« Les
choix politiques du Président sont dans la continuité de ceux de Jaurès »,
sous ce titre une vidéo, frappée du #Jaures2014, sur le site de l’Elysée (http://www.elysee.fr/videos/quot-les-choix-politiques-du-president-sont-dans-la-continuite-de-ceux-de-jaures-quot-jaures2014/).
Un sous-titre précise « déjeuner des historiens, spécialistes de
Jaurès », 16 avril 2014. La vidéo dure exactement 2, 02 mn. Le temps
semble compté pour ces historiens, reçus afin de préparer la visite
présidentielle à Carmaux, le 23 avril. Quatre intervenants apparaissent, représentant
deux associations tangentielles au Parti socialiste, la Fondation Jean Jaurès
(FJJ), la Société d’Etudes Jaurésiennes (SEJ). Rapportée au temps de la vidéo,
le temps de parole participe d’une forme extrêmement brève de l’exposition de
leur propos, confinant à l’ellipse. En soi, cette vidéo que l’on pourrait
facilement qualifier « d’épisode mondain » importe peu de prime abord
sur le plan de l’histoire dans son rapport au politique, d’autant que les
usages de la figure de Jaurès ont été largement scrutés, analysés[1].
Elle vaut seulement que l’on s’y attarde sous l’angle d’une stratégie de
communication qui évolue, et pourrait signifier, par l’Elysée, un nouvel avatar
de la figure jaurésienne.
Effets de montage
Sur les deux minutes de vidéo, quatre entretiens. Gilles
Finchelstein, directeur général de la FJJ introduit, rappelant « l’intérêt majeur pour l’histoire » du Président, et sa « connaissance approfondie de Jaurès ».
Interviennent ensuite les historiens, membre de la SEJ. Gilles Candar,
président de la SEJ, affirme l’évidence « d’une relation particulière [de François Hollande] avec Jaurès, qui est l’homme qui enracine
le socialisme » ; il s’interroge ensuite sur ce qu’il y a de
« jaurésien » chez le
Président, « sans doute le sens du
mouvement ». Une courte apparition de François Hollande, avec Vincent
Duclert de dos, précède le propos de Marion Fontaine qui rappelle « qu’il [François Hollande] vient d’un parti
dont le premier ancêtre est le Parti de Jaurès ». Henri Nallet,
président de la FJJ, rappelle l’inscription de François Hollande dans l’année
Jaurès, et affirme que ses choix politiques sont la continuité de Jaurès,
soulignant que « l’appel à la réforme
[de François Hollande] est un appel
tout à fait jaurésien ». La vidéo peut s’achever.
On le sait, depuis
Godard, le montage est une affaire de morale. Le choix qui se donne à voir ici
est double. Il est celui de très brefs propos, face caméra, dont la question
n’est jamais donnée, mais toujours inscrit dans la comparaison Jaurès/
Hollande. A ce jeu, le temps de parole des historiens de la SEJ est légèrement
plus court que celui des intervenants de la FJJ. Ces derniers donnent un ton un
tantinet plus politique : c’est au présent, partant de Hollande pour aller
vers Jaurès qu’ils s’expriment, quand Gilles Candar et Marion Fontaine
rappellent davantage Jaurès en son époque. Le qualificatif de
« jaurésien » fait pont entre ces deux blocs d’intervention quant, à
l’évidence, le terme de socialisme appartient au vocabulaire des historiens. La
seconde logique du montage tient donc à la succession des entretiens : FJJ
(Finchelstein) / SEJ (Candar) / SEJ (Fontaine) / FJJ (Nallet) où la séquence
centrale avec François Hollande, demandant aux historiens de l’éclairer sur le
« dossier Jaurès » vaut par la présence muette de Vincent Duclert sur
laquelle nous reviendrons.
Dans sa forme, la vidéo implique les modalités encadrant le
recours à l’historien « spécialiste de Jaurès » par l’Elysée.
