarts ont été renversés au bout de deux âpres guerres civiles qui culminèrent en 1649 avec l’exécution de Charles Ier, puis la proclamation du Commonwealth avec Olivier Cromwell en Lord Protecteur. Prétendre que « le tempérament politique des Britanniques a toujours été plus modéré que celui des grands pays européens » est discutable en tout cas pour les 19ème et 20ème siècles et parfaitement fallacieux pour le 17ème siècle.

Le caractère cosmopolite et souvent clairement européen des monarchies britanniques successives est complété par les perspectives internationales des lieux ancestraux du savoir britannique situés à Oxford, Cambridge, Saint Andrews et Glasgow. Fondamentalement, ces établissements partagent tous beaucoup de choses avec leurs équivalents à Bologne (fondé en 1088), Salamanque (1134), Prague (1348), Heidelberg (1386) et une série d’autres institutions européennes non moins anciennes. Tout historien des idées peut confirmer que les élites intellectuelles des pays qui forment désormais l’Union européenne échangent, collaborent et se querellent entre eux depuis des siècles.

Sur un autre plan, comme Neil Gregor l’a fait remarquer (14/05/2015, Huffington Post), les conquêtes coloniales et l’expansion impériale ont sans doute constitué les expériences historiques qui ont le plus rapproché les États d’Europe de l’ouest entre eux. Ce qui est le plus trompeur dans la déclaration des Historiens pour la Grande-Bretagne, c’est le refus de ses auteurs de dire clairement à quel État, à quelle nation ou à quel territoire ils font précisément référence quand ils parlent de la « Grande-Bretagne ». Sans vergogne, ils font non seulement de la mauvaise histoire mais en plus de la mauvaise géographie quand ils écrivent que « Suite au départ de la plus grande partie de l’Irlande, la Grande-Bretagne elle-même s’est contractée ». Au risque d’enfoncer des portes ouvertes, rappelons que l’Irlande n’a jamais fait partie de la Grande-Bretagne. L’île s’est trouvée sous la domination « anglaise », selon des modalités qui ont évolué au cours du temps, de la fin du 12ème siècle jusqu’à la fin de la période moderne ; elle a ensuite fait partie du Royaume-Uni (de Grande-Bretagne et d’Irlande) de 1800 à 1922 ; l’Irlande du Nord est aujourd’hui encore au sein du Royaume-Uni. La Grande-Bretagne, à proprement parler, est constituée de trois nations distinctes, elles-mêmes composées de multiples strates, définies en fonction des classes sociales, des espaces, de l’appartenance ethnique et de la religion. Le paysage culturel et social de l’Angleterre, de l’Écosse et du Pays de Galles s'est profondément enrichi depuis deux siècles par l’arrivée d’immigrants venus du monde entier, y compris du continent européen. Si les auteurs de la Déclaration désirent sincèrement informer le public sur l’histoire du Royaume-Uni, ils devraient être prêts à accepter cela. Mais ce refus de reconnaître l’évidence, celle de la diversité historique au sein de la Grande-Bretagne, suggère que les Historiens pour la Grande-Bretagne ne s’intéressent pas vraiment à la relation historique complexe que cet État entretient avec l’Europe continentale. Ce qui les intéresse en fait, c’est de défendre une politique eurosceptique. Ce qui est tout à fait leur droit. Mais, en tant qu’historiens, nous appelons à un débat sincère et ouvert, où l’on discute du passé à partir de preuves et de données sérieuses.

Nous sommes convaincus que les historiens ont potentiellement un rôle important à jouer, celui de débattre du passé avec le public. Aussi sommes-nous ouverts à tout commentaire ou toute contribution de qui voudrait peser dans ce débat.