François Hollande est un Président qui, par son intérêt majeur pour l’histoire,
sait s’adresser et surtout écouter les historiens spécialistes. Deux
compétences présidentielles s’affichent : celle de l’historien attentif à
la commémoration –comme au sens qu’il faudrait lui donner-, celle de l’écoute
ensuite. Brisons là pour la mise en scène de François Hollande. La seconde
modalité tient aux ressources mobilisées. Elles participent toutes de l’orbite
du PS, quoique s’articulant sur des registres différents. La SEJ, refondée en
1959 autour d’Ernest Labrousse, construit Jaurès comme objet historique ;
elle était auparavant une société d’amitiés fondée en 1915 sur le mode des
sociabilités socialistes. Après 1959, Jaurès devient à la SEJ un lieu à partir
duquel questionner l’histoire du mouvement socialiste, du mouvement ouvrier, en
décentrant le propos face à l’historiographie marxiste alors dominante. Jaurès
se construit là dans le face à face, comme le souligne la litanie des
colloques : Jaurès et la classe ouvrière, Jaurès et les intellectuels… Le
propos est historique, s’écrivant au rebours de la tentation mémorielle. La
FJJ, dont la fondation est plus récente (1994) allie à ce travail historique la
mémoire, apportant dans ce mouvement une tonalité plus politique puisque
présentifiant davantage Jaurès[2].
Cette présentification participe, dans la vidéo, d’une politisation renouvelée
de Jaurès en regard des enjeux politiques actuels. Histoire et mémoire
s’intriquent donc dans cette vidéo par les ressources mobilisées propres aux
PS. En soi, nous serions dans le registre ordinaire des références socialistes
à Jaurès dans l’enceinte partidaire entre histoire, mémoire, parti. Ceci à condition
d’un oubli, le lieu. Ici, la translation de Solferino à l’Elysée mérite
questions.
Jaurès à l’Elysée, outil de communication ?
On peut apprécier la vidéo de deux manières. La plus
expéditive la renvoie à sa brièveté qui la rend insignifiante, voire triviale.
Si, par son paratexte[3], elle
s’inscrit dans la logique commémorative de l’année Jaurès où l’Etat prend toute
sa part dans son soutien aux initiatives multiples[4].
Sa vision semble l’apparenter à une discussion d’après déjeuner, décousue,
rapide (trop) et sans doute caricaturale par la conclusion formulée par Henri
Nallet, au rebours de l’officialité du paratexte. Nous ne serions pas loin,
ici, de l’imaginaire républicain des banquets radicaux… On peut ainsi douter du
public qu’elle viserait, où à tout du moins s’interroger sur sa légitimité sur
le site de l’Elysée. Contre cette première lecture, on considèrera que cette
vidéo participe d’une stratégie de communication, dont quelques indices
permettent de jauger la logique, et le(s) public(s) cible(s), à la veille du
déplacement présidentiel à Carmaux.
Le premier de ces indices tient au surplomb socialiste des
entretiens par la SEJ, la FJJ. Ici Jaurès doit être questionné en regard de son
mythe et de son utilisation au sein du Parti socialiste. Il apparaît sur le
siècle écoulé comme une ressource dans les rapports du PS au pouvoir.
Néanmoins, dans l’eschatologie socialiste, cet usage de Jean Jaurès participe
de couple janusien : Jaurès/Guesde[5]
d’abord, Blum/Paul Faure[6],
puis Blum/Mollet, Mitterrand/Rocard enfin[7].
Toujours Jaurès se donne comme la part éclairée de ce rapport, il est également
dans le parti le symbole de l’unité et de la synthèse. Il est enfin
républicain. Tous ces éléments font sens dans une lecture contournée de
Hollande par Jaurès, tant dans les qualités prêtées à l’homme, que dans sa
politique éducative avec, par exemple, la morale laïque avancée par Vincent
Peillon, alors au MEN…
Cette lecture se heurte néanmoins à une absence, a priori, celui d’un envers janusien
de ce qu’il y’aurait de Jaurès dans Hollande. On ne peut alors s’empêcher de
penser à l’appétence de Manuel Valls pour Clemenceau[8],
et donc mezzo voce la reprise du débat de 1906 entre Jaurès, parlementaire
socialiste acquis à la cause de la grève ouvrière, et Clemenceau tout entier
focalisé sur l’ordre, imperméable à toute considération sociale, puisque
ministre de l’intérieur en exercice[9].