Edward Madigan, Enseignant-chercheur en Public History, Royal Holloway, à l’Université de Londre
Graham Smith, Enseignant-chercheur Oral History, Royal Holloway à l’Université de Londre

1 En réalité, la Common Law se développe au XIIe siècle, lorsque l'Angleterre est étroitement reliée au continent au sein d'un « empire Plantagenêt ». Elle résulte de l'unification des coutumes anglo-normandes et d'une législation royale, élaborée progressivement par les juges royaux itinérants. Ce qui singularise ce système juridique dans l'Europe occidentale du XIIe siècle, c'est qu'il se fonde sur un corpus de précédents plutôt que sur un principe d'autorité comme c'est le cas dans le droit romano-canonique, alors en pleine expansion. Mais si le choix des corpus diffère, il y a une évidente contemporanéité des processus d’abstraction judiciaire, c'est-à-dire un processus dynamique qui s'élabore au terme d'un effort de schématisation contemporain de l’abstraction monétaire et scolastique. Il n’est donc pas tout à fait exact de dire que c'est le développement singulier de la Grande-Bretagne qui lui a donné son système juridique, d'une part parce que celui-ci est mis en place par une élite anglo-normande, et d'autre part, parce que les processus cognitifs qui ont permis son aboutissement étaient ceux des clercs formés dans les écoles bien plus souvent continentales qu'insulaires. Voir : A. Boureau, La loi du royaume. Les moines, le droit et la construction de la nation anglaise (XIe-XIIIe siècles), Paris, Belles lettres, 2004.

2 Le débat sur l'exceptionnalisme anglais a en effet été nourri en 2010 par la publication de Robert Maddicott, The Origins of the English Parliament, 924-1327, Oxford University Press. Ce dernier s'inscrit ainsi dans une historiographie nationaliste cherchant à saisir la continuité de l'histoire anglaise depuis la période anglo-saxonne (c'est-à-dire pré-normande), relativisant ainsi l'apport de la « conquête normande » dans la trajectoire des Îles britanniques. Cette révision chronologique lui permet ainsi de mettre en cause notamment l'importance des concepts issus du droit romain au profit d’institutions qu'il fait remonter à la période pré-normande. Voir C. Fletcher, compte-rendu de « R. J. Maddicott, The Origins of the English Parliament, 924-1327, Oxford University press », Revue historique, 2011/2 (n° 658), p. 45-50.

3 Aucune invasion majeure certes, mais en octobre 1216, le fils de Philippe Auguste, le futur Louis VIII, a débarqué avec son armée sur les côtes méridionales anglaises, tentant de s'emparer de la forteresse de Douvres. Sa présence était soutenue par une partie de l'aristocratie rebellée contre le roi Jean sans terre, cherchant à le destituer pour placer sur le trône, le fils du Capétien. Si Jean n'était pas mort dans les quelques semaines suivantes, permettant à l'aristocratie anglaise de se réunifier sous la bannière du nouveau roi, seulement âgé de 9 ans, l'Angleterre aurait pu être capétienne, bien avant que la France, en partie, ne soit lancastrienne ! Faire un peu d'histoire contre-factuelle permet aussi de ne pas oublier certaines dates qui auraient pu bouleverser des trajectoires historiques dont certains historiens tentent parfois rétrospectivement de faire croire à leur inéluctabilité.

4 « Auld Alliance », Alliance passée entre les royaumes d’Écosse et de France en 1295 et dont la plupart des dispositions furent rendues caduques par le traité d’Édimbourg en 1560, mais qui a marqué profondément les relations franco-écossaises jusqu'à aujourd'hui. Elle explique en grande partie l'attachement historique de l’Écosse à l'Europe en opposition à l'Angleterre, malgré l'union des deux couronnes dans le « Royaume-Uni », en 1707.

i Parler de « conquêtes en Gascogne » est une vision légèrement euphémisée de l'histoire des relations entre l'Angleterre et le continent au Moyen Âge. La Gascogne et plus largement l'Aquitaine faisaient certes partie d'un même espace politique (l'empire Plantagenêt), mais c'est par mariage (avec Aliénor en 1152) et non par la conquête qu'Henri II inséra l'Aquitaine dans son empire. Elle devient « anglaise », en restant loyale à Jean sans terre malgré la perte de ses autres territoires continentaux et son repli en Angleterre (Bouvines, 1214). S'il y eut une conquête « militaire » de la Gascogne au Moyen Âge, c'est bien plutôt celle des armées françaises de Charles VII, qui parviennent à prendre Bordeaux, en 1453.




L’introduction de ce dossier a été rédigée par Laurent Colantonio, les notes explicatives sont de Fanny Madeline, les traductions ont été effectuées par Nelcya Delanoë, Blaise Dufal, Laurent Colantonio, Fanny Madeline.

vendredi 17 mars 2017

Communiqué de l'American Historical Association

Le CVUH relaie ce communiqué de l'American Historical Association (AHA) auquel il s'associe.

Traduction par Nelcya Delanoë.

AHA Condemns Second Draft of Executive Travel Ban (March 2017)

Facing extensive criticism and litigation of his first executive order restricting entry into the United States, President Donald Trump has issued a revised executive order (#13780), this time citing historical evidence in support of the policy restricting immigration and refugee resettlement. The American Historical Association has applied the discipline's professional standards to the revised directive and found that it does not pass historical muster. Moreover, like its predecessor (EO 13769), the order "stands at odds with the values stated in our nation's founding documents. »

"L’AHA condamne la deuxième version du décret contre la libre entrée des ressortissants de 7 pays musulmans aux Etats-Unis.

Suite à de substantielles critiques et contestations de son premier décret restreignant l’entrée de ressortissants musulmans aux Etats-Unis, le président Donald Trump a publié une version amendée de ce décret (n°13 780) . Il argue cette fois de preuves historiques pour soutenir cette politique de restriction à l’immigration et à l’accueil des réfugiés. L’American Historical Association a recouru aux pratiques professionnelles de la discipline pour analyser cette révision du  décret. Elle en a conclu que ce dernier ne saurait se prétendre historiquement fondé. Qui plus est, tout comme le décret précédent (EO 13769), cette version révisée  «  est en contradiction avec les valeurs  revendiquées par les documents fondateurs de notre nation. »



AHA Statement of Support for National March for Science (March 2017)

The AHA Council voted to officially publish a statement in support of the National March for Science on April 22, 2017. The AHA is firmly aligned with the goals of the March, which calls for the continued funding of evidence-based research and education that promotes the common good.

Déclaration de l’AHA en soutien à la Marche nationale pour la Science.

Le Conseil de l’AHA a voté de publier officiellement une déclaration de soutien à la Marche nationale pour la Science du 22 avril 2017. L’AHA partage complètement les buts de cette marche, qui appelle à la poursuite du financement de la recherche et de l’éducation fondées sur la preuve et destinées à promouvoir le bien commun.

jeudi 9 mars 2017

Le CVUH recommande

Rencontres "Notre histoire n'est pas un roman!", le 11 mars 2017, à la Bellevilloise. 


http://www.labellevilloise.com/histoire-nest-roman/


Colloque : "Autour de 1917 : la Russie de guerres en révolutions (1914-1921)"


Colloque organisé par l’Association française des russisants (AFR) et l'Université Paris I Panthéon Sorbonne, ouvert à un large public.

A l’occasion du centenaire de la Révolution russe de 1917 et partant du postulat que la révolution est un processus qui s’étend sur plusieurs années, le colloque se propose d’en éclairer le contexte.
Quelles inquiétudes, quels espoirs s’exprimaient dans la société à l’aube de la révolution ? Quels rôles, dans son déclenchement et dans son déroulement, jouèrent les différentes forces politiques, la guerre, les soldats (quasiment tous paysans), les citadins ?
Comment s’enchaînèrent et se déroulèrent pendant sept ans les guerres mondiale, civile, sociale ?
Comment ces événements furent-ils rapportés, quelles répercussions eurent-ils à l’extérieur de la Russie ?