On retrouverait là la dichotomie propre au socialisme français dans le rapport
au pouvoir mais singulièrement renouvelée par son lieu d’élection -l’Elysée
contre naguère le Parti-, les figures -l’une socialiste, l’autre radicale donc
plus à droite, ce qui semblerait indiquer que le couple de l’exécutif subsume
l’ensemble de l’espace de gauche.
Le second de ces indices tient à l’insistance prêtée au
caractère jaurésien de Hollande. Sinon par l’appel, le rôle de tribun, ce
caractère semble davantage participer d’un style plus que d’un contenu. Sur ce
plan, revenir à la lecture qu’Amédée Dunois proposait du jauressisme aux
lendemains de la première guerre mondiale quand SFIO et SFIC se disputaient les
dépouilles du tribun avant sa panthonéisation, peut être éclairant. Soulignant
que Jaurès est ressource, au moins dans l’interrogation « Qu’est-ce
qu’aurait fait Jaurès ? », il définissait ainsi le jauressisme :
« C'est la tendance qui consiste à
concilier les contraires, à harmoniser les antagonismes, à pacifier, si j'ose
dire, la guerre civile, à parlementariser la lutte de classe[10](…)
le but final est plus ou moins sacrifié au mouvement ». La charge
porte la marque du contexte des années 20. Rapportée aux bribes d’entretiens,
elle souligne pourtant le Jaurès porté par la vidéo -l’homme d’un style,
du mouvement et de l’audace de la réforme- et son enjeu contemporain, la
question de la majorité parlementaire. A ce point, c’est l’absence de toute
référence au parlementaire qu’était Jaurès qui importe dans la vidéo, indiquant
sans doute le poids des institutions de la Ve République, et donc la nécessité
puisque Jaurès est à l’Elysée de réactualiser son mythe[11].
Cette logique de réactualisation de Jaurès appelle, pour les contempteurs de
gauche de la politique gouvernementale de retourner à Jaurès pour dénoncer ce
qu’il ya de faux dans l’argument de la continuité Jaurès/ Hollande : on
retrouve ici un Jaurès « révélateur des contradictions des gauches[12] »
que l’Elysée omettait.
Dernière indice enfin, signifié par la présence muette de
Vincent Duclert, un usage de Jaurès comme ressource éthique et républicaine,
porté par son opus La gauche devant
l’histoire. A la reconquête d’une conscience politique[13].
Une citation, tirée de cet essai de 2009, suffit à mettre en abyme la
vidéo : « L’histoire est la continuation
de la politique lorsque celle-ci n’est plus possible. La politique est la
continuation de l’histoire lorsque celle-ci est impossible (p
158). » Où l’on voit donc que Jaurès commémoré n’a d’intérêt qu’au présent
d’un discours visant à inscrire dans l’histoire des rapports des socialistes au
pouvoir le mandat de François Hollande. C’est là un Jaurès icône républicaine
qui se dessine, le socialisme appartient à une histoire révolue, du-moins ici,
puisque seuls les historiens usent de ce terme. Le discours de Carmaux à venir,
infléchira peut-être cette lecture, tout du moins participe-t-il, par le lieu,
de la thématique du choc. Ce fut celui de Jaurès se convertissant au
socialisme, c’était, dans la campagne de 2007, un lieu ressource, tirant Jaurès
à hue et à dia[14].
Vincent Chambarlhac
MCF Histoire,
Université de Bourgogne.
[1] Notamment
Laurence De Cock et alii, Comment Nicolas Sarkozy écrit l’histoire,
Marseille, Agone, 2008. Egalement, par l’un des protagonistes de ce déjeuner de
l4Elysée, Gilles Candar, Jaurès en campagne, http://ldh-toulon.net/Jaures-en-campagne-par-Gilles.html
[2] Pour une
introduction à ces sociabilités jaurésiennes, cf. Vincent Chambarlhac et alii
« Jaurès » In Histoire
documentaire du Parti socialiste, tome I, L’entreprise socialiste, Dijon, EUD, 2005, p 251-263.
[3] Le paratexte est, selon le Larousse,
l’ensemble des éléments textuels d'accompagnement d'une œuvre écrite (titre,
dédicace, préface, notes, etc.). Par ce terme nous désignons ici l’ensemble des
indications présentes sur la page de l’Elysée où figure la vidéo.