C’est à ces questions que, parmi d’autres, apporteront leur réponse les historiens Eric Aunoble, Alexander Choubine, Orlando Figes, Emilia Koustova, Igor Narsky, François-Xavier Nérard, Laura  Pettinaroli, Marie-Pierre Rey, Alexandre Sumpf.
Tous les renseignements sur le site de l’Association française des russisants à l’adresse : http://www.afr-russe.fr/spip.php?article4849

Inscription 5 € (adhérents) ou 10 € (non-adh.)
le samedi 25 mars prochain de 9h à 17h
Amphithéâtre Richelieu de la Sorbonne
17 rue de la Sorbonne 75005 Paris

L'AFR réunit des passionnés de la langue et de la culture russes.
AFR 28 février 2017
contact@afr-russe.fr

Compte rendu d'ouvrage, paru dans EaN, par Nelcya Delanoë

La Langue du Management et de l’économie à l’ère néolibérale. Formes sociales et littéraires.
Sous la direction de Corinne Grenouillet et Catherine Vuillermot-Febvet, Presses universitaires de Strasbourg. 


A lire en ligne  https://blogs.mediapart.fr/en-attendant-nadeau/blog/080317/la-langue-du-management

samedi 4 mars 2017

Les Juifs du monde arabe de Georges Bensoussan : Une histoire construite sur des clichés

Julien Lacassagne, jlacassagne[chez]yahoo.com


Georges Bensoussan, responsable éditorial du Mémorial de la Shoah et rédacteur en chef de la Revue d’Histoire de la Shoah vient de publier Les Juifs du monde arabe. La question interdite1. A sa lecture, on s’aperçoit vite que le titre ne correspond nullement au sujet. Bancale superposition de « name dropping » et de sources coloniales univoques, le livre de Georges Bensoussan ne cesse de tirer des généralités à partir d’exceptions (ou inversement) dans le but de tresser des liens entre nationalisme arabe et IIIème Reich et de faire de l’antisémitisme un atavisme culturel musulman.

Une démarche de propagandiste

L’histoire n’est pas une science, elle ne dispose d’aucun laboratoire et ne saurait résoudre aucune équation. Elle construit un récit qui contient ses propres contraintes. Lorsque William Shakespeare écrit Richard III, il se plie aux règles du pentamètre iambique et lorsqu’Edmond Rostand écrit Cyrano, il se plie à celles de l’alexandrin. La contrainte de l’historien, c’est la totalité de la vie perceptible par des faits ou par des traces de faits. Pour les analyser, il doit disposer d’une liberté totale - autrement dit la plus forte des contraintes – et d’un point de vue, l’histoire n’étant jamais neutre. L’historien empile les indices, comme le détective ou l’enquêteur de police. Ce n’est pas un hasard si des historiens, tels que Fred Vargas, se sont engagés dans la voie du roman policier ou si des auteurs de polars se sont attaqués à des sujets historiques, au point d’avoir devancé les historiens agréés. On se souviendra que le premier livre ayant traité du massacre d’Algériens en plein Paris le 17 octobre 1961 fut le roman Meurtre pour mémoire2 de Didier Daenninckx, publié en 1983. Le deuxième, La bataille de Paris - 17 octobre 19613, publié au seuil en 1991, fut écrit par un historien autodidacte et brillant, Jean-Luc Einaudi : « Quelquefois les brigands surpassent en audace les chevaliers »4. Georges Bensoussan, lui, est un historien patenté, détaché de l’Education nationale auprès du Mémorial de la Shoah. Mais, au-delà de ses travaux, ce sont ses propos qui l’ont fait entrer dans l’actualité le 10 octobre 2015 au cours de l’émission Répliques d’Alain Finkielkraut sur France-Culture. Il s’était alors fait remarquer par ses propos propagandistes et discriminatoires à l’encontre des musulmans dans un face à face avec l’historien Patrick Weil : « Aujourd’hui (…) nous sommes en présence d’un autre peuple qui se constitue au sein de la nation française, qui fait régresser un certain nombre de valeurs démocratiques qui nous ont portés », ou encore « dans les familles arabes, en France, et tout le monde le sait mais personne ne veut le dire, l’antisémitisme, on le tète avec le lait de la mère », citation qu’il avait frauduleusement attribuée au sociologue Smaïn Laacher5.