[4] http://jaures2014.org/
[5] Guesde, tout
comme Jaurès, est l’un des piliers de la fondation de la SFIO. Son oubli actuel
tient au refoulé de sa figure, toujours soupçonnée d’incarner, par son
marxisme, la révolution, et donc le communisme, quand Jaurès incarne la
réforme. Indiquer Jaurès tout en congédiant Guesde sur le siècle socialiste
suppose ainsi le choix de la réforme contre la révolution. Cette lecture
oublie, dans la logique même de la synthèse jaurésienne, l’unité affichée au congrès
de Toulouse (1908) entre réforme et révolution. Elle est donc la négation même
de l’esprit de synthèse de Jaurès et participe, mezzo voce, d’un discours sinon
de guerre froide, tout du moins d’un discours d’affrontement entre les partis
frères de gauche. L’intérêt est ici de souligner qu’à chaque fois que l’on se
réfère au Jaurès réformateur, cela se fait au prix de la négation d’une part de
l’historicité de sa pratique, sauf lorsque l’on accole à ce réformisme
l’épithète « radical ».
A cet égard, d’un point de vue historiographique, la lecture du n°30 de Mil neuf cent, singulièrement titrée
« Le réformisme radical. Socialistes réformistes en Europe (188061930)
vaut indice.
[6] Secrétaire
de la SFIO dans l’entre-deux-guerres, celui-ci incarne le patriotisme de parti
contre la tentation, et l’exercice du pouvoir, par la SFIO. Cf. Thierry Hohl, A Gauche ! La gauche socialiste.
1921/1947, Dijon, EUD, 2004.
[7] Alain
Bergounioux, Gérard Grunberg, L’ambition
et le remords. Les socialistes français et le pouvoir, Paris, Fayard 2005.
[8] Dans une
longue littérature, on citera ces articles les plus récents : Michel
Winock, L’autorité et la fermeté de Clemenceau, un modèle pour Valls, le Monde, 3/04/2014. Et Jean
Garrigues, De Clemenceau à Valls, le fluide d’autorité, Le JDD, 5/4/2014.
[9] On lira,
dans cette optique, la note de la Fondation Jean Jaurès du 30 août 2010
consacrée au rapport de la gauche et du pouvoir, et surtout le dialogue, par
textes interposés, entre Gilles Candar et Manuel Valls. http://www.jean-jaures.org/Publications/Essais/La-gauche-et-le-pouvoir.
[10] Amédée
Dunois, « Jaurès et le jauressisme », Bulletin communiste, 4 août 1921
[11] Sur ce
point, voir Marion Fontaine questionnant les Jaurès du XXe siècle, « Pourquoi
Jaurès ? », Cahiers Jaurès,
Société d’études jaurésiennes, n°200, avril/ juin 2011.
[12] http://matthieulepine.wordpress.com/2014/04/19/non-hollande-ne-sinscrit-pas-dans-la-continuite-de-jaures/
[13] Vincent
Duclert, La gauche devant l’histoire. A
la reconquête d’une conscience politique, Paris, Seuil, 2009. Pour une
lecture critique, http://www.lours.org/?pid=673.
[14] Vincent Chambarlhac, « Jaurès en campagne
(Septembre 2006-Avril 2007) », Recherche
socialiste, n° 39-40, 2007.
Cette petite vidéo pose un vrai problème politique. Je ne suis pas un spécialiste de Jaurès, simplement un amateur qui apprécie sa pensée. La politique actuellement menée ne plairait certainement pas à Jaurès aujourd'hui. Cet orateur dynamique et avenant est en opposition avec l'image de "force tranquille" (reprise à un autre président socialiste) que François Hollande veut se donner. La bonhomie du caractère, un certain humour, peut permettre de faire quelques comparaisons flatteuses, mais c'est secondaire par rapport à la récupération médiatique et politique d'une figure historique souvent déconnecté de son époque, de son contexte. C'est cela le plus préoccupant à mon sens. Utiliser le passé pour en tirer les leçon dans le présent, c'est important, voir parfois nécessaire. En revanche, instrumentaliser le passé à des fins politiques (quelque soit le bord) est assez choquant. Mais ce n'est que mon avis, et peut être que je me trompe.
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