Rendre les Arabes responsables, disculper les colonisateurs

Georges Bensoussan dispose donc d’un point de vue qui n’est pas très difficile à saisir. En revanche lui manquent sérieux, rigueur et honnêteté. La lecture des Juifs du monde arabe révèle un rapport particulier aux sources car quasiment toutes proviennent de l’administration coloniale ou policière. Dûment sélectionnées par l’auteur, elles sont systématiquement prises au pied de la lettre sans tenir compte des idées reçues qu’elles sont susceptibles de véhiculer. Or, en la matière, les idées reçues sont légion. C’est ainsi que l’Alliance Israélite Universelle, fondée à Paris en 1860, et qui fut l’instrument de la domination coloniale sur les juifs maghrébins autant que celui d’un assimilationnisme uniformisant visant à les séparer de leurs compatriotes musulmans n’est décrite que comme participant à « l’éveil intellectuel de milliers de conscience »6 grâce au réseau d’écoles qu’elle dirigeait. Mais Georges Bensoussan a pour habitude d’assigner à l’école un rôle missionnaire. Ce trait de caractère était perceptible dans ses Territoires perdus de la République7, livre de propagande anti-maghrébins que dirigea Bensoussan sous le pseudonyme d’Emmanuel Brenner et dont fut tiré le film Profs en territoire perdus de la République ?8Désireux de dresser « Le sombre tableau de la condition juive en terre arabe »9, Bensoussan est aussi soucieux de suffisamment l’assombrir afin de rendre celle-ci équivalente à celle des juifs en terre européenne, et surtout d’en attribuer la responsabilité aux Arabes tout en réduisant celle des colonisateurs. A propos des violences antijuives au Maghreb, il écrit : « L’extrême droite française, bien implantée en Afrique du Nord, en fut parfois (sic) l’instigatrice »10. Une première mise au point s’impose d’emblée : l’extrême droite en Afrique du Nord ne fut pas – loin s’en faut – la seule matrice de l’antisémitisme dans les milieux coloniaux. La vie politique dans l’Algérie coloniale, pour ne prendre que cet exemple, fut dirigée par des hommes qui, venus de la gauche comme de la droite, manifestèrent tant un racisme anti-arabe qu’un antisémitisme prononcés. Parmi ceux-ci, Emile Morinaud, l’indéboulonnable maire de Constantine, élu en 1898 sous l’étiquette du Parti français démocratique et antijuif, député de 1898 à 1902, était issu du radical-socialisme11 avant de se tourner vers ses avatars politiques, Républicains socialistes et Gauche radicale et sociale. Quant au cheminot Lucien Chaze, maire de Mustapha, près d’Alger, élu conseiller général en 1899 sous l’étiquette « socialiste antijuif », il venait du syndicalisme colonial et avait pour habitude de proclamer qu'en Algérie « l'antisémitisme est la forme locale du socialisme »12. Les trois députés antisémites élus en Algérie au printemps 1898, Firmin Faure à Oran, Charles-François Marchal à Alger et Emile Morinaud à Constantine - surnommés les Trois mousquetaires gris (en référence à la couleur de leurs couvre-chefs) se revendiquaient tous du camp républicain. Le quatrième de ces trois mousquetaire, qui revendiquait sa foi catholique, n'était autre qu'Edouard Drumont13,- élu dans la circonscription d'Alger et qui déclara en 1901 au moment de la fondation du Comité National Antijuif que son but était de « substituer une République vraiment française à la République juive que nous subissons aujourd'hui »14. La propagande raciste et antijuive fut l’un des thèmes majeurs des campagnes électorales en Algérie coloniale, de la part de formations politiques très diverses. Elle ne ciblait qu’un électorat européen, et pour cause : le code de l’indigénat interdisait l’accès au vote à la plupart des musulmans. Par ailleurs, les premières émeutes antijuives d’Algérie furent le fait de populations et de formations européennes15. En 1897, des émeutes antijuives furent menées par des Européens à Tlemcen, Mostaganem et Oran. En 1898, d’autres éclatèrent à Alger, à l’appel de Max Régis16, l’année même de l’élection de Drumont à la députation. Georges Bensoussan fait opportunément l’impasse sur tout cela, préférant laisser penser que « la plupart des poussées de violences antijuives y furent d’origine arabo-musulmane, et sans lien avec l’extrême droite et les milieux coloniaux »17. C’est avec une lucidité et une impartialité bien supérieures que Maurice Eisenbeth, grand rabbin de Constantine puis d’Alger, avait su apprécier la situation peu après l’émeute antijuive de 1934 à Constantine. Dans un rapport consultable aux archives de l’Alliance Israélite Universelle daté du 21 novembre 1934, il accusait le maire de la ville Émile Morinaud d’avoir provoqué l’émeute du 5 août afin de compromettre les leaders musulmans18. Parce qu’il ne corrobore pas sa thèse d’une haine antijuive ancestrale en Afrique du Nord, Bensoussan ne fait nulle mention non plus du cas de rabbi Mardochai Aby Serour, rabbin explorateur marocain, guide personnel de Charles de Foucauld et qui, afin de faciliter leur périple à travers le Maroc, fit passer ce dernier pour un juif russe. Le royaume chérifien était à la fin du XIXème siècle interdit aux chrétiens, mais non aux juifs. 

Une superposition de stéréotypes orientalistes

Les notes diplomatiques, rapports administratifs, rapports de police, récits de voyage choisis et étudiés par Georges Bensoussan, ou plutôt cités par lui car il ne prend jamais la peine de les analyser de manière critique vont tous dans le sens de l’auteur. Ces sources relèvent une haine atavique entre juifs et musulmans, mais une démarche critique élémentaire aurait dû faire remarquer que toutes furent écrites par des auteurs européens dont on peut supposer qu’ils transposaient sur une réalité arabe leur propre vision des juifs et des musulmans, celle nourrie par les stéréotypes antisémites et orientalistes. N’aurait-il pas été judicieux de compléter cette documentation par des sources arabes locales ? Georges Bensoussan balaie le problème avec un argument confondant de mépris : « C’est à l’historiographie arabe de prendre le relais, mais, pauvre, elle demeure bien en deçà de la jeune historiographie polonaise qui se consacre à la part juive de la nation avant 1939 »19. Qui sont les juifs du monde arabe ? D’où viennent-ils ? Comment vivaient-ils ? … Toutes ces questions auxquelles on serait en droit d’attendre des réponses d’un livre portant son titre n’apparaissent nulle part. Elles n’intéressent pas du tout Georges Bensoussan, entièrement préoccupé par la haine antijuive qu’il attribue au monde arabe et musulman. Ce monde arabe dont il fait un espace homogène et dont il a du mal à saisir les distinctions. Dès le premier chapitre - Un cadre mental - Bensoussan évoque le Pacte d’Omar20 codifiant le statut du dhimmi21, sans jamais préciser que ce statut ne fut jamais appliqué de la même manière, ni avec la même rigueur selon les régions du monde arabe et selon les époques. On peut formuler la même remarque au sujet des dispositions réclamées par ibn Taymiyya entre le XIIIème et le XIVème siècles, citées quelques lignes plus bas. Afin de juger du sérieux de l’auteur, on notera qu’ibn Taymiyya que Georges Bensoussan qualifie de « chroniqueur arabe »22 était en réalité théologien et … de famille kurde. L’auteur ne dresse qu’un seul bref et édifiant portrait du juif du monde arabe : « Sa crainte s’exprime jusque dans les postures de son corps, dos arrondi, épaules rentrées et pour le Juif caricaturé du monde arabe, faut-il ajouter, avant-bras levés pour protéger le visage »23. En l’occurrence, le caricaturiste s’appelle Georges Bensoussan et ce portrait esquissé par lui ressemble aux pires dessins publiés par la Libre Parole24. D’autres stéréotypes nourrissent ses obsessions, notamment celui du « double langage » arabe et musulman : « Les autorités françaises suspectent donc les chefs musulmans de double langage »25en Tunisie. Plus loin : « Au Maroc, l’administration avait tôt noté le double langage de l’Istiqlal »26. Bensoussan fait sienne une idée reçue issue du rapport de domination où le colon a toujours la crainte d’être berné, en revanche, à aucun moment il n’a le recul suffisant pour suspecter l’administration française de la moindre duplicité. Une sibylline remarque formulée au sujet de l’usage par les juifs de la langue arabe n’est pas sans susciter quelques interrogations : « Le long interdit théologique qui a pesé sur l’enseignement de l’arabe écrit et sur l’étude du Coran a contribué à faire d’eux (les juifs) des étrangers en les enfermant dans une sorte d’exil intérieur »27. Cette assertion s’accommode mal de la réalité historique car l’arabe fut sans doute la principale langue du judaïsme en Afrique du Nord. Elle fut en particulier celle d’un des penseurs les plus brillants et les plus influents du judaïsme, fin connaisseur de la théologie musulmane, Abou Imrane Moussa ibn Maïmoun, exilé en Egypte et plus connu sous le nom de Moïse Maïmonide qui rédigea à la fin du XIIème siècle son Guide des Egarés en arave avant qu'il ne fût traduit en hébreu. Dommage pour le prétendu « long interdit théologique » évoqué par Georges Bensoussan... Quelques lignes plus haut, l'auteur attirait l'attention sur le fait qu'en Egypte, en 1927, « Les mesures d’arabisation (…) sont brutalement mises en œuvre afin de pousser les Juifs au départ ». L’arabe était au demeurant la langue des juifs égyptiens, mais ce que Bensoussan trouve insupportable c’est qu’un pays arabe exerce sa souveraineté en usant de sa langue. Suivant le même cheminement, au chapitre Un royaume déserté28, il semble s’offusquer qu’au Maroc nouvellement indépendant, Rabat ait interdit à l’Agence juive de poursuivre son activité29. Or, n’importe quel Etat souverain aurait sans nul doute interdit à une officine étrangère de mener une activité consistant à organiser le départ de ses ressortissants, à plus forte raison en pleine période de décolonisation.

Une « communauté juive bimillénaire »

A plusieurs reprises, Bensoussan emploie une expression somme toute révélatrice, à savoir celle de « communauté juive bimillénaire ». Laissant entendre qu’il se laisse guider par le récit mythologique de l’exode diasporique, il néglige dès lors le profond mouvement de prosélytisme judaïsant qui fut à l’origine de la présence des communautés juives du monde arabe et qui remonte à plus de 2000 ans, soit avant la destruction du Temple de Jérusalem par Titus. Au fond, les juifs du monde arabe ne sont présents dans le livre que sous la forme de caricatures. On ne peut passer sous silence cette parenthèse ouverte à propos de la Tunisie indépendante où « les Juifs furent peu à peu évincés des postes importants (sauf au ministère de l’Economie où il n’y avait guère de remplaçant musulman disponibles) »30 … Double cliché où les juifs se révèlent experts en économie et où les musulmans sont des incompétents. Quand ils ne sont pas incompétents, les Arabes sont présentés comme des antisémites viscéraux (voire des forces supplétives du IIIème Reich), violents, misogynes et tyranniques, exactement comme l’étaient les élèves d’origine maghrébine des Territoires perdus de la République et de Profs en territoire perdus de la République ? En revanche Bensoussan ne dit rien des politiques impérialistes consistant à s’appuyer sur des minorités afin de faire éclater les cadres politiques et sociaux traditionnels, au risque d’exposer ces mêmes minorités à de graves représailles dont furent victimes tant les chrétiens de Syrie que les Arméniens de Turquie. Ne cessant de renverser les réalités, il écrit à propos de la situation des juifs du monde arabe (à une période indéterminée) : « Quelle oppression fuyaient-ils pour se tourner aussi vers un Vieux Continent pourtant massivement antisémite ? »31. Non seulement les juifs arabes et maghrébins n’ont pas fui une oppression avant les indépendances et avant la création de l’Etat israélien (singulièrement avant la guerre de 1967), mais ils n’ont pas fui du tout, et certainement pas en direction d’une Europe qui s’était acharnée sur leurs coreligionnaires. La vraie question aurait pu être : quelle oppression fuyaient les juifs d’Europe pour se tourner vers une lointaine terre du Moyen-Orient ?

1 Georges Bensoussan, Les Juifs du monde arabe. La question interdite, Odile Jacob, janvier 2017.
2 Didier Daenninckx, Meurtre pour mémoire, Série Noire-Gallimard, 1983.
3 Jean-Luc Einaudi, La bataille de Paris - 17 octobre 1961, Seuil, 1991.
4 Victor Hugo, La légende de la nonne, Odes et ballades, éd. Hector Bossange, Paris, 1828, chantée par Georges Brassens.
5 Smaïn Laacher, présenté par G. Bensoussan comme un « sociologue algérien » exerce à l’Université de Strasbourg. Il n’emploie pas cette expression dans le film Profs en territoires perdus de la République ? annoncé par l’historien au micro de France-Culture. Il y déclarait : « Cet antisémitisme, il est quasi naturellement déposé sur la langue, déposé dans la langue, une des insultes des parents à leurs enfants quand ils veulent les réprimander, il suffit de les traiter de juifs, ça toutes les familles arabes le savent ».
6 G. Bensoussan, ibid. p. 25.
7 Emmanuel Brenner (alias Georges Bensoussan) dir., Les Territoires perdus de la République, éd. Mille et Une Nuits, 2002.
8 Profs en Territoires perdus de la République ? réalisé par Georges Benayoun, diffusé sur France 3 le 22 octobre 2015.
9 G. Bensoussan, ibid. p. 29.
10 G. Bensoussan, ibid. p. 29.
11 Emile Morinaud fut exclu du groupe radical-socialiste sous l’impulsion de Paul Faure.
12 Cité par Benjamin Stora in Les trois exils. Juifs d’Algérie, Stock, 2006.
13 Auteur du best-seller antisémite La France juive, publié par Flammarion en 1886 et réédité plus de deux-cents fois.
14 Tract du CNA pour les élections législatives de 1902. Cité par Laurent Joly, Antisémites et antisémitisme à la Chambre des députés sous la IIIe République, Revue d’histoire moderne et contemporaine 2007/3 (n° 54-3), p. 63-90.
15 A Alger, les quelques jeunes Arabes recrutés par Max Régis pour ses « youpinades » restèrent en marge et furent employés comme secondes mains.
16 Démagogue élu maire d’Alger en 1898 à la tête d’une « Liste antijuive ».
17 G. Bensoussan, ibid. p. 29.
18 Joshua Cole, Antisémitisme et situation coloniale pendant l'entre-deux-guerres en Algérie. Les émeutes antijuives de Constantine (août 1934), Vingtième Siècle, 2010/4, n° 108, p. 3-23.
19 G. Bensoussan, ibid. p. 64.
20 G. Bensoussan, ibid. p. 15.
21 Statut subalterne de « protégé » juif ou chrétien en territoire musulman.
22 G. Bensoussan, ibid. p. 15.
23 G. Bensoussan, ibid. p. 55.
24 Journal antisémite fondé par Edouard Drumont à la fin du XIXème siècle.
25 G. Bensoussan, ibid. p. 39.
26 G. Bensoussan, ibid. p. 43. L’Istiqlal était la principale organisation indépendantiste marocaine.
27 G. Bensoussan, ibid. p. 47.
28 G. Bensoussan, ibid. p. 110
29 Qui consistait à convaincre les juifs marocains de partir s’installer en Israël et à superviser leur départ.
30 G. Bensoussan, ibid. p. 45
31 G. Bensoussan, ibid. p. 